dimanche 16 février 2020

Corrigé d'une explication des Seconds Analytiques d'aristote sur l'universel et la démonstration

Sujet
Expliquer le texte suivant :
L’universel, ce qui s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n’est ni une chose déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout. Puisque donc les démonstrations sont universelles, et que les notions universelles ne peuvent être perçues, il est clair qu’il n’y a pas de science par la sensation. Mais il est évident encore que, même s’il était possible de percevoir que le triangle a ses angles égaux à deux droits, nous en chercherions encore une démonstration, et que nous n’en aurions pas (comme certains le prétendent) une connaissance scientifique : car la sensation porte nécessairement sur l’individuel, tandis que la science consiste dans la connaissance universelle. Aussi, si nous étions sur la Lune, et que nous voyions la Terre s’interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne saurions pas la cause de l’éclipse : nous percevrions qu’en ce moment il y a éclipse, mais nullement le pourquoi, puisque la sensation, avons-nous dit, ne porte pas sur l’universel, ce qui ne veut pas dire que par l’observation répétée de cet événement, nous ne puissions, en poursuivant l’universel, arriver à une démonstration, car c’est d’une pluralité de cas particuliers que se dégage l’universel.
AristoteOrganon, Seconds analytiques (IV° siècle av. J.-C.)

[Livre I, chapitre 31, 87b-88b]

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.


Corrigé

On associe l’idée de science avec celle de découverte de réalités qui sont par ailleurs accessibles. Or, ces dernières, nous les percevons. La perception ou sensation est-elle science et si non, comment définir la science ?
Tel est le problème que résout Aristote dans cet extrait de son Organon, plus exactement dans les Seconds Analytiques. Le philosophe veut montrer qu’il n’y a de science que de l’universel ce qui exclut la perception.
Or, si tel est le cas, comment rendre compte de l’insertion de la science dans le réel ? Faut-il penser qu’il y a quelque chose dans le réel qui échappe radicalement à la science ?
Nous verrons d’abord en quoi la démonstration ne porte pas sur la sensation qui nous fait connaître l’individuel. Puis en quoi la démonstration est nécessaire pour qu’il y ait science. Et enfin, que la connaissance de la cause fait la connaissance qui provient de l’induction.


L’extrait commence par une définition de l’universel, à savoir qu’il est ce qui vaut pour tous les cas. Or, on peut l’entendre en deux sens. Soit est universel ce qui vaut pour tout ce qui existe, soit pour un ensemble de réalités. Il est clair que dans le premier cas il n’y aurait qu’un terme universel dont on ne pourrait strictement rien démontrer puisqu’il serait plus large que tous les autres termes. Il faut donc entendre universel ici au sens logique, c’est-à-dire comme ce qui s’oppose à particulier, voire à singulier. Ainsi “l’homme” est universel pendant que “Socrate” est particulier. Par contre, “philosophe” est universel mais moins qu’“homme” qui lui-même est moins universel qu’“animal”.
De l’universel, Aristote affirme qu’il n’est pas possible de le percevoir. Ce qui revient à dire qu’on ne peut que le concevoir. Pour le montrer, Aristote nie que l’universel soit une chose déterminée et il nie qu’il se situe en un temps donné. Cette double négation se réfère aux conditions de la perception. On perçoit une chose déterminée, par exemple Socrate. Par contre, on ne peut percevoir l’homme. De même on perçoit Socrate à tel moment alors qu’homme n’est d’aucun temps donné. Aussi Aristote précise-t-il que l’universel est toujours et partout, ce qui revient à dire qu’il est de tout temps et qu’il se situe dans toutes les réalités auxquelles il s’applique. Le concept de triangle n’est d’aucun temps, ni d’aucun lieu. On peut dire alors que ce qu’Aristote nomme universel doit se distinguer de l’Idée ou de la Forme selon Platon dans le livre V de La République. En effet, pour le maître de l’Académie, hors des réalités sensibles que nous percevons se trouve les réalités intelligibles. Son ancien élève, lui, conçoit l’universel comme se trouvant dans les choses elles-mêmes. Dès lors, on peut considérer qu’il est une abstraction.
Le sens de cette distinction est de montrer l’impossibilité pour la sensation, c’est-à-dire la saisie de l’individuel par au moins un des cinq sens, d’être un savoir. Il n’y a pas lieu dans cet extrait de distinguer sensation et perception. Aristote s’appuie sur le présupposé que savoir, c’est démontrer. Il pose donc comme prémisse que les démonstrations sont universelles. Il faut comprendre non pas que toutes les prémisses d’une démonstration sont universelles, mais qu’il y en a au moins une, sans quoi on ne peut rien démontrer. Si je dis que “quelques hommes sont mortels” et que “quelques philosophes sont des hommes”, rien ne me permet d’en conclure que “quelques philosophes sont mortels”. Par contre, si je pose que “tous les hommes sont mortels”, et que “quelques philosophes sont des hommes”, j’en déduirai nécessairement que “quelques philosophes sont mortels”.
Disons que pour l’instant, on ne voit pas trop en quoi la science ou connaissance démonstrative permettrait de connaître la réalité intégralement. Il semble que ce qui se donne à la perception, à savoir l’individuel lui échappe. Dès lors, n’est-il pas nécessaire d’admettre à côté de la démonstration une autre connaissance, à savoir justement celle que donne la perception ? Et si oui, comment est-elle possible ?

Dans un second temps, Aristote propose un argument a fortiori. Il s’appuie sur un exemple fictif, à savoir la perception d’une propriété du triangle qui se démontre habituellement selon laquelle la somme de ses angles est égale à 180° ou deux droits. Cette perception ne suffirait pas pour qu’il y ait science. Pourquoi ? La raison en est que la sensation porte sur l’individuel. Autrement dit, si je percevais la dite propriété sur un triangle, rien ne me permettrait d’affirmer que la même propriété se retrouve dans les autres triangles. À supposer que je le perçoive plusieurs fois, je ne saurais alors si la dite propriété se retrouve pour les autres triangles.
On comprend pourquoi Aristote refuse la thèse selon laquelle la sensation est une connaissance, thèse qu’il attribue à des auteurs dont il ne donne pas les noms [on peut penser aux sophistes, notamment à Protagoras en se référant au Théétète de Platon où est réfutée la thèse selon laquelle la connaissance est sensation, thèse référée à Protagoras]. Or, la sensation nous donne bien une certaine connaissance, à savoir que les choses sont. En outre, la sensation nous permet d’attribuer à la chose certaines caractéristiques. Et l’on peut dire avec Bergson dans La pensée et le mouvant, (chapitre V La perception du changement), que sans la perception, nous ne pourrions strictement rien connaître. C’est qu’en effet, si un concept n’est qu’une abstraction, il faut bien à un moment ou un autre que nous entrions en contact avec le réel, et tel est le rôle de la perception. Pourquoi donc lui refuser le statut de connaissance, s’il est vrai justement que la connaissance vise le réel ?
C’est finalement qu’Aristote identifie la science avec la connaissance universelle. Il faut donc comprendre que grâce à la démonstration, je peux attribuer à l’objet perçu ses caractéristiques avec certitude alors que sans cela, je resterai dans une sorte de doute. En effet, la démonstration permet d’appliquer à l’objet particulier qui tombe sous elle sa caractéristique de façon nécessaire et non de façon contingente comme dans la perception. Quel que soit le triangle, il a bien la propriété d’avoir ses angles égaux à deux droits une fois que je l’ai démontré.  Dès lors, même si la sensation permet de savoir qu’une chose est, elle ne permet pas de savoir ce qu’elle est et à plus forte raison, de façon nécessaire.
Reste toutefois à déterminer l’articulation entre la sensation ou perception et la démonstration. Car, comment les relier ? Par laquelle commencer ? La démonstration ne reste-t-elle pas comme suspendue en l’air ?

Aristote prend une situation fictive pour son époque, à savoir être sur la Lune. Il conçoit alors la Terre entre la Lune et le Soleil. Il y aurait éclipse. Mais justement, cette interposition, qui est la cause réelle, n’est pas perçue comme la cause du phénomène. En effet, Aristote renverse la perception qui a lieu sur Terre où, dans l’éclipse de Lune, on ne voit plus qu’une réflexion de la forme de la Terre sur la Lune, situation dont il use dans le Traité du Ciel (II, 14) comme preuve empirique de la sphéricité de la Terre. Le voyageur sur la Lune pourrait tout aussi bien croire que c’est la Terre qui s’est éteinte ou expliquer autrement le phénomène. Que signifie alors le terme de connaissance ?
Il faut pour qu’il y ait connaissance établir quelle est la cause du phénomène. Or, la simple sensation, ou la perception, ne nous dit pas pourquoi le phénomène a eu lieu, mais uniquement qu’il a eu lieu. En outre, pour qu’on puisse parler de cause, encore faut-il que le lien ne soit pas de simple contiguïté dans l’espace et le temps, il faut aussi que la connexion soit nécessaire. Or, la question se pose à nouveau : comment lier les propositions universelles qui constituent la démonstration avec le réel ?
La solution que propose finalement Aristote à la fin du texte consiste à dire que c’est la répétition de l’observation, c’est-à-dire d’une perception attentive, qui permet d’accéder à l’universel. On reconnaît là le procédé que le philosophe lui-même définit dans Les Topiques (I, 12, 105a13-14) : « L’induction, c’est le passage des cas particuliers à l’universel. » Il faut comprendre que c’est grâce à l’induction qu’on forme l’universel qui va servir à la démonstration. Et tel est le procédé qui permet selon Aristote de constituer les points de départ des démonstrations (cf. Premiers Analytiques, II, 23, 68b). Dès lors, il est possible par démonstration de connaître les causes des réalités que nous percevons puisque la vérité des prémisses est donnée par l’induction.
Or, l’objection qu’on ne peut manquer de faire alors c’est que l’induction ne nous donne aucune certitude. D’abord parce que la répétition de cas particuliers, quelques nombreux qu’ils soient, ne prouve pas que les cas semblables se reproduiront. L’exemple classique est celui de la proposition « Tous les cygnes sont blancs » qui paraissait vraie jusqu’à ce qu’on découvre des cygnes noirs en Australie au xviii°. Aussi, dans la mesure où les prémisses données par l’induction ne sont jamais vraiment universelles, soit la démonstration demeure hypothétique, soit il faut admettre que la perception donne un véritable savoir qu’il faut alors définir tout autrement. On pourrait par exemple avec Bergson dans La pensée et le mouvant, considérer que la perception, surtout lorsqu’elle n’est pas utilitaire, c’est-à-dire celle du peintre comme Corot ou Turner, nous livre le réel dans sa plénitude alors que la démonstration n’en donne qu’un squelette abstrait dont la vérité est douteuse. Ensuite parce qu’il faut admettre l’induction comme principe comme l’a fait Russell dans les Problèmes de philosophie (chapitre 6 L’induction, 1912) pour pouvoir généraliser. Dans ce cas, en multipliant les cas, on augmente la probabilité mais on n’atteint jamais la certitude. Et enfin, parce qu’on pourrait même user contre Russell d’un de ses cas, celui du poulet qui s’attend à être nourri par le fermier le jour où ce dernier lui tord le cou. Il est clair que nous sommes dans le même cas. Aussi n’est-il pas possible de se fier à l’induction, même si certaines de nos connaissances paraissent bien prouvées. L’immobilité de la Terre paraissait vraie lorsque Galilée (1564-1642) l’ébranla à jamais.


Sur quoi porte la science s’est-on demandée avec Aristote dans les Seconds analytiques. On a vu comment le philosophe tente de montrer qu’il n’y a de science que de l’universel car là se situe la possibilité de la démonstration et donc selon lui de la connaissance des causes. Or, si la perception est exclue, la science semble mettre hors de son domaine ce qui paraît être la source du réel. Sauf à souscrire à la théorie platonicienne des Formes qui permet de donner un objet à la science, mais qui rompt avec le réel tel qu’il nous apparaît, elle paraît ne pas en avoir ou plutôt ne s’en tenir qu’à des abstractions. La solution d’Aristote selon laquelle c’est l’induction qui assure le passage des objets perçus aux démonstrations de la science, pour élégante qu’elle soit, repose sur une notion problématique. Car, le passage des particuliers à l’universel avons-nous montré n’est ni légitime, ni même source de certitude. La science paraît alors reposer sur un principe bien peu fiable.
N’est-ce pas qu’il faut renoncer à lui donner une certitude qu’elle n’a pas ?