jeudi 7 février 2019

Corrigé : explication d'un extrait de l'Esthétique de Hegel sur la conscience de soi

Sujet
Expliquer le texte suivant :
Cette conscience de lui-même, l’homme l’acquiert de deux manières : théoriquement, en prenant conscience de ce qu’il est intérieurement, de tous les mouvements de son âme, de toutes les nuances de ses sentiments, en cherchant à se représenter à lui-même, tel qu’il se découvre par la pensée, et à se reconnaître dans cette représentation qu’il offre à ses propres yeux. Mais l’homme est également engagé dans des rapports pratiques avec le monde extérieur, et de ces rapports naît également le besoin de transformer ce monde, comme lui-même, dans la mesure où il en fait partie, en lui imprimant son cachet personnel. Et il le fait pour encore se reconnaître lui-même dans la forme des choses, pour jouir de lui-même comme d’une réalité extérieure. On saisit déjà cette tendance dans les premières impulsions de l’enfant : il veut voir des choses dont il est lui-même l’auteur, et s’il lance des pierres dans l’eau, c’est pour voir ces cercles qui se forment et qui sont son œuvre dans laquelle il retrouve comme un reflet de lui-même. Ceci s’observe dans de multiples occasions et sous les formes les plus diverses, jusqu’à cette sorte de reproduction de soi-même qu’est une œuvre d’art.
HEGEL, Esthétique (1835 posthume)

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé
Par la conscience l’homme peut se représenter non seulement les choses mais aussi lui-même. On parle alors de conscience de soi. Or, elle implique que la conscience qui définit le sujet se ressaisisse elle-même. Comment cette conscience de soi est-elle possible ?
Tel est le problème que résout Hegel dans cet extrait de son ouvrage posthume intitulé Esthétique. L’auteur veut montrer que la conscience de soi implique la médiation de la représentation et de la pratique pour être possible.
Dès lors, on peut se demander si elle n’est pas nécessairement vouée à l’échec. Est-ce que dans la représentation la reconnaissance est toujours possible ? La pratique permet-elle la représentation ? Dans l’œuvre d’art comme forme suprême pratique le sujet ne reconnaît-il pas ce qu’il a mis dans la représentation et non ce qu’il est ?


Après avoir remarqué que la conscience de soi était acquise de deux façons, Hegel indique le champ d’acquisition de la première, à savoir qu’elle est théorique. Elle consiste en une prise de conscience. Qu’est-ce à dire si ce n’est que la conscience devient consciente de ce qui appartient au sujet, ce qui revient à dire que la conscience de soi est conscience de soi. À ce titre, Hegel semble proposer une simple tautologie. Pour qu’il y ait donc prise de conscience, il faut qu’il y ait dans le sujet quelque chose qui n’est pas conscient, c’est-à-dire qui est inconscient ou bien qui, tout en étant conscient, n’est pas l’objet ou le thème de la conscience. Aussi les mouvements de l’âme, toutes les nuances des sentiments sont la matière de la conscience de soi. Soit ils sont inconscients – et il est difficile de comprendre comment ils deviennent conscients – soit ils ne sont pas toujours le thème de la conscience. Par exemple, qui est amoureux se comporte comme tel. Il prend conscience qu’il l’est le jour où il se représente l’être, en se le disant par exemple ou en le confiant à son journal intime. L’hypothèse de l’inconscient n’est donc pas nécessaire pour concevoir la prise de conscience en général. Mais le texte ne permet pas absolument de choisir l’une ou l’autre des deux hypothèses.
Aussi importe-t-il de mettre en lumière ce en quoi consiste cette prise de conscience constitutive de la conscience de soi. Elle consiste donc en une représentation du sujet, c’est-à-dire de l’être conscient singulier lui-même. Cette représentation se distingue des autres représentations en ce qu’elle vise le sujet et non autre chose que lui. Une chose donc est de percevoir un coucher de soleil, d’imaginer une aventure, de concevoir une figure mathématique, une autre de se représenter soi-même. Cette représentation n’est pas nécessairement une image de soi, voire n’est pas image de soi. C’est qu’en effet, l’image est par définition la représentation d’une chose qui n’est pas ou au moins d’une chose en son absence. Or, la représentation de soi constitutive de la conscience de soi ne peut pas se faire en l’absence du sujet ou être une représentation du sujet tel qu’il n’est pas. À l’inverse, lorsqu’il y a image de soi, la conscience de soi ne saisit pas son objet en tant qu’elle implique son absence. Or, s’il faut se représenter soi-même, comment puis-je savoir que c’est moi et non un autre ?
Il est nécessaire selon Hegel de se reconnaître dans la représentation de soi-même. La reconnaissance, qu’est-ce, sinon une forme de connaissance qui consiste à se représenter quelque chose comme ce qu’on a déjà connu. Ainsi, dans le théâtre tragique, la reconnaissance est-elle un moment nécessaire de la tragédie selon Aristote dans sa Poétique (chapitre 6 et surtout chapitre 11). Œdipe se reconnaît dans le meurtrier qu’il recherche dans la pièce intitulée Œdipe-roi (ou Œdipe-tyran) de Sophocle (495-406 av. J.-C.). La reconnaissance suppose que le sujet soit d’abord dans l’ignorance relative à lui-même, puisqu’il se connaît ensuite mais comme celui qui s’ignorait. Or, cette reconnaissance, on pourrait penser que rien ne garantit qu’elle soit vraie dans l’hypothèse d’un état initial d’ignorance. Sinon, il faudrait donc admettre que le sujet se connaissait puis s’est oublié pour se retrouver. Mais alors, c’est l’oubli qui est incompréhensible.

Aussi peut-on se demander si ce n’est pas plutôt la prise de conscience pratique qui permet au sujet de véritablement être conscient de soi ?


En effet, Hegel oppose la conscience pratique de soi à la conscience théorique de soi. Comment comprendre cette opposition ? D’abord, la seconde existe tout autant que la première. Autrement dit, Hegel oppose le fait même de deux modalités de la conscience de soi à l’idée qu’il n’y aurait qu’une forme de conscience de soi, à savoir la conscience de soi théorique, c’est-à-dire la reconnaissance de soi dans une représentation de soi. Mais on peut comprendre aussi cette opposition comme indiquant une importance, voire une supériorité de la conscience pratique de soi. Car, en se réalisant, le sujet semble accéder à sa vérité. Enfin, deux consciences de soi, cela en fait une de trop. Dès lors, ne faut-il pas comprendre que la conscience pratique de soi est précisément la forme la plus haute, celle qui fait l’unité des deux ?
Hegel part du principe que l’homme a des rapports pratiques avec le monde extérieur. Il entend par là le fait de modifier le monde – ce qu’est la technique ou poïétique à proprement parler selon la compréhension d’Aristote dans l’Éthique à Nicomaque (VI, chapitre 2) – mais également de se modifier – ce qu’est la pratique à proprement parler toujours selon Aristote (ibid.). Or, ce rapport Hegel l’entend comme pratique car, dans la transformation du monde, il n’y va pas seulement de la fabrication de ce qui est utile, il s’agit aussi pour le sujet de se transformer soi-même en imprimant écrit Hegel aux choses « son cachet personnel ». Cette image de la signature par laquelle on marque sa singularité doit permettre de comprendre que le rapport pratique est un rapport de reconnaissance.
En effet, le sujet dans la modification du monde extérieur se modifie aussi lui-même car il fait partie du monde. Cela, c’est son existence corporelle. Il ne peut modifier les choses sans se modifier lui-même. Mais aussi cette volonté de modifier les choses trouve sa source dans la volonté de se modifier pour se retrouver soi-même. Dans cette mesure, il prendra conscience de lui-même non pas dans la représentation qu’il se fait de lui, mais dans la chose qu’il a faite. Et cette reconnaissance sera cette fois-ci nécessairement vraie puisqu’elle lui apprendra ce qu’il est. En effet, le sujet en se modifiant se fait être tel ou tel de sorte que la réalisation de soi est bien ce en quoi il se reconnaît lui-même. Et il ne peut y avoir d’erreur puisque le sujet est précisément ce qu’il a fait de lui-même.

Quelles sont donc les formes que peut prendre cette réalisation de soi par laquelle le sujet se reconnaît ? En quoi inclut-elle la représentation de soi ?


Hegel inscrit ce mouvement dans la prime enfance. Il veut donc montrer que la conscience de soi n’est pas la tardive activité d’un adulte fatigué qui, au soir de sa vie, se poserait la question de ce qu’il est. Or l’enfance, c’est l’ignorance. Chercher à se connaître, c’est sortir de l’enfance et c’est déjà ce mouvement de sortie de l’ignorance qui caractérise l’enfant. C’est donc dire que la conscience de soi est le fil rouge de la totalité de l’existence de chaque homme, voire de l’humanité tout entière. Comment donc s’opère ce mouvement dans l’enfance ?
Hegel prend un exemple ou plutôt un cas bien connu de jeu enfantin : le jet de pierre dans l’eau. L’activité paraît complètement futile, sans aucun sens. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle ne vise aucune utilité. Et pourtant Hegel la rattache au mouvement de la reconnaissance. L’enfant en lançant les pierres fait une œuvre qui est sienne. L’action est donc bien conscience de soi. Elle n’a d’autre fin dernière que le sujet lui-même. Quant à l’œuvre, elle apparaît à l’enfant comme son œuvre, donc comme un reflet de lui-même. Il est clair qu’il ne s’agit pas ici de l’image de soi dans l’eau qui renvoie au vieux mythe de Narcisse qui se serait noyé en voulant étreindre son reflet (cf. Plotin, Ennéade, I, 6 Du beau). Le reflet ici est l’œuvre de l’enfant. Elle n’est pas son image. C’est parce que c’est son œuvre que c’est son reflet et qu’il peut à la fois s’y reconnaître sans s’identifier au point de se confondre avec.
Aussi Hegel après avoir indiqué que tout ce que fait l’homme dans sa diversité peut se comprendre comme reconnaissance, définit une forme de reproduction de soi-même qu’est selon lui l’œuvre d’art. Or, on pense habituellement qu’une œuvre d’art est bien plutôt une œuvre d’imagination, voire de fiction. N’est-ce pas illusoire de confondre ce qu’on est avec le roman par exemple comme le personnage de Cervantès (1547-1616), Don Quichotte (L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, première partie, 1605) ? Justement, ce dernier exemple nous met sur la voie. L’œuvre d’art nous permet de nous reconnaître dans la mesure où elle instaure cette distance entre soi et la représentation qui permet d’être conscient de soi. De même que chacun se reconnaît dans l’enfant jetant des pierres dans l’eau sans se confondre avec le cas de Hegel, dans la représentation artistique, parce qu’elle est une fiction, c’est-à-dire une œuvre d’imagination qui se donne pour telle, le sujet peut reconnaître ce qui est vrai pour tout homme. N’est-ce pas la raison pour laquelle les grandes œuvres traversent les siècles et les cultures ? Mais peut-on objecter à Hegel, finalement, même si l’œuvre a bien une objectivité, la reconnaissance dépend du sujet de sorte qu’on revient au même problème que pour la représentation théorique de soi.


En un mot, le problème que résout Hegel dans cet extrait de son ouvrage posthume intitulé Esthétique paru en 1835 est celui de savoir comment la conscience de soi est possible. Le philosophe montre qu’elle implique une représentation de soi qui permet au sujet de reconnaître ce qu’il y a en lui de pensées et de sentiments. Mais cette représentation n’est pas suffisante. Le sujet doit faire et ainsi se faire. Il peut alors se représenter lui-même comme le montre l’œuvre d’art, représentation fabriquée de soi par laquelle l’homme peut se reconnaître dans ce qu’il a à la fois d’universel et de singulier. Mais l’ambiguïté de l’œuvre d’art est qu’elle laisse au sujet le soin de se reconnaître ou non.
Aussi pourrait-on se demander si la reconnaissance ne doit pas aussi passer par un tout autre processus que la fabrication, ce que serait l’action à proprement parler.


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