mercredi 24 juillet 2019

L'envie

L’envie consiste à désirer ce qu’un autre possède. Thomas d’Aquin la définit ainsi : « L’envie consiste à s’attrister du bien du prochain comme s’il diminuait le nôtre et qu’il nous fit du mal. » (Somme théologique, 2ème partie de la 2ème partie, question 36 : De l’envie)
Elle passe donc pour un vice. C’est ainsi qu’on la dénonce souvent comme ce qu’il faudrait enlever du cœur des hommes. L’envie est un péché et même un péché capital. L’envie serait même le péché par excellence si l’on en croit le général de Gaulle qui se faisait théologien en dénonçant un vice national. Il faut croire que Satan a envié Dieu.
Dès lors, les inégalités économiques peuvent être conçues comme voulues par Dieu et l’on peut alors dire avec Calvin (1509-1564) : « à quoy s’accorde le dire de Salomon : Le povre et le riche se rencontrent, et Dieu esclaire les yeux des deux. Car il entend par ces mots, combien les riches soyent meslez parmy les povres au monde, toutesfois quand Dieu assigne la condition à un chacun, qu’il n'y va pas à l’estourdie, ou en aveugle, veu qu’il esclaire les uns et les autres : et ainsi il exhorte les povres à patience, pource que ceux qui ne se contentent point de leur estât, taschent entant qu’en eux est d'escourre le joug qui leur est imposé de Dieu. » Institution chrétienne (1536), livre 1er, chapitre XVI, 6.
On a pu identifier l’envie et le désir : c’est la thèse du désir mimétique de René Girard (1923-2015) qu’il a développé tout au long de son œuvre. Il n’y a de désir à proprement parler, par opposition au besoin, que si l’objet est élu par un autre que le sujet qui l’imite. S’il s’agit d’un modèle, il désire ce que l’autre désire tel Don Quichotte qui veut être comme Amadis de Gaule. S’il s’agit d’un égal, alors se constitue un rival. Ce dernier, s’il possède l’objet, sera jaloux qu’on le désire.
En dénonçant l’envie, on évite ainsi de s’interroger sur la légitimité de la possession. Ou plutôt, on peut aisément dénoncer toute revendication comme envie, donc la dévaluer. Russell a pu faire de l’envie le principe de la démocratie dans La conquête du bonheur (« Envy is the basis of democracy »). Il y a donc une dimension politique dans l’envie. Elle se situe dans la revendication d’égalité. On comprend que royaliste légitimiste Chateaubriand ait pu condamner l’égalité en la ramenant à l’envie : « L’égalité, notre passion naturelle, est magnifique dans les grands cœurs, mais, pour les âmes étroites, c’est tout simplement de l’envie ; et, dans la foule, des meurtres et des désordres ; et puis l’égalité, comme le cheval de la fable, se laisse brider et seller pour se défaire de son ennemi ; toujours l’égalité s’est perdue dans le despotisme » (Lettre à Ballanche du 18 juillet 1831).
Le milliardaire qui paye moins d’impôts que sa secrétaire devrait si on croit les contempteurs de l’envie être l’objet de la charité des pauvres qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts, voire qui n’arrivent pas à se loger. Le manant devait être charitable avec son seigneur qui lui infligeait la corvée. L’ouvrier devrait l’être avec son employeur qui lui laisse généreusement un SMIC, voire devrait renoncer à l’idée même d’un salaire minimum. Bref, un peuple pécheur ose réclamer l’égalité à ceux qui ont réussi.
Il faut alors toujours rappeler que nul ne réussit hors d’une société, hors d’une culture dont il a hérité gratuitement qui lui fournit les éléments qui font sa réussite. Le riche entrepreneur doit à ses employés sa réussite, mais aussi à l’État qui lui permet d’être protégé, etc. Et comme tous, y compris les plus pauvres, paient des impôts au moins indirects, il n’est personne qui ne se soit fait tout seul. Il n’est personne qui, actuellement, ne doive à tous les autres, “sa” réussite.
Certes, l’envie peut apparaître comme une passion destructrice due à l’opacité sociale (cf. John Rawls, Théorie de la justice, § 77). Mais, elle peut s’entendre aussi comme un affect de l’injustice sociale.
Aussi, la dénonciation de l’envie n’est rien d’autre que le désir de maintenir l’ordre social et la supposée grandeurs de l’oligarchie, c’est-à-dire du petit nombre de ceux qui possèdent et des intellectuels qu’ils rémunèrent. Quel est donc le désir qui refuse à l’autre d’accéder à ce qu’on possède soi-même ?

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