Nous admettons assez facilement que la
bonne société est laïque, c’est-à-dire que la religion y est une affaire
privée, si ce n’est intime. Nous concevons donc la société comme possible sans
religion. Or, notre sacralisation des droits de l’homme, nos cérémonies
commémoratives, voire la conservation de rites funéraires laissent entendre que
notre vie sociale s’appuie sur la religion. Une société peut-elle se passer de
religion ?
Comment un groupe d’hommes pourrait-il se
constituer sans des valeurs communes, absolues et sacrées, conçues comme
indépendantes de chacun d’entre ses membres ? Mais sans une adhésion
sincère, la religion n’est que formalisme vide. Les dieux antiques sont
certainement morts d’avoir été servis par un grand pontife athée comme
l’épicurien Jules César. Un tel formalisme vide ne peut fonder la vie sociale.
Pire ! La religion est non moins souvent apparue comme une source de
division.
Dès lors, on peut se demander si la
religion est une condition nécessaire pour qu’il y ait société ou bien s’il est
possible qu’une société trouve un équivalent qui lui permette de se passer de
toute religion ou se fonde sur autre chose.
On examinera d’abord si la religion est
nécessaire pour qu’une société puisse se garantir contre l’immoralité. On verra
ensuite en quoi une société a besoin d’une religion pour éviter la dislocation.
Enfin on examinera dans quelle mesure une société bien fondée peut se passer de
religion.
La société humaine présuppose des
obligations contingentes. On veut dire par là que chaque obligation pourrait
être remplacée par une autre. C’est ce que montre la diversité des obligations.
En effet, lorsqu’on compare les sociétés humaines et les sociétés animales,
notamment les sociétés d’hyménoptères (fourmis, abeilles, etc.), force est de
constater que chez les secondes ce que l’individu a à faire est déterminé par
son instinct, c’est-à-dire par un comportement inné, uniforme et spécifique. Ce
qu’il a à faire pour être utile à la société est non seulement déterminé, mais
se produit chez lui de façon nécessaire. Enfin, le contenu ne change jamais. La
reine des abeilles a toujours la même fonction comme la butineuse. Chez l’homme
apparaissent des institutions comme Durkheim l’indique dans une courte note
« Sur société » parue dans
le Bulletin de la Société française de
philosophie, n°15 en 1917 (cf. Émile Durkheim, Textes 1. Éléments d’une théorie sociale, Les éditions de minuit,
1975, p.71). Elles prescrivent à l’homme ce qu’il doit faire. Elles lui sont
extérieures même si leur continuité est assurée par la succession des
générations. Elles passent par le langage qui est lui-même une institution. Et
on peut avec Bergson dans les Deux
sources de la morale et de la religion (chapitre II) considérer que les
obligations contingentes de la société humaine appellent un complément qui en
rend la mise en œuvre nécessaire. C’est que l’intelligence dont chaque homme
est doué, laissée à elle-même, implique que l’individu se tourne seulement vers
lui et qu’il néglige la société à laquelle il appartient. La religion,
invention de l’imagination ou de la fonction fabulatrice comme Bergson la nomme,
permet à l’homme de se contenir. Elle lui représente ce qu’il doit faire comme
provenant d’êtres supérieurs. Ceux-ci menaçant, le contiennent. Dès lors,
n’importe quelle prescription qu’il abandonnerait volontiers comme
insignifiantes lui paraît essentielle. En outre, les sanctions humaines ne sont
pas nécessaires. Le coupable peut toujours s’échapper. Les dieux sont là pour
frapper ultimement. Qu’en est-il alors de l’athéisme qui s’atteste depuis
l’Antiquité ?
Si un athée est toujours possible, une
société d’athées ne l’est pas. C’est contre cette thèse paradoxale pour son
époque de Bayle, dans les Pensées
diverses sur la comète, que Montesquieu, dans De l’esprit des lois (livre XXIV, chapitre 2), insiste sur le rôle
répressif de la religion. Nul doute que des athées se retrouveraient devant une
difficulté : où trouver l’ultime justification à une conduite valable
socialement. Montesquieu fait remarquer à juste titre qu’il faut au moins que
le prince ait une religion pour le contenir. L’irréligiosité des chefs
totalitaires du xx° siècle
contrastait avec la force de résistance sociale de la religion comme le
catholicisme en Pologne. D’un côté l’athéisme proclamée rendait possible le
déchaînement de la violence et la destruction du lien social. De l’autre, la
religion permettait la conservation de ce lien social. Et encore faut-il
préciser que les chefs totalitaires ont proposé des succédanés de religion dans
le culte de la personnalité qu’ils ont mis en œuvre, imitant l’apothéose des anciens
Césars.
La volonté humaine ne peut faire la
société car elle est au contraire rendue possible par elle. En effet, la
volonté de l’individu l’a pour objet. Il lui faut donc être éduqué. Mais cette
éducation requiert la croyance en un ordre immuable, en des valeurs qu’on ne
peut remettre en cause. C’est cette éducation qui fait la véritable volonté,
qui permet de la distinguer de la réalisation du désir. C’est pour cela que
l’éducation a toujours eu pour rôle de faire acquérir la religion du pays.
Rousseau vantera à cet égard dans la « Profession de foi du vicaire
savoyard » le fanatisme des Iraniens, socialement plus utiles que le
matérialisme ou l’athéisme de « la secte philosophiste ». S’il n’est
pas impossible pour un individu de se conduire vertueusement par lui-même, il
faut nécessairement qu’il passe par la phase éducative. Il y a un temps où il
ne dispose pas encore de sa raison. C’est ce que montre Platon dans les livres
II et III de La République où il
invente le terme de théologie pour désigner la réflexion sur ce que doivent
être les récits relatifs aux Dieux qu’il est bon de raconter aux enfants pour
qu’ils deviennent vertueux. Dans Les Lois
(livre X), il proposera de punir l’athéisme dans la cité des Magnètes qu’il
veut fonder. Pour l’Athénien, son porte-parole, l’athéisme se répand et
corrompt les cités. Croire qu’il y a des dieux soucieux des affaires humaines
et dont l’attitude est juste est une condition pour que les hommes se
comportent eux-mêmes justement.
Mais on le voit, la religion a une portée
morale douteuse. Que de crimes furent commis en son nom dénonçait Lucrèce à
propos du sacrifice d’Iphigénie dans De
la nature. Que d’intolérance dans le prétendu argument moral qui en impose
la croyance obligatoire. Même le tolérant Locke excluait les athées du champ de
la tolérance dans sa Lettre sur la
tolérance. Dès lors, si la religion est indispensable à la société,
n’est-ce pas plutôt parce qu’elle est constitutive du lien social qui est tout
autre que le lien moral ?
S’il y a des obligations dans les sociétés
humaines, c’est parce que les hommes pour sociaux qu’ils paraissent, ont des
désirs qui les rendent aussi asociaux. Kant en déduisait dans l’Idée d’une histoire universelle d’un point
de vue cosmopolitique (quatrième proposition) que l’homme se définit par
une insociable sociabilité. Les obligations tentent de résoudre le caractère
conflictuel du désir. Mais elles ne suffisent pas. L’aspect moral de la
divinité est secondaire par rapport à son intervention dans le cours des
choses, voire sur les cœurs eux-mêmes. Fait d’un bois tordu, la croyance
religieuse est ce qui lui permet de penser à une régénération. C’est ce que
Kant pensera dans La religion dans les
limites de la simple raison. En effet, ce que les individus demandent, les
sociétés le demandent aussi : une protection non seulement contre les
ennemis mais également contre soi-même. Aussi faut-il chercher la nécessité de
la religion non pas dans la sanction imaginaire de la violation des obligations
morales, mais dans l’institution même du social.
On peut expliquer anthropologiquement la
nécessité de l’apparition de la religion dans la société par le caractère
mimétique du désir comme René Girard l’a fait, notamment dans La violence et le sacré. En effet, les
hommes désirent ce que les autres désirent. Aussi en découle-t-il une violence
originaire qui rend impossible la société. Cette violence devient socialement
acceptable lorsqu’elle est celle du groupe sur une victime par lui désigné.
Telle est la naissance du sacré. Il faut entendre par là les rites qui ont pour
rôle, autour d’une réalité dont le contact exige des précautions particulières,
de permettre à la société d’être, en contenant la violence inhérente aux
désirs. Les mythes comme les rites laissent la trace de cette violence déviée.
Dans Je vois Satan tomber comme l’éclair,
René Girard donne l’exemple de la lapidation d’un mendiant ordonnée par
Apollonios de Tyane à Éphèse. La cité est en proie aux maux. Le mendiant se
présente bientôt comme un démon. Par le miracle, le religieux a redonné vie à
la société. Si la victime de la violence instituant le sacré est coupable,
comment sont possibles les dieux ? Sont-ils la métamorphose des
coupables ? Est-ce pour cela qu’ils peuvent être terribles ?
Disons plutôt que le phénomène du bouc-émissaire
est un des aspects de la religion. Si son objet est bien le sacré, force alors
est de penser que le rôle du sacré est d’unir les hommes. Comment ? Par
des croyances et des rites relatifs à lui. Telle est la conception sociologique
que propose Durkheim dans Les Formes
élémentaires de la vie religieuse. En rendant un culte à ses dieux, l’homme
finalement prie la société. Empruntons à Mircea Eliade dans son ouvrage Le sacré et le profane, son analyse de
l’espace sacré. Alors que l’espace mathématique n’a pas de centre absolu,
l’espace sacré en a un. Il donne alors l’exemple d’un peuple nomade d’Australie
dont le poteau sacré est le centre du monde. Dès lors, c’est le groupe social
qui a un repère non pas commun mais collectif, c’est-à-dire qui se trouve chez
chacun, mais tel qu’il unit tous les membres. Ce que la religion rend donc
possible, c’est le social comme collectif, c’est-à-dire comme union des
individus qui se sentent appartenir au même ensemble qui les dépasse et d’où
ils tirent la substance de leur être. À cette condition, participer à la vie
sociale, et donc ne pas s’en tenir à son intérêt égoïste est possible.
Cependant, cette intégration que rend
possible la religion est ambivalente. Elle se fait d’un groupe contre un autre
groupe. Aussi tout conflit s’exprimera dans un schisme, une hérésie, voire une
nouvelle religion. Dès lors, la religion unie ou oppose. Son rôle social n’est
pas évident. Dès lors, peut-on penser qu’une société puisse être fondée
autrement que par la religion ? Peut-on penser une disparition du rôle
social de la religion ?
La diminution du rôle de la religion est
apparue à la conscience européenne au xix°
siècle. On peut le voir chez Auguste Comte pour qui la loi des trois états
impliquait une disparition du religieux non seulement dans les sciences, mais
également dans l’ordre politique à l’époque du Cours de philosophie positive. La religion fut utile pour que les
hommes aient un contenu de pensée et qu’un ordre social advienne. Elle
disparaît progressivement. Et inéluctablement. Durkheim, quant à lui notait,
dans De la division du travail social
que la religion, coextensive à tout le social, s’en retirait progressivement
dès l’origine. La raison en est que la religion produit ce qu’il nomme une
solidarité mécanique, c’est-à-dire que le lien social provient de l’identité de
croyances ou d’actions des membres de la société. Or, un second type de
solidarité, qu’il nomme organique, qui consiste en ce que chacun a une tâche
spécifique, amène les différents domaines de la société à s’autonomiser
vis-à-vis de la religion. On peut donc dire qu’aucune société n’est née sans
religion. Pour qu’elle puisse s’en passer, il est nécessaire qu’elle
disparaisse de la constitution du social. Cette extinction peut-elle être
complète ?
Dans le domaine socio-économique régi par
la réalité du calcul, l’époque où l’appartenance à une Église était importante
pour faire des affaires comme Max Weber l’a observé lors de son séjour aux
États-Unis et qu’il a consigné dans son article, « Les sectes protestantes
et l’esprit du capitalisme », est révolu. Elle montre si besoin était en
quoi l’économie n’est pas d’emblée une affaire purement profane. Qu’en est-il
alors de ce qui institue la société, à savoir le politique ? Sa fondation
est une affaire purement humaine. Déjà les Anciens avaient conçu le domaine
politique comme une affaire humaine et les dieux eux-mêmes comme l’expression
des hommes. C’est ce qui ressort des quelques traces que nous avons du sophiste
Protagoras qui rédigea, semble-t-il, la constitution de la cité panhéllenique
de Thourioi. L’historien Thucydide, élève des sophistes, dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse, ne
fait jamais intervenir les dieux dans son récit. Mais c’est l’époque moderne
qui a le plus insisté sur le caractère profane de l’activité politique. La
raison essentielle en est que si la religion favorise l’union entre les
croyants, elle favorise pour la même raison le conflit entre ceux qui n’ont pas
les mêmes croyances. Les guerres de religion, les persécutions des minorités
religieuses, autant de raison pour que la religion joue plutôt un rôle
dissolvant. C’est la raison pour laquelle Benjamin Constant dans ses Principes de politique louait la
diversité des sectes. Il y voyait à la fois une garantie pour qu’une religion
ne s’empare pas de l’État, un bienfait pour la religion ramenée à son essence
de représentation de valeurs qui transcendent l’intérêt et de force pour l’État
où les citoyens trouvent dans leur religion un motif pour être meilleurs
citoyens. Dès lors, en pensant la société politique comme ayant pour fondement
un contrat qui permet par la loi l’union des citoyens et par la préservation
d’un espace privée la croyance individuelle, la société moderne se donne les
moyens d’écarter la religion du champ explicite de son institution. Mais, de
même que les Anciens conservaient dans le cadre civique des cérémonies
religieuses, ne conservons-nous pas des traces de religiosité ?
Il est vrai qu’il y a une vie collective
dans nos sociétés et qu’il est même possible de faire des analogies avec des
formes anciennes ou de montrer des traces d’anciennes cérémonies religieuses.
C’est le cas du nouvel an comme l’a montré Mircea Eliade dans Le sacré et le profane où du collectif
se constitue. Il n’en reste pas moins vrai que l’analogie est trompeuse. Ce
n’est pas parce que nous avons encore des cérémonies, voire des rites, qu’il y
a une religion qui fonde notre vie sociale. En vérité, il n’en est rien. Il y
manque le caractère collectif de la croyance. Les cérémonies du 14 juillet
commémorent bien un événement fondateur. Mais à la différence de la naissance
du Christ, il n’est en aucune façon l’irruption du sacré dans le profane. Le
caractère laïc de l’État moderne se montre clairement dans le premier
amendement de la Constitution
américaine qui stipule que le congrès ne fera pas de loi limitant la liberté
religieuse. Il n’est dès lors pas interdit de se référer à une religion mais
elle ne peut instituer la société. Celle-ci repose donc sur la capacité des
hommes à être autonomes et à ne pas se soumettre à des croyances qu’ils n’ont
pas eux-mêmes examinées.
En un mot, le problème était de savoir
s’il est possible pour une société de se passer de la religion, c’est-à-dire si
la religion est nécessaire et comment pour qu’il y ait société ou bien si elle
peut être autrement instituée. Il est apparu que la religion pouvait jouait le
rôle de sanction morale, mais plus fondamentalement qu’elle pouvait être
considérée comme l’institution même du social. Or, s’il est vrai que la société
humaine a commencé par la religion, elle a fini par se libérer de sa tyrannie.
En se fondant sur l’autonomie de l’homme, en la cantonnant dans l’espace
privée, la société permet à la religion de lui donner le meilleur, le
dépassement de l’égoïsme, en évitant le pire, un collectif exclusif et violent.
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