On oppose souvent le savant au croyant,
qu’il soit religieux ou l’homme ordinaire. Le savoir abolit-il toute
croyance ?
Il est vrai que si le savoir consiste à
prouver ce qu’on avance, il abolit, c’est-à-dire supprime toute croyance, si on
entend par là toute pensée qu’on affirme sans avoir cherché à la prouver.
Cependant, le savoir ne pouvant tout
prouver, il ne paraît pas dans la possibilité d’abolir toute croyance dans la
mesure où il faut bien admettre certaines pensées pour pouvoir chercher.
Le problème se pose donc de savoir s’il
est possible de penser que le savoir abolit toute croyance ou bien s’il doit
reposer sur certaines et alors lesquelles.
Le savoir abolit bien toute croyance car,
une croyance, c’est toujours une pensée qui se donne comme vrai sans examen.
Même lorsque le sujet l’exprime sous la forme atténuée du « je crois
que… », ce n’est pas une hypothèse qui implique de refuser de croire pour
véritablement s’interroger. Le savoir début donc avec la formulation
d’hypothèse. C’est pourquoi, Alain dans ses Propos sur la religion écrivait
que pour savoir, il faut « ne plus croire ».
En outre, le savoir constitué repose sur
des preuves. Par exemple, alors que les anciens Grecs pensaient que la Terre
était une déesse aux racines profondes comme Hésiode (fin VIII° av. J.-C), les
savants de l’Antiquité ont forgé l’hypothèse d’une Terre sphérique et ont
apporté diverses preuves. Donnons-en deux : lors des éclipses de lune,
c’est toujours une forme courbe qu’on voit et c’est la forme de la Terre qui se
réfléchit (Aristote, Du ciel, livre II, chapitre 14) ;
lorsqu’un bateau apparaît à l’horizon, on voit une plus grande part du haut
d’une tour que du rivage (Strabon, Géographie, livre I, chapitre
1). Dès lors, la croyance d’une Terre déesse disparaît au profit de l’idée d’un
astre.
Toutefois, si le savoir abolit chaque
croyance auquel il s’attaque, il ne peut abolir toute croyance dans la mesure
où il n’est pas possible de tout prouver. Dès lors, n’y a-t-il pas des
croyances qu’aucun savoir ne peut abolir ?
On peut donc avec Pascal, dans les Pensées (1670,
posthume, n°110 Lafuma) considérer que la vérité ne peut pas être seulement
connue par la raison, c’est-à-dire par la faculté qui nous fait démontrer ce
qu’on avance, mais qu’elle doit être également connue par le cœur ou le
sentiment. C’est lui qui, selon Pascal, permet de connaître les premiers
principes, notamment dans les sciences, comme le temps, l’espace, le mouvement
et le nombre. Ainsi, c’est par sentiment que nous connaissons le mouvement et
le physicien ensuite comme Galilée peut établir la loi de la chute des corps,
identique pour tous les corps quel que soit leur poids. On sait que l’astronome
David Scott (né en 1932) l’a vérifié avec un marteau et une plume lors du
voyage d’Apollo 15 sur la Lune en 1971.
Le savoir ne peut non plus abolir la
croyance si on entend celle-ci au sens de la foi. En effet, lorsqu’on a foi en
un ami par exemple, ce n’est pas après avoir mené une enquête. Pourquoi a-t-on
un ami qui est telle personne ? On peut répondre comme Montaigne à propos
de son ami La Boétie : « parce que c’était lui, parce que c’était
moi » (Essais, I, 28, De l’amitié). La raison ne peut aller à
l’encontre. C’est pour cela que Pascal écrivait dans ses Pensées que
« Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ; on le
sait en milles choses » (n°423, Lafuma). En distinguant les raisons du
cœur de la raison, Pascal veut dire qu’on peut être justifié dans sa croyance
sans qu’il soit possible de l’établir.
Néanmoins, que la croyance en tant qu’elle
repose sur le sentiment ne puisse être aboli par le savoir ne signifie
nullement qu’on puisse ou doive en faire une source de vérité, ne serait-ce que
parce la croyance varie en fonction des individus, des sociétés ou groupes
sociaux ou des cultures. Ne peut-on pas alors considérer que le savoir abolit
la croyance dans la mesure où elle fixe à l’individu des idées ?
C’est que le savoir exige de douter,
c’est-à-dire de remettre en cause les croyances auxquelles on adhère sans
réfléchir, sans examen. On ne peut même pas affirmer comme Diderot dans son
article « Croire » de l’Encyclopédie, qu’il est légitime de
croire lorsqu’on a bien examiné même si on se trompe. Car, on doit toujours
douter, toujours remettre en cause même les savoirs établis : c’est à
cette condition que le savoir abolit la croyance.
Ainsi, il ne s’agit pas de se méfier de
nos amis, ni de déraciner tous les sentiments. Il s’agit de ne pas refuser
d’envisager que les choses puissent être autres que ce que nos sentiments
semblent nous dicter. C’est là le rôle de la philosophie selon Russell dans le
chapitre XV intitulé « Valeur de la philosophie » de ses Problèmes
de philosophie (1912). Elle n’est pas un savoir au sens d’un ensemble
de réponses complètes et définitives. Mais elle est un savoir au sens d’un
processus qui libère de l’enfermement où les croyances nous conduisent
lorsqu’on est fixé sur elles.
En un mot, le problème était de savoir
s’il est possible de penser que le savoir abolit toute croyance ou bien s’il
doit reposer sur certaines et alors lesquelles. Compris comme le fait de
prouver le savoir abolit bien toute croyance en apparence mais en réalité, il
ne peut abolir les croyances dans les fondements mêmes du savoir ou premiers
principes ni la croyance comme foi. Aussi, c’est en tant que processus qui
remet en cause que le savoir peut abolir toute croyance en suggérant des alternatives
possibles à ce en quoi on croit par notre culture.
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