jeudi 23 janvier 2020

Corrigé d'une dissertation : Le souci d'objectivité interdit-il à l'historien de porter des jugements ?

Dans ses Mémoires d’outre-tombe (posthume 1849-1850), Chateaubriand (1768-1848), partisan de la monarchie, fait un portrait à charge de Danton (1759-1794), qu’il qualifie de « Hun à taille de Goth », de « procureur lubrique et cruel » (livre IX, chapitre 4) [1] révolutionnaire, républicain, un des artisans de la chute et de la mort de Louis XVI.
Aussi considère-t-on habituellement qu’il faut être neutre pour être objectif et donc ne pas juger. A fortiori, l’historien. Son domaine d’études est le passé de la vie humaine en société. Il a selon le sens étymologique du nom de sa discipline à reconstituer le passé en cherchant les preuves de ce qu’il avance. Aussi son point de vue doit-il être éliminé pour se concentrer sur ce qui s’est passé comme cela s’est passé.
Or, les faits humains sont mêlés de jugements de valeur, moraux ou esthétiques, qu’il paraît difficile, voire impossible de négliger pour relater les actions humaines.
Dès lors, on peut s’interroger : le souci d’objectivité interdit-il à l’historien de porter des jugements, moraux ou esthétiques, ou bien peut-il juger et à quelles conditions ?
L’historien doit rester neutre ou ne pas prendre parti, cela ne lui interdit pas de tenir compte et de juger à l’intérieur de la culture donnée, voire à porter des jugements lorsqu’il s’agit de faits à valeur universelle.


L’historien doit reconstituer le passé humain. Pour cela, il s’appuie sur des documents qui sont fondamentalement des écrits, voire des monuments, outils, objets, détritus, traces diverses. Comme le montre la préhistoire, l’absence d’écrits rend la compréhension du passé humain assez difficile et dans certains cas impossibles. Que comprendrions-nous des images religieuses dans les Églises sans la Bible et les commentaires des théologiens comme saint Augustin ? Autant qu’un voyageur sidéral qui s’en ferait une idée sans pouvoir lire pour reprendre une expérience de pensée de Leroi-Gourhan (1911-1986) dans Les religions de la préhistoire (1964). Or, pour reconstituer les textes qui donnent accès à la dimension historique de l’existence humaine, il est nécessaire de ne pas y transporter ses propres préjugés. C’est en ce sens qu’il ne faut pas juger pour être objectif. C’est pour cela que Rousseau a écrit dans l’Émile (1762) que « Les pires historiens (…) sont ceux qui jugent. ». Mais, comment ne pas juger puisqu’il faut bien choisir dans les documents ?
En effet, comme l’historien allemand Léopold Von Ranke (1795-1886) l’a soutenu selon l’analyse d’Hannah Arendt dans « Le concept d’histoire » de La Crise de la culture, l’historien doit s’abstenir de jugement, autrement dit de faire l’éloge ou de blâmer les faits, et se faire en quelque sorte oublier pour être objectif. Concernant le jugement, il faut entendre le jugement moral, voire esthétique. Je puis décrire une action sans dire si elle est bonne ou mauvaise. Par exemple, je peux décrire l’esclavage antique sans juger qu’il est immoral. Il est plus difficile par contre de s’abstenir de jugement quant aux faits. En effet, dans la masse de données, l’historien doit choisir. Il doit donc intervenir dans la sélection des documents. Comment évitera-t-il dans ses choix d’orienter et donc de présenter sous un certain jour les faits ? C’est pourquoi Rousseau dénonçait des historiens qui modifient la réalité des faits dans l’Émile. Dès lors, l’historien ne pouvant pas choisir, l’objectivité totale apparaît impossible. Dès lors, il paraît d’autant plus évident que le souci d’objectivité interdit à l’historien de porter des jugements de quelque nature qu’ils soient.

Cependant, une pure neutralité, à supposer qu’elle soit possible, impliquerait de mettre sur le même plan les grandes actions ou les grandes œuvres des hommes et les actions et les œuvres les plus basses ou les plus plates. Elle impliquerait un relativisme conduisant finalement à un manque d’objectivité. Aussi, comment juger le passé humain tout en étant objectif ? L’historien ne doit-il pas s’interdire de porter des jugements même s’ils sont nécessaires faute de critères universels ?


Dans la mesure où il reconstruit le passé, l’historien peut corriger au fur et à mesure ses hypothèses en les confrontant aux documents qu’il découvre. Plus précisément, toute histoire dans la mesure où elle est enquête, repose sur des problèmes à résoudre. Lorsqu’on n’enquête pas, c’est qu’on croit savoir. Et dès lors, on ne recherche pas. Et comme l’historien doit retrouver un passé qui, même s’il est le sien, est celui d’un monde culturel à lui inconnu – encore une fois car sinon il n’y aurait pas de recherche – il peut, à l’instar du physicien, chercher à falsifier ses hypothèses. C’est ainsi que les jugements qu’il ne peut pas ne pas porter sur les actions des hommes sont porteurs de ses propres valeurs ou plutôt des valeurs de sa culture. Il ne peut pas ne pas découvrir les valeurs des autres cultures. Ne peut-il pas alors juger, non pas d’après ses valeurs, mais d’après les valeurs des autres ?
Il peut en effet juger des actions des hommes du passé, non pas avec ses propres valeurs, mais avec les leurs et en tenant compte de leur différence. On peut ainsi avec Raymond Aron dans sa préface à l’ouvrage de Max Weber, Le savant et le politique, soutenir que l’objectivité exige de distinguer entre ce qui est grand et ce qui est pâle imitation. Comment mettre sur le même plan, La Vierge, l’enfant Jésus et Sainte Anne (1503-1519) de Léonard (1452-1519) et Vierge à l’Enfant avec sainte Anne, saint Joseph et petit saint Jean-Baptiste (~1530) de Bernardino Luini (~1485-1532), un de ses disciples, qui, manifestement, a copié le carton de Londres tout en ajoutant son saint Joseph ? Par contre, il serait absurde de vouloir comparer un temple indou avec une cathédrale gothique et de juger la seconde supérieure au premier. C’est qu’un historien indien jugerait peut-être inversement. Il peut et même doit par contre se rendre au jugement relatif à Léonard et à Luini pour peu qu’il fasse sérieusement l’enquête. Dans ce cas, c’est manquer à l’objectivité que de ne pas faire le bon jugement puisqu’il exprime une dimension qui appartient au fait à qui appartient une certaine valeur indépendamment du point de vue.

Néanmoins, si on limite l’interdiction des jugements pour l’historien aux comparaisons entre les cultures afin qu’il soit objectif, on peut réduire à l’infini la taille des cultures. On réputera incomparable deux moments de l’histoire, voire deux régions d’un même pays et ainsi de suite. On en revient donc à l’interdiction de juger. Faut-il alors renoncer à toute possibilité de juger au risque de rendre certaines descriptions et analyses strictement impossibles ou bien faut-il et dans quelle mesure admettre que des jugements universels soient possibles ?


Il faut donc faire un pas de plus et considérer qu’un jugement de valeur universel est possible qui ne nuit pas à l’objectivité de l’historien, au contraire s’il est vrai que l’universalité est un critère de l’objectivité. Léo Strauss (1899-1873) en donne un exemple frappant dans Droit naturel et histoire (1953). Il mentionne une description d’un camp de concentration prétendument objective au sens habituel de neutre moralement. Il faudrait non seulement présenter les faits mais également les motifs des différents acteurs sans jamais prononcer le mot de cruauté. Il fait remarquer à juste titre que l’absence de termes exprimant la cruauté impliquerait que la description du camp de concentration serait une satire féroce dont le sens d’ailleurs resterait obscur. On peut ainsi s’interroger sur la proposition que fait un médecin au personnage de Sophie dans le film, Le choix de Sophie. À son arrivée à Auschwitz, il la somme de choisir lequel de ses deux enfants va être gazé. La peur de voir les deux mourir la conduit à choisir sa fille. Si j’évite de parler de sadisme au sens ordinaire, il est clair alors que j’approuve le médecin. De tels jugements ne sont nullement propres à un camp mais ont une valeur universelle. Or, comment l’établir ?
On peut avec Kant dans la deuxième section du Conflit des facultés (1798) faire remarquer qu’il y a des événements qui amènent à des jugements d’approbation universels au moment même où ils se produisent. Il faisait référence à la révolution française et à son effet sur les spectateurs qui, par définition, étaient désintéressés. Aussi leur enthousiasme prouvait qu’il voyait dans l’événement, sa grandeur, notamment sa valeur morale pour l’humanité. De même, la chute du mur de Berlin en novembre 1989 a aussi provoqué un enthousiasme ou à l’inverse, les attentats du 11 septembre contre les tours jumelles de New York ont produit une certaine fascination horrifiée. Si donc les spectateurs des événements ne peuvent pas ne pas les juger pour en rendre compte, il est clair que l’historien doit juger en toute impartialité et que c’est la condition de l’objectivité dans la mesure où les faits humains ne sont pas séparables des valeurs qu’ils expriment. Ces valeurs, lorsqu’elles ont une portée universelle, peuvent donner lieu à un jugement universel. Et ce jugement peut s’entendre d’une autre culture. Les sacrifices humains si fréquents dans la culture Aztèque ne peuvent pas ne pas être considérés comme la manifestation d’un goût du sang particulier à cette culture.


En un mot, disons que le problème était de savoir si pour être objectif l’historien doit s’interdire de juger ou non et dans un tel cas dans quelles conditions. Si la neutralité paraît bonne par rapport aux préjugés, elle ne constitue pas la condition de l’objectivité pour l’historien. C’est que les faits historiques sont imprégnés de valeurs. L’historien ne doit pas seulement les décrire. Il doit pour être objectif les prendre en compte et juger de leur plus ou moins grande réussite. Mais il ne doit pas s’en tenir à une sorte de neutralité. Il doit juger selon des principes universels des faits humains, sans quoi, loin d’être objectif, il se montre partial à cause de sa neutralité même. L’impartialité de l’historien exige justement qu’il porte des jugements à partir de principes universels.


[1] Voici le contexte :
Les scènes des Cordeliers, dont je fus, trois ou quatre fois le témoin, étaient dominées et présidées par Danton, Hun à taille de Goth, à nez camus, à narines au vent, à méplats couturés, à face de gendarme mélangé de procureur lubrique et cruel. Dans la coque de son église, comme dans la carcasse des siècles, Danton, avec ses trois furies mâles, Camille Desmoulins, Marat, Fabre d’Eglantine, organisa les assassinats de septembre. Billaud de Varennes proposa de mettre le feu aux prisons et de brûler tout ce qui était dedans ; un autre Conventionnel opina pour qu’on noyât tous les détenus ; Marat se déclara pour un massacre général. On implorait Danton pour les victimes : “Je me f... des prisonniers”, répondit-il. Auteur de la circulaire de la Commune, il invita les hommes libres à répéter dans les départements l’énormité perpétrée aux Carmes et à l’Abbaye.

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