dimanche 30 décembre 2018

Corrigé : texte de Merleau-Ponty sur le langage et la pensée

Sujet : Expliquez le texte suivant :

La pensée n’est rien d’« intérieur », elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. La pensée « pure » se réduit à un certain vide de la conscience, à un vœu instantané. L’intention significative nouvelle ne se connaît elle-même qu’en se recouvrant de significations déjà disponibles, résultat d’actes d’expression antérieurs. Les significations disponibles s’entrelacent soudain selon une loi inconnue, et une fois pour toutes un nouvel être culturel a commencé d’exister. La pensée et l’expression se constituent donc simultanément.

Merleau-PontyPhénoménologie de la perception, 1945.

 

La connaissance de la doctrine de l'auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.


Corrigé


On croit généralement que le langage sert à communiquer, autrement dit à transmettre à autrui ce qu’on pense. Pour cela, il faut que le sujet s’exprime, c’est-à-dire extériorise sa pensée. On admet donc que la pensée est indépendante de son expression et antérieure à elle. Ainsi Descartes dans sa fameuse Lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 développe-t-il une telle conception. Cependant, cette pensée antérieure au langage n’est-elle pas un mythe ? Sans mots, une pensée est-elle possible ?
Tel est le problème dont il est question dans cet extrait de la Phénoménologie de la perception publié en 1945 de Merleau-Ponty qui remet en cause l’idée d’un langage comme un simple instrument de communication. En effet, il soutient l’idée selon laquelle la pensée et l’expression sont identiques et donc qu’aucune pensée ne préexiste au langage.
Dès lors, on peut se demander si une telle conception n’enlève pas toute indépendance au sujet, voire ne conduit pas à nier sa capacité de penser que sa conscience semble attester ?
On verra d’abord la perspective d’un langage intérieur, puis de la prétendue vie intérieure et enfin de l’expression nouvelle.


Le texte commence par une négation, à savoir l’idée que la pensée est quelque chose d’intérieur. Les guillemets mis au mot « intérieur » montrent que l’idée même d’une intériorité est remise en cause. Faudrait-il conclure que la pensée est extérieure ? N’est-ce pas plutôt l’opposition de l’intérieur et de l’extérieur que Merleau-Ponty remet en cause, soit une certaine conception de l’opposition du sujet et de l’objet ? Pour préciser sa négation, l’auteur indique que le mode d’existence de la pensée se situe dans le monde et dans les mots. Par le premier terme qui indique généralement la totalité des choses existantes, l’auteur ne veut certainement pas dire que les pensées se promènent comme des antilopes ni coulent comme des fleuves. Il nie que les pensées se situent dans un sujet qui serait hors du monde dans la mesure où il pourrait, à l’instar du cogito cartésien, en nier l’existence. Autrement dit, la pensée n’est pas moins objective que les choses. Dès lors, certaines choses sont imprégnées de pensées.
Si Merleau-Ponty précise ensuite qu’il s’agit des mots, ce n’est pas pour exclure d’autres modalités d’existences des pensées. Citons comme réalités imprégnées de pensées les signes – aussi bien ceux des sourds-muets que les signes comme les panneaux, les costumes indiquant une fonction, etc. La particularité des mots et des signes en général, c’est qu’ils représentent autre chose qu’eux-mêmes. Ainsi, un panneau qui a la forme d’un cercle rouge avec un rectangle blanc à l’intérieur signifie qu’il est interdit aux automobilistes mais pas aux piétons d’emprunter la voie située à droite du panneau. Dès lors, la thèse de Merleau-Ponty implique que la pensée se trouve à même la chose matérielle qui sert à la manifester. C’est ainsi qu’il nie l’existence d’une pensée intérieure. Or, cette négation va à l’encontre de la conception commune d’une pensée intérieure.
Merleau-Ponty explique alors d’où vient ce qui est pour lui l’illusion d’une pensée intérieure et donc antérieure à l’expression par les mots ou par tout autre signe. Lorsque nous pensons seuls, l’auteur fait remarquer que nous utilisons en réalité des expressions existantes et des pensées déjà constituées. Elles nous sont accessibles grâce à la mémoire. Dès lors, l’expression silencieuse n’en est pas moins antérieure à la pensée. Il n’y a pas de pensée intérieure qui serait indépendante de toute expression.

Reste que c’est silencieusement, et donc en apparence sans mots que nous pensons ainsi. Dès lors, n’est-ce pas qu’il y a là une pensée intérieure qui s’exprimerait elle-même intérieurement et qu’il faudrait distinguer de l’expression extérieure à autrui ?


Dans un second temps, Merleau-Ponty oppose à l’idée d’une pensée silencieuse l’idée que la pensée prétendument intérieure est constituée de paroles qui sont certes à peine audibles comme le signifie le terme « bruissant ». Cette opposition renforce donc la thèse de l’auteur en enlevant l’idée d’une expression qui serait purement intérieure, c’est-à-dire d’un soliloque. En effet, on peut par réflexion entendre les mots dans la prétendue pensée intérieure. Il n’y a donc pas de silence. Les pensées ne peuvent être séparées de leur expression.
Là contre, on pourrait opposer le témoignage de la conscience. Lorsque je pense à l’instar de Bergson à ma première arrivée dans une ville, mon impression diffère de celles qui viennent après et pourtant, c’est avec les mêmes mots que je les exprime l’une et l’autre. Elles sont nécessairement différentes. Ce cas que prend Henri Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) tend à montrer que la conscience est recouverte par les mots mais qu’elle en diffère et que donc il y a bien une pensée indépendante et antérieure à l’expression.
On peut donc penser que c’est ce style d’analyse que Merleau-Ponty rejette lorsqu’il énonce que la conscience pure se ramène à un certain vide, à un vœu instantané. Autrement dit, si on fait abstraction des mots que nous utilisons pour penser, le défaut d’expression ne renvoie pas à une pensée plus riche mais à une conscience vide. Que comprendre par-là ? Si la conscience pure est comme un vide, c’est dire qu’elle n’a pas de contenu. Dès lors, dire que la pensée est du monde, c’est dire que quant au contenu elle renvoie toujours à quelque chose. Tout se passe comme si Merleau-Ponty entendait par conscience une certaine intentionnalité à la façon de Husserl. Dès lors, en tant qu’intentionnalité, la conscience peut viser un certain contenu mais sans l’expression, ce contenu n’est rien. Il reste alors uniquement le simple élan vers quelque chose, soit un vœu qui n’a même pas de dimension temporelle sans quoi il trouverait un contenu, c’est pourquoi il est instantané. Ce simple élan, c’est cela l’inexprimable, à savoir une sorte de trou noir de la pensée.

Reste qu’on peut se demander si le contenu de la pensée ne peut pas différer des mots ? En effet, on peut penser que le nom est un « instrument (organon) propre à enseigner et à distinguer la réalité (tès ousias) » comme Socrate l’établit contre Hermogène dans le Cratylede Platon. Dès lors, la matière phonique ou toute autre matière, qu’elle soit entendue par un autre ou qu’elle bruisse, qu’elle soit vue ou non, serait indépendante de l’expression. En effet, Socrate entend par la justesse naturelle des noms, une capacité à inscrire l’essence des choses dans des lettres et des sons qui ne sont pas les mêmes chez les Grecs et les barbares puisqu’ils n’ont pas les mêmes langues, mais les noms signifient les mêmes choses. De façon générale, si on dit que la pensée intérieure n’est rien d’autre que la répétition d’expression antérieure, celle-ci n’est-elle pas à l’origine pensée pure ?


Merleau-Ponty affronte donc la question de l’origine de la pensée ou plutôt il essaye de concevoir comment une pensée nouvelle peut apparaître. Il est vrai que les deux questions semblent distinctes. Reste à se demander si en un sens elles ne se recouvrent pas. En effet, pour qu’il y ait une nouvelle pensée, il faut selon l’auteur qu’elle s’exprime. Or, si elle pouvait être connue du sujet indépendamment de toute expression, il est clair qu’il y aurait une pensée indépendante de l’expression, soit la pensée qui vise une réalité essentielle comme Platon la pense dans le Cratyle, soit une pensée singulière, propre au sujet comme Bergson la pense dans son Essai sur les données immédiates de la conscience.
C’est pourquoi Merleau-Ponty considère que la pensée nouvelle ne se connaît qu’en tant qu’elle s’exprime dans des expressions déjà existantes. En effet, si elle créait sa propre expression, dès lors il y aurait une pensée indépendante de son expression, une sorte de Verbe qui serait au commencement. Comment donc sa nouveauté peut-elle apparaître ? Peut-on la déduire des pensées déjà existantes ?
   Dans cette dernière hypothèse, il est clair qu’il ne pourrait y avoir de pensées nouvelles. Dès lors, si pensée nouvelle il y a, elle ne doit pas pouvoir se déduire comme une conséquence des pensées déjà existantes. C’est pourquoi, en tant qu’elle s’exprime dans les formes d’expression déjà existantes, la pensée nouvelle provient selon l’expression paradoxale de Merleau-Ponty, d’une loi inconnue. Le terme de loi indique une certaine régularité comme si la pensée nouvelle s’insérait dans le déjà existant ou dans le rationnel. Et si elle est inconnue, c’est parce que la pensée nouvelle est originaire. Autrement dit, il y a comme un mystère dans l’apparition d’une pensée nouvelle. Et ce mystère provient notamment du fait que cette apparition est soudaine, c’est-à-dire qu’elle n’est pas la résultante des expressions antérieures.
Or, son mode d’expression est celui d’une nouvelle configuration des expressions déjà existantes dont le mode de relation est nouveau et donne donc aux termes un sens nouveau. Merleau-Ponty fait fond ici sur cette propriété des mots de rendre possible l’invention par la combinaison nouvelle qui est celle d’une phrase nouvelle. Qu’en est-il alors de cette nouvelle pensée ? Il s’agit d’un nouvel être culturel. Qu’entendre par là ? En parlant d’un nouvel être, Merleau-Ponty indique avec clarté que la pensée appartient bien au monde. Mais s’il s’agit d’un être culturel, c’est donc dire que la pensée ne se rapporte pas à une nature mais à ce qu’on pourrait appeler avec Hermogène, le personnage du Cratyle de Platon, une convention, c’est-à-dire ce sur quoi les hommes s’accordent pour vivre et penser.
Dès lors, pensée nouvelle et pensée de l’origine sont bien identiques. Au début, il y a la culture, c’est-à-dire l’expression de pensée. Et c’est ce que Merleau-Ponty veut finalement dire en considérant que la pensée et l’expression se constituent en même temps. Il ne peut y avoir une pensée qui précéderait la culture, un sens qui lui serait antérieur. Dès lors, la pluralité des cultures est absolument irréductible.


En un mot, le problème était de savoir comment il est possible de soutenir contre le témoignage de la conscience que la pensée et son expression sont contemporaines. On a vu que Merleau-Ponty, dans cet extrait de la Phénoménologie de la perception de 1945, entendait finalement par pensée une expression manifestant une intentionnalité et qui appartient au monde comme être culturel capable de le penser. Dès lors, l’auteur refuse de présupposer un monde des idées à la façon de Platon et installe en l’homme le lieu de création des conditions de possibilité de la vérité.



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