jeudi 2 janvier 2020

Correction d'une explication de texte de Bergson sur la fonction sociale de l'idée et du mot

Sujet
Expliquer le texte suivant :
L’homme est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière, avec cette différence pourtant que la fourmi possède les moyens tout faits d’atteindre le but, tandis que nous apportons ce qu’il faut pour les réinventer et par conséquent pour en varier la forme. Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage n’est pas une convention, et il est aussi naturel à l’homme de parler que de marcher. Or, quelle est la fonction primitive du langage ? C’est d’établir une communication en vue d’une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c’est l’appel à l’action immédiate ; dans le second, c’est le signalement de la chose ou de quelqu’une de ses propriétés, en vue de l’action future. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu'il signale sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même, comme nous le disions, quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à tirer, de la même action à faire, suscitera le même mot. Telles sont les origines du mot et de l’idée.
Bergson, La pensée et le mouvant, 1934

La connaissance de la doctrine de l'auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé
On admet souvent que le langage sert à communiquer ou à exprimer les idées que nous avons. On admet parfois à la réflexion que c’est grâce au langage que nous avons des idées. Mais les idées que le langage rend possible, quelle en est la nature ? Sont-elles des représentations des choses comme on le pense d’habitude ? Ou bien ces idées n’ont-elles pas une fonction simplement sociale comme le langage lui-même ?
Tel est le problème que Bergson résout dans cet extrait de son ouvrage La pensée et le mouvant publié en 1934. Bergson veut montrer que les idées comme les mots sont inventés sur la base d’une faculté naturelle qui nous permet de remplir notre fonction sociale, de sorte que, ni les mots ni les idées que nous avons n’ont pour vocation première de nous permettre de nous représenter en vérité les choses.
En quoi peut-on donc soutenir que le langage est naturel ? Quelle sa fonction première ou bien a-t-il diverses fonctions ? Est-il possible de concevoir que le mot et l’idée aient la même origine ?


La diversité des langues amène à penser que les mots sont inventés. C’était déjà une thèse dans l’antiquité. Le montre le Cratyle de Platon où un des personnages du dialogue, Hermogène, soutient cette thèse. On lui a opposé, comme le personnage éponyme du dialogue du Platon, que le mot est naturel en ce qu’il signifie une chose et une seule, et de façon non arbitraire, quelle que soit la langue.
À cette antique opposition, Bergson répond dans le premier moment de cet extrait en partant du caractère social de l’homme. Il permet à Bergson de comparer l’homme à la fourmi qui est un vivant social. Or, pour la fourmi comme pour l’homme, le but est de vivre en société, donc d’avoir un rôle déterminé et un rôle qui permette à la société de se perpétuer. Partant de ce principe, Bergson note la différence, à savoir que chez la fourmi, les moyens mis en œuvre sont donnés. C’est donc dire que ses organes et sa communication ont un fonctionnement inné : c’est ce qu’on nomme l’instinct. Ainsi chez certaines fourmis il y a des ouvrières et des soldats qui sont physiologiquement distinctes. Par contre, chez l’homme, les moyens sont inventés. C’est le cas notamment des outils. L’homme, par la technique, crée les moyens de sa vie sociale. La fonction de chaque individu n’est pas innée.
Bergson en tire la conséquence en ce qui concerne le langage. On doit comprendre implicitement que le langage fait partie des moyens qui permettent à l’individu de tenir son rôle social. Chez les insectes sociaux, il y a des signaux innés. Bergson considère donc légitime de penser que leur “langage” est naturel comme leurs “langues”, c’est-à-dire leur système de signaux, sont naturelles.
Il n’en va pas de même chez l’homme. Il y a bien différentes langues inventées en quelque sorte. Elles ne sont pas naturelles mais conventionnelles. Par convention, il faut entendre quelque chose d’inventé et sur lequel une collectivité s’accorde. Mais soutient Bergson, le langage, entendu comme la faculté d’utiliser les mots, est une faculté naturelle. Pour préciser sa pensée, Bergson compare le fait de parler au fait de marcher. La bipédie est bien naturelle chez l’homme en ce sens qu’il est constitué physiologiquement pour marcher. Il n’en reste pas moins vrai que chaque homme apprend à marcher : ce qui est acquis. De même chacun apprend une langue. Il est clair que la comparaison pêche par un côté en ce sens que tous les hommes marchent à peu près de la même façon alors que les langues semblent franchement différentes.

Dès lors, ne peut-on pas les rapprocher quant à leur fonction ? Y a-t-il une fonction fondamentale du langage ou bien y en a-t-il plusieurs ?


Bergson pose qu’il y a une fonction du langage qu’il nomme primitive. Par là il faut entendre une fonction qui est première au double sens de première dans le temps et de première quant à l’essence du langage. En effet, Bergson l’a liée à la vie sociale. Parler est donc une fonction qui est d’abord liée à la vie en société.
C’est pour cela que cette fonction du langage est définie comme communication. On peut l’entendre au double sens du terme. D’une part, la communication, c’est produire un effet sur un autre en émettant un message, un tel effet pouvant être simplement de faire parvenir une information. D’autre part, la communication, c’est partager selon le sens étymologique. Dès lors, si le langage provient de l’être social de l’homme, il est d’abord communication. Cette conception semble conforme à la conception commune. Pourtant celle-ci consiste à penser que le langage est communication des idées que possède par ailleurs et de façon propre l’individu. Telle n’est pas la conception bergsonienne.
En effet, cette communication n’est pas sa fin : elle réside dans la coopération. Il faut entendre ce dernier terme comme le fait d’opérer ensemble, c’est-à-dire de faire ensemble ou de travailler avec les autres. Ce qui implique que chacun ait un rôle, une place définie, bref, que le travail ou les tâches soient divisés. Dès lors, comme ce travail ou ces tâches sont elles-mêmes créées ou inventées, il faut bien une langue tout aussi inventée qui permettent aux membres de la société de se comprendre pour que chacun joue son rôle social. Bref, la diversité des langues s’explique ainsi par l’inventivité des moyens que les hommes mettent en œuvre pour vivre en société.
Or, on peut par le langage faire autre chose que communiquer pour agir. On peut s’exprimer, soit dire ce qu’on ressent ou pense. On peut prendre contact avec quelqu’un d’autre. On peut décrire un état de choses. On peut faire de la poésie voire comme Bergson le fait : on peut parler du langage en l’utilisant. Bref, ces autres fonctions que nous empruntons à l’analyse de Jakobson (1896-1982) dans ses Essais de linguistique générale, respectivement les fonctions expressive, phatique, cognitive, poétique et métalinguistique, semblent aussi essentielles que la simple communication pour agir.
Bergson prévient en quelque sorte l’objection en donnant deux possibilités : donner des ordres (la fonction conative de Jakobson, celle qui s’adresse au destinataire) ou avertir (la fonction cognitive de Jakobson). Ce qu’il traduit par prescrire et décrire. S’il est vrai que donner un ordre, c’est bien prescrire, l’équivalence entre avertir et décrire est moins évidente. Aussi veut-il montrer que dans les deux cas, il s’agit de préparer l’action avec les autres. En effet, la prescription vise à agir immédiatement, non pas en ce sens qu’il s’agit d’agir sur le champ, mais au sens où la prescription indique comment agir et sur quelle action mettre en œuvre. L’avertissement ou la description consiste en une action médiate. Comment ? En ce sens que le destinateur indique au destinataire ce qui permet de reconnaître la chose ou certains de ses prédicats afin qu’il puisse agir sur elle.
Bergson peut alors indiquer les différentes institutions où opère le langage. L’industrie tout d’abord où parler est bien utilisé pour produire avec d’autres. Elle appartient au sens large à toute société qui implique que les hommes produisent en commun les moyens de leur vie. Le commerce ensuite, qui permet d’échanger les produits fabriqués, renvoie à une nécessité dans toute société dans la mesure où il y a une division des tâches. Et comment ne pas parler pour s’entendre sur les équivalences entre différents objets dans le cas du troc ou sur les prix ? L’armée enfin où il s’agit de défendre ou d’accroître la puissance d’une société au dépend ou contre d’autres sociétés. Cette dernière fonction apparaît nécessaire s’il est vrai qu’il y a une part de convention dans toute société humaine et que par conséquent l’unité de la société implique sa différence et son opposition avec les autres. L’ordre et la description de ce qu’il faut faire sont essentiels dans l’organisation militaire. Avec ces trois fonctions, c’est la société qui est implicitement décrite. Bergson généralise alors : tout usage du langage est social. C’est dire que l’expression n’a pas d’autre sens dans un premier temps : le sujet s’apprend à lui-même ce qu’il veut faire. S’exprimer, ce serait alors communiquer à soi-même. De même, le contact n’a de sens que par rapport à la coopération. Toutes les fonctions du langage peuvent donc se ramener à la fonction primitive telle que l’entend Bergson, à savoir assurer à l’individu l’insertion dans son rôle social.

Reste que pour donner un ordre, pour avertir, encore faut-il que le langage représente la réalité. Dès lors, sa fonction première n’est-elle pas de représenter plutôt que de communiquer ? Sinon, comment comprendre les représentations qui appartiennent à chaque langue ?


Bergson, en effet, pose que le langage ne décrit pas les choses en elles-mêmes si on peut dire mais décrit des choses qui sont celles de la perception humaine. Et effectivement, cela semble assez évident. Pourtant, cette perception, soutient-il, est elle-même liée au travail humain. Autrement dit, la perception ne nous donne pas les choses en tant que telles, mais ce qui dans les choses s’offrent à notre œuvre. Aussi le langage sert-il à fixer les prédicats des choses qui servent à l’action. Qu’est-ce à dire ?
Bergson précise alors ce qui caractérise le mot. Faisant fond sur le fait qu’un mot – abstraction faite du nom propre – désigne une multiplicité de choses, l’auteur indique que ce regroupement se fait en fonction des actions possibles. Autrement dit, la synthèse qu’est toute perception, qui délimite des objets différents les uns des autres, a pour source l’action humaine. À partir de là, l’esprit humain a tendance à attribuer la même caractéristique à des choses différentes en fonction de l’identité d’action. Ce n’est donc pas seulement le mot qui est le même pour les mêmes actions. C’est aussi la pensée qui est la même. Or, un mot a toujours une signification qui est bien une pensée. Cette pensée ou idée n’est donc pas la simple représentation de la chose, c’est la représentation de ce qu’on peut faire de la chose.
Bergson peut donc indiquer finalement que son propos était de montrer d’où viennent et le mot et l’idée. Par idée, il faut entendre une représentation générale, c’est-à-dire une représentation d’une multiplicité de choses diverses. Or, comment réunir le divers ? Il faut bien choisir une propriété commune. Celle-ci n’est pas le fait selon Bergson d’un pur esprit qui contemplerait les choses. Elle est à l’origine une opération qui tient à l’être social de l’homme. Aussi les idées et les mots ne sont rien d’autres que l’expression de l’utilité sociale. C’est dire qu’il ne faut pas y chercher une source de vérité. Aussi Bergson a-t-il déterminé les origines du mot et de l’idée. Elles sont la perception humaine et la sociabilité humaine. Les deux origines se retrouvent et dans le mot et dans l’idée.


Disons donc en guise de conclusion que le problème dont il est question dans ce texte est celui de l’essence du langage, c’est-à-dire le problème de savoir ce qu’il permet de faire en nous donnant l’impression de représenter la réalité. Bergson, dans cet extrait de La pensée et du mouvant publié en 1934, a voulu montrer que le langage était fondamentalement social, c’est-à-dire qu’il est l’instrument naturel qui permet aux hommes d’inventer des façons de se représenter des actions possibles sur et avec les choses à faire avec les autres hommes. Le langage n’est donc pas destiné à représenter les choses en vérité. Il serait bien plutôt un obstacle.
On pourrait dès lors se demander s’il est possible et comment de surmonter cet obstacle.



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