mardi 18 décembre 2018

Leçon sur le mensonge

Le mensonge consiste non pas à dire ce qui est faux car il n’est pas l’erreur, qui est involontaire. Il n’est pas non plus la fiction même si elle est volontaire car elle exclut la tromperie. Il consiste à faire croire que ce qu’on exprime – éventuellement par le silence – on le pense vrai alors qu’on le pense faux, que ce qu’on croit soit vrai ou faux. Ainsi peut-on dire la vérité tout en mentant comme le personnage de la nouvelle de Sartre Le Mur (1939). Pablo Ibbieta, sympathisant anarchiste, est interrogé par des franquistes et menacé de mort. Il ment : Juan Gris, qu’il est accusé d’avoir caché, est dans un cimetière selon lui. Entre temps, Juan Gris s’est effectivement caché dans le cimetière où il est tué à cause du mensonge.
Le mensonge est souvent condamné pragmatiquement comme dans la fable de Phèdre (14 av. J.-C.-50 ap. J.-C.), Le loup et le renard jugés par le singe dont la morale est : « Quiconque s’est fait connaître par de honteux mensonges perd toute créance lors même qu’il dit la vérité. » (Fables, I, 10).
Il est également condamné moralement car il implique de faire passer son intérêt avant celui des autres, voire contre les autres, de ne pas les respecter.
La religion le condamne. Le péché n’a-t-il pas pour source le menteur par excellence ? Selon l’Évangile de Jean, (8 : 44), le diable « est menteur et le père du mensonge ». À l’inverse, l’homme qui a la foi est le témoin de la vérité (ce que signifie étymologiquement martyre ; grec “marturos”, “μάρτυς/-υρος”) capable d’endurer les pires peines pour montrer la foi qui est en lui.
Et pourtant, on peut tout aussi pragmatiquement considérer que le mensonge est parfois efficace, soit à titre individuel, soit du point de vue politique. Et l’on accuse les jésuites, hommes de religion, de ne pas avoir interdit le mensonge dans leur casuistique qui use de la restriction mentale. On voit dans leDom Juan de Molière le personnage principal en user pour ne pas faire comme s’il acceptait le duel que lui propose Dom Carlos, le frère d’Elvire. Cet exemple de restriction mentale qui permet de se battre en duel se trouve dans la septième lettre desProvinciales de Pascal. Peut-on leur donner entièrement tort ? A-t-on jamais vu un homme ne jamais mentir, voire un homme qui n’a pas heurté, blessé, nui aux autres en disant la vérité ?

Le mensonge n’est pas la fiction. D’une part, elle se présente comme telle, y compris comme fiction de la vérité comme dans ses romans épistolaires où un préfacier explique que les lettres prétendument trouvées ont été inventées (par exemple, Les Liaisons dangereuses de Laclos). D’autre part, il s’agit de représenter le vraisemblable pour le donner à connaître. Il est vrai que Platon a condamné une certaine fiction comme l’ont fait après lui nombre de théologiens au nom d’une intransigeance vis-à-vis de la vérité. Mais cette condamnation porte toujours sur une fiction soupçonnée d’être finalement mensongère. Platon chasse les poètes de sa « cité de beauté » (République, VII, 527c) si et seulement s’ils ne se conforment pas à sa théologie comme certains religieux rigoristes ont condamné les fictions dans la mesure où leur représentation des passions est séductrice et donc trompeuse du point de vue moral. Ainsi le janséniste Pierre Nicole (1625-1695) dans son Traité de la comédie (1667) condamne-t-il dans le théâtre de Corneille l’exaltation de la gloire et donc de l’amour de soi-même, péché pour le christianisme. Autrement dit, la représentation plaisante du vice est déjà un vice. Tel serait le mensonge des fictions.
Or, il est clair que ce mensonge n’est pas condamnable en tant qu’il est connu comme mensonge. Il peut au contraire être valorisé comme un instrument de purgation (catharsis) des passions comme Aristote, dans la Poétique (chapitre 6), l’a soutenu. Et ce mensonge en réalité est bien plutôt la présentation d’une vérité : celle de ce que les hommes peuvent faire.

Il faut donc examiner la prétendue immoralité du mensonge. On peut s’appuyer sur Kant, qui, dans son article, Sur un prétendu droit de mentir par humanité (1797), a soutenu qu’il était immoral de mentir quelle que soit la situation. Il reprend un de ses exemples, à savoir le devoir de véracité qu’on doit à un assassin dont on sait qu’il veut tuer quelqu’un et qui demande où il se trouve. Benjamin Constant lui avait reproché un tel exemple en arguant de la contradiction des devoirs puisqu’il est moral de ne pas être un complice de meurtre. Il donnait notamment l’exemple d’une femme qui avait recueilli un fugitif. Il la dénonça. Il fut gracié et elle brûlée vive pendant la révolution anglaise.
La réponse de Kant est double. D’une part, il établit en inventant différents scénarii que mentir ne conduit pas nécessairement à sauver la victime et dire la vérité au meurtre. Il peut se faire qu’en mentant je guide le meurtrier (ce que Sartre reprend dans sa nouvelle Le mur) ou je puis dire la vérité et avec les voisins neutraliser l’assassin. D’autre part, il pose que le devoir moral y compris juridique implique de refuser toute exception, sans quoi il perd son caractère obligatoire. Si donc je mens et qu’il y a meurtre, je suis coupable selon Kant. Par contre si je dis la vérité et qu’il y a meurtre, je suis innocent.
C’est ce dernier point qui est pour le moins discutable. Une morale purement déontologique, c’est-à-dire qui ne considère que la pureté de l’intention sans tenir compte des conséquences des actes, n’est pas de ce monde. Sans la foi, elle est inhumaine. Si je suis responsable des conséquences de mes mensonges, je suis tout autant responsable des propos véridiques qui sont les miens.
Il paraît alors préférable à l’instar de Schopenhauer dans Le Fondement de la morale (1840) de considérer le mensonge comme une arme légitime pour se défendre des malfaiteurs, voire des malveillants. C’est en ce sens que le mensonge en politique paraît tout autant légitime s’il a pour but de se défendre.
Il est vrai qu’il conduit à diminuer la confiance dont l’utilité est capitale dans les relations sociales. John Stuart Mill plaidait à juste titre pour un usage limité du mensonge dans L’utilitarisme (1863) aux cas où il s’agit d’éviter un malheur. Il calculait que plus on ment, voire on se trompe, plus on diminue la confiance. Le mensonge est donc nuisible à l’humanité.
Reste que les hommes ne supportent pas toujours la vérité. Comme ce prisonnier de la caverne de Platon, au début du livre VII de La République, qui veut retourner à ses anciennes illusions, les hommes manquent du courage de la vérité.
Or, ce courage de la vérité consiste finalement à reconnaître que dans le monde tel qu’il va, il n’y a pas de règle absolue pour doser la quantité de mensonges qu’on peut administrer individuellement comme politiquement.

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