En dépit de la grande
influence que le concept d’une liberté intérieure non politique a exercée sur
la tradition de la pensée, il semble qu’on puisse
affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait
d’abord expérimenté une liberté qui soit une réalité tangible dans le monde.
Nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre
commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir
un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été
comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer,
de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en
actes et en paroles. Il est clair que cette liberté était précédée par la
libération : pour être libre, l’homme doit s’être libéré des nécessités de la
vie. Mais le statut d’homme libre ne découlait pas automatiquement de l’acte de
libération. Être libre exigeait, outre la simple libération, la compagnie
d’autres hommes, dont la situation était la même, et demandait un espace public
commun où les rencontrer – un monde politiquement organisé, en d’autres termes,
où chacun des hommes libres pût s’insérer par la parole et par l’action.
Manifestement,
la liberté ne caractérise pas toute forme de rapports humains et toute espèce
de communauté. Là où des hommes vivent ensemble mais ne forment pas un corps
politique – par exemple, dans les sociétés tribales ou dans l’intimité du foyer
– les facteurs réglant leurs actions et leur conduite ne sont pas la liberté,
mais les nécessités de la vie et le souci de sa conservation. En outre, partout
où le monde fait par l’homme ne devient pas scène pour l’action et la parole –
par exemple dans les communautés gouvernées de manière despotique qui exilent
leurs sujets dans l’étroitesse du foyer et empêchent ainsi la naissance d’une
vie publique – la liberté n’a pas de réalité mondaine. Sans une vie publique
politiquement garantie, il manque à la liberté l’espace mondain où faire son
apparition. Certes, elle peut encore habiter le cœur des hommes comme désir,
volonté, souhait ou aspiration, mais le cœur humain, nous le savons tous, est
un lieu très obscur, et tout ce qui se passe dans son obscurité ne peut être
désigné comme un fait démontrable. La liberté comme fait démontrable et la
politique coïncident et sont relatives l’une à l’autre comme deux cotés d’une
même chose.
Hannah
Arendt, « Qu’est-ce que la
liberté ? », La Crise de la
culture (1968)
Quelle est
donc, me dira quelqu’un, la différence qu’il y a entre un homme libre, un
bourgeois et un esclave ? Car je ne sache point qu’aucun auteur, ancien ni
moderne, ait assez expliqué ce que c’est que liberté et servitude. Communément
on tient que la liberté consiste à pouvoir faire impunément tout ce que bon
nous semble et que la servitude est une restriction de cette liberté. Mais on
le prend fort mal de ce biais-là ; car, à ce compte, il n’y aurait
personne libre dans la république, vu que les États doivent maintenir la paix
du genre humain par l’autorité souveraine, qui tient la bride à la volonté des
personnes privées. Voici quel est mon raisonnement sur cette matière : je
dis que la liberté n’est autre chose que l’absence de tous les empêchements qui
s’opposent à quelque mouvement ; ainsi l’eau qui est enfermée dans un vase
n’est pas libre, à cause que le vase l’empêche de se répandre et, lorsqu’il se
rompt, elle recouvre sa liberté. Et de cette sorte une personne jouit de plus
ou de moins de liberté, suivant l’espace qu’on lui donne ; comme dans une
prison étroite, la captivité est bien plus dure qu’en un lieu vaste où les
coudées sont plus franches. D’ailleurs, un homme peut être libre vers un
endroit et non pas vers quelque autre ; comme en voyageant on peut bien s’avancer
et gagner pays ; mais quelquefois on est empêché d’aller à côté par les
haies et par les murailles dont on a garni les vignes et les jardins. Cette
sorte d’empêchement est extérieure et ne reçoit point d’exception ; car
les esclaves et les sujets sont libres de cette sorte, s’ils ne sont en prison
ou à la chaîne. Mais il y a d’autres empêchements que je nomme arbitraires et
qui ne s’opposent pas à la liberté du mouvement absolument, mais par accident,
à savoir parce que nous le voulons bien ainsi et qu’ils nous font souffrir une
privation volontaire. Je m’explique par un exemple : celui qui est dans un
navire au milieu de la mer, peut se jeter du tillac dans l’eau s’il lui en
prend fantaisie ; il ne rencontre que des empêchements arbitraires à la résolution
de se précipiter. La liberté civile est de cette même nature et paraît d’autant
plus grande que les mouvements peuvent être plus divers, c’est-à-dire que plus
on a de moyens d’exécuter sa volonté. Il n’y a aucun sujet, aucun fils de
famille, aucun esclave, que les menaces du magistrat, du père, ou du maître,
pour si rigoureuses qu’elles soient, empêchent de faire tout ce qu’il jugera à
propos pour la conservation de sa vie ou de sa santé. Je ne vois donc pas
pourquoi c’est qu’un esclave se plaint en cet égard de la perte de sa liberté,
si ce n’est qu’on doive réputer à grande misère d’être retenu dans le devoir et
d’être empêché de se nuire à soi-même ; car, n’est-ce pas à condition
d’obéir qu’un esclave reçoit la vie et les aliments, desquels il pouvait être privé
par le droit de la guerre, ou que son infortune et son peu de valeur méritaient
de lui faire perdre ? Les peines dont on l’empêche de faire tout ce qu’il
voudrait, ne sont pas des fers d’une servitude mal aisée à supporter, mais des
barrières très justes qu’on a mises à sa volonté. Par ainsi, la servitude ne
doit pas paraître si fâcheuse à ceux qui en considéreront bien la nature et
l’origine. Elle est d’ailleurs si nécessaire et si ordinaire dans le monde,
qu’on la rencontre dans les États les plus libres. Mais, de quel privilège
donc, me direz-vous, jouissent les bourgeois d’une ville ou les fils de
famille, par-dessus les esclaves ? C’est qu’ils ont de plus honorables
emplois et qu’ils possèdent davantage de choses superflues. Et toute la différence
qu’il y a entre un homme libre et un esclave est que celui qui est libre n’est
obligé d’obéir qu’au public et l’esclave doit obéir aussi à quelque
particulier. S’il y a quelque autre liberté plus grande, qui affranchisse dès
l’obéissance aux lois civiles, elle n’appartient pas aux personnes privées et
est réservée au souverain.
Thomas
Hobbes, Le citoyen ou Les fondements de la politique (1642), traduction de
Samuel Sorbière, secrétaire de Thomas Hobbes, 1649, relue par Thomas Hobbes.
Chapitre IX Du droit des pères et des mères sur leurs enfants et du royaume
patrimonial. IX.
Pour ce qui est du libre
arbitre, je suis complètement d’accord avec ce qu’en a écrit le Révérend Père.
Et, pour exposer plus complètement mon opinion, je voudrais noter à ce sujet
que l’indifférence me semble signifier proprement
l’état dans lequel se trouve la volonté lorsqu’elle n’est pas poussée d’un côté
plutôt que de l’autre par la perception du vrai ou du bien ; et c’est en ce
sens que je l’ai prise lorsque j’ai écrit que le plus bas degré de la liberté
est celui où nous nous déterminons aux choses pour lesquelles nous sommes
indifférents ([1]). Mais
peut-être d’autres entendent-ils par indifférence la faculté positive de se
déterminer pour l’un ou l’autre de deux contraires, c’est-à-dire pour
poursuivre ou pour fuir, pour affirmer ou pour nier. Cette faculté positive, je
n’ai pas nié qu’elle fût dans la volonté. Bien plus, j’estime qu’elle s’y
trouve, non seulement dans ces actes où elle n’est poussée par aucune raison
évidente d’un côté plutôt que de l’autre, mais aussi dans tous les autres ; à
tel point que, lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que,
moralement parlant, nous ne puissions guère choisir le parti contraire,
absolument parlant, néanmoins, nous le pouvons. Car il nous est toujours
possible de retenir de poursuivre un bien clairement connu ou d’admettre une
vérité évidente, pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là
notre libre arbitre.
De plus, il
faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la
volonté avant l’accomplissement ou pendant l’accomplissement.
Considérée
dans ces actions avant l’accomplissement, elle implique l’indifférence prise au
second sens, et non au premier. Et bien que nous puissions dire, quand nous
opposons notre propre jugement aux commandements des autres, que nous sommes
plus libres de faire les choses pour lesquelles rien ne nous a été prescrit par
les autres et dans lesquelles il nous est permis de suivre notre propre
jugement que de faire celles qui nous sont interdites, nous ne pouvons pas dire
de la même façon, quand nous opposons les uns aux autres nos jugements ou nos
connaissances, que nous sommes plus libres de faire les choses qui ne nous
semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons autant de bien
que de mal que de faire celles où nous voyons beaucoup plus de bien que de mal.
Une plus grande liberté consiste en effet ou bien dans une plus grande facilité
de se déterminer, ou bien dans un plus grand usage de cette puissance positive
que nous avons de suivre le pire, tout en voyant le meilleur. Si nous prenons
le parti où nous voyons le plus de bien, nous nous déterminons plus
facilement ; si nous suivons le parti contraire, nous usons davantage de
cette puissance positive ; ainsi, nous pouvons toujours agir plus
librement dans les choses où nous voyons plus de bien que de mal, que dans les
choses appelées par nous indifférentes. En ce sens on peut même dire que les
choses qui nous sont commandées par les autres et que sans cela nous ne ferions
point de nous-mêmes, nous les faisons moins librement que celles qui ne nous
sont pas commandées ; parce que le jugement qu’elles sont difficiles à faire
est opposé au jugement qu’il est bon de faire ce qui est commandé, et, ces deux
jugements, plus ils nous meuvent également, plus ils mettent en nous d’indifférence
prise au premier sens.
Considérée
maintenant dans les actions de la volonté pendant qu’elles s’accomplissent, la
liberté n’implique aucune indifférence, qu’on la prenne au premier ou au
deuxième sens ; parce que ce qui est fait ne peut pas demeurer non fait,
étant donné qu’on le fait. Mais elle consiste dans la seule facilité d’exécution,
et alors, libre, spontané et volontaire ne sont qu’une même chose. C’est en ce
sens que j’ai écrit que je suis porté d’autant plus librement vers quelque
chose que je suis poussé par plus de raisons, car il est certain que notre
volonté se meut alors avec plus de facilité et plus d’élan.
Descartes, Lettre au père Mesland ( ?) du 9 février 1645
Jamais nous
n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande. Nous avions perdu tous
nos droits et d’abord celui de parler ; on nous insultait en face chaque
jour et il fallait nous taire ; on nous déportait en masse, comme
travailleurs, comme Juifs, comme prisonniers politiques ; partout sur les
murs, dans les journaux, sur l’écran, nous retrouvions cet immonde et fade
visage que nos oppresseurs voulaient nous donner de nous-mêmes : à cause
de tout cela nous étions libres. Puisque le venin nazi se glissait jusque dans
notre pensée, chaque pensée juste était une conquête ; puisqu’une police
toute-puissante cherchait à nous contraindre au silence, chaque parole devenait
précieuse comme une déclaration de principe ; puisque nous étions traqués,
chacun de nos gestes avait le poids d’un engagement. Les circonstances souvent
atroces de notre combat nous mettaient enfin à même de vivre, sans fard et sans
voile, cette situation déchirée, insoutenable qu’on appelle la condition
humaine. L’exil, la captivité, la mort surtout que l’on masque habilement dans
les époques heureuses, nous en faisions les objets perpétuels de nos soucis,
nous apprenions que ce ne sont pas des accidents évitables, ni même des menaces
constantes mais extérieures : il fallait y voir notre lot, notre
destin, la source profonde de notre réalité d’homme ; à chaque seconde
nous vivions dans sa plénitude le sens de cette petite phrase banale :
« Tous les hommes sont mortels. » Et le choix que chacun faisait de
lui-même était authentique puisqu’il se faisait en présence de la mort,
puisqu’il aurait toujours pu s’exprimer sous la forme « Plutôt la mort
que... ». Et je ne parle pas ici de cette élite que furent les vrais
Résistants, mais de tous les Français qui, à toute heure du jour et de la nuit,
pendant quatre ans, ont dit non. La cruauté même de l’ennemi nous poussait
jusqu’aux extrémités de notre condition en nous contraignant à nous poser ces
questions qu’on élude dans la paix : tous ceux d’entre nous ‑ et quel
Français ne fut une fois ou l’autre dans ce cas ? ‑ qui connaissaient
quelques détails intéressant la Résistance se demandaient avec
angoisse : « Si on me torture, tiendrai-je le coup ? »
Ainsi la question même de la liberté était posée et nous étions au bord de la
connaissance la plus profonde que l’homme peut avoir de lui-même. Car le secret
d’un homme, ce n’est pas son complexe d’Œdipe ([2])ou d’infériorité ([3]), c’est la limite même de sa liberté,
c’est son pouvoir de résistance aux supplices et à la mort. À ceux qui eurent
une activité clandestine, les circonstances de leur lutte apportaient une
expérience nouvelle : ils ne combattaient pas au grand jour, comme des
soldats ; traqués dans la solitude, arrêtés dans la solitude, c’est dans
le délaissement, dans le dénuement le plus complet qu’ils résistaient aux
tortures : seuls et nus devant des bourreaux bien rasés, bien nourris,
bien vêtus qui se moquaient de leur chair misérable et à qui une conscience
satisfaite, une puissance sociale démesurée donnaient toutes les apparences
d’avoir raison. Pourtant, au plus profond de cette solitude, c’étaient les
autres, tous les autres, tous les camarades de résistance qu’ils
défendaient ; un seul mot suffisait pour provoquer dix, cent arrestations.
Cette responsabilité totale dans la solitude totale, n’est-ce pas le
dévoilement même de notre liberté ? Ce délaissement, cette solitude, ce
risque énorme étaient les mêmes pour tous, pour les chefs et pour les
hommes ; pour ceux qui portaient des messages dont ils ignoraient le
contenu comme pour ceux qui décidaient de toute la résistance, une sanction
unique : l’emprisonnement, la déportation, la mort. Il n’est pas d’armée
au monde où l’on trouve pareille égalité de risques pour le soldat et le
généralissime. Et c’est pourquoi la Résistance fut une démocratie
véritable : pour le soldat comme pour le chef, même danger, même
responsabilité, même absolue liberté dans la discipline. Ainsi, dans l’ombre et
dans le sang, la plus forte des Républiques s’est constituée. Chacun de ses
citoyens savait qu’il se devait à tous et qu’il ne pouvait compter que sur
lui-même ; chacun d’eux réalisait, dans le délaissement le plus total son
rôle historique. Chacun d’eux, contre les oppresseurs, entreprenait d’être
lui-même, irrémédiablement et en se choisissant lui-même dans sa liberté,
choisissait la liberté de tous. Cette république sans institutions, sans armée,
sans police, il fallait que chaque Français la conquière et l’affirme à chaque
instant contre le nazisme. Nous voici à présent au bord d’une autre
République : ne peut-on souhaiter qu’elle conserve au grand jour les
austères vertus de la République du Silence et de la Nuit.
Sartre, « La République du
silence », Les lettres
françaises, n°20 du 9 septembre 1944, repris in Situations, III (1949), Gallimard, 1976, pp.11-14.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire