jeudi 20 octobre 2022

Le travail Simone Weil : l'amélioration de l'exploitation des ouvriers

 Supposez un tourneur travaillant sur des tours automatiques. Il en a quatre à surveiller. Si un jour on découvre un acier rapide permettant de doubler la production de ces quatre tours et si on embauche un autre tourneur de sorte que chacun d'eux n'ait que deux tours, chacun a alors le même travail à faire et néanmoins la production est meilleur marché. 

Il peut donc y avoir des améliorations techniques qui améliorent la production sans peser le moins du monde sur les travailleurs.

Mais la rationalisation de Ford consiste non pas à travailler mieux, mais à faire travailler plus. En somme, le patronat a fait cette découverte qu’il y a une meilleure manière d’exploiter la force ouvrière que d’allonger la journée de travail. 

En effet, il y a une limite à la journée de travail, non seulement parce que la journée proprement dite n’est que de vingt-quatre heures, sur lesquelles il faut prendre aussi le temps de manger et de dormir, mais aussi parce que, au bout d’un certain nombre d’heures de travail, la production ne progresse plus. Par exemple, un ouvrier ne produit pas plus en dix-sept heures qu’en quinze heures, parce que son organisme est plus fatigué et qu’automatiquement il va moins vite. 

Il y a donc une limite de la production qu’on atteint assez facilement par l’augmentation de la journée de travail, tandis qu’on ne l’atteint pas en augmentant son intensité. C’est une découverte sensationnelle du patronat. Les ouvriers ne l’ont peut-être pas encore bien comprise, les patrons n’en ont peut-être pas absolument conscience ; mais ils se conduisent comme s’ils la comprenaient très bien. 

C’est une chose qui ne vient pas immédiatement à l’esprit, parce que l’intensité du travail n’est pas mesurable comme sa durée.

Au mois de juin, les paysans ont pensé que les ouvriers étaient des paresseux parce qu’ils ne voulaient travailler que quarante heures par semaine ; parce qu’on a l’habitude de mesurer le travail par la quantité d’heures et que cela se chiffre, tandis que le reste ne se chiffre pas. 

Mais l’intensité du travail peut varier. Pensez, par exemple, à la course à pied et rappelez-vous le coureur de Marathon tombé mort en arrivant au but pour avoir couru trop vite. On peut considérer cela comme une intensité-limite de l’effort. Il en est de même dans le travail. La mort, évidemment, c’est l’extrême limite à ne pas atteindre, mais tant qu’on n’est pas mort au bout d’une heure de travail, c’est, aux yeux des patrons, qu’on pouvait travailler encore plus. C’est ainsi également qu’on bat tous les jours de nouveaux records sans que personne ait l’idée que la limite soit encore atteinte. On attend toujours le coureur qui battra le dernier record. [...] 

Il n’y a donc aucune limite à l’augmentation de la production en intensité. Taylor raconte avec orgueil qu'il est arrivé à doubler et même tripler la production dans certaines usines simplement par le système des primes, la surveillance des ouvriers et le renvoi impitoyable de ceux qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas suivre la cadence. Il explique qu'il est parvenu à trouver le moyen idéal pour supprimer la lutte des classes, parce que son système repose sur un intérêt commun de l'ouvrier et du patron, tous les deux gagnant davantage avec ce système, et le consommateur lui- même se trouvant satisfait parce que les produits sont meilleur marché. Il se vantait de résoudre ainsi tous les conflits sociaux et d'avoir créé l'harmonie sociale. 

Simone WeilLa condition ouvrière, 1937, Idées Gallimard, 1976, pp. 305-307. 

 

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