Sujet
Or la constitution républicaine, outre la pureté qui distingue son origine, puisqu’elle dérive de la source pure de l’idée du droit, a encore l’avantage de nous montrer en perspective l’effet que nous souhaitons, c’est-à-dire la paix perpétuelle ; en voici la raison. — Lorsque (comme cela doit nécessairement être dans une constitution républicaine) la question de savoir si la guerre aura lieu ou non ne peut être décidée que par le suffrage des citoyens, il n’y a rien de plus naturel qu’ayant à décréter contre eux-mêmes toutes les calamités de la guerre, ils hésitent beaucoup à s’engager dans un jeu si périlleux (car il s’agit pour eux de combattre en personne ; de payer de leur propre avoir les frais de la guerre ; de réparer péniblement les dévastations qu’elle laisse après elle ; enfin, pour comble de maux, de contracter une dette nationale, qui rendra amère la paix même et ne pourra jamais être acquittée, parce qu’il y aura toujours de nouvelles guerres). Au lieu que, dans une constitution où les sujets ne sont pas citoyens, et qui par conséquent n’est pas républicaine, une déclaration de guerre est la chose la plus aisée du monde, puisque le souverain, propriétaire et non pas membre de l’État, n’a rien à craindre pour sa table, sa chasse, ses maisons de plaisance, ses fêtes de cour, etc., et qu’il peut la décider comme une sorte de partie de plaisir, pour les raisons les plus frivoles, et en abandonner indifféremment la justification, exigée par la bienséance, au corps diplomatique, qui sera toujours prêt à la fournir.
Pour que l’on ne confonde pas (comme on le fait communément) la constitution républicaine avec la démocratique, je dois faire les remarques suivantes. Les formes d’un État (civitas) peuvent être divisées, soit d’après la différence des personnes qui jouissent du souverain pouvoir, soit d’après la manière dont le peuple est gouverné par son souverain, quel qu’il soit. La première est proprement la forme de la souveraineté (forma imperii), et il ne peut y en avoir que trois : en effet, ou bien un seul, ou bien quelques-uns unis entre eux, ou bien tous ceux ensemble qui constituent la société civile possèdent le souverain pouvoir (autocratie, aristocratie et démocratie, pouvoir du prince, pouvoir de la noblesse et pouvoir du peuple). La seconde est la forme du gouvernement (forma regiminis) ; elle concerne le mode, fondé sur la constitution (sur l’acte de la volonté générale, qui fait d’une multitude un peuple), suivant lequel l’État fait usage de sa souveraine puissance, et elle est sous ce rapport ou républicaine ou despotique. Le républicanisme est le principe politique de la séparation du pouvoir exécutif (du gouvernement) et du pouvoir législatif ; le despotisme est le gouvernement où le chef de l’État exécute arbitrairement les lois qu’il s’est données à lui-même, et où par conséquent il substitue sa volonté particulière à la volonté publique. — Parmi les trois formes politiques, indiquées plus haut, celle de la démocratie, dans le sens propre de ce mot, est nécessairement un despotisme, puisqu’elle établit un pouvoir exécutif, où tous décident sur et même contre un seul (qui ne donne pas son assentiment), et où par conséquent la volonté de tous n'est pas celle de tous, ce qui est une contradiction de la volonté générale avec elle-même et avec la liberté.
Toute forme de gouvernement, qui n'est pas représentative, n'en est pas proprement une, car le législateur ne peut être en une seule et même personne l’exécuteur de sa volonté (de même que dans un syllogisme l’universel de la majeure ne peut être en même temps dans la mineure la subsomption du particulier sous l’universel) ; et, quoique les deux autres formes politiques aient toujours l’inconvénient d’ouvrir la voie à ce mode de gouvernement, il leur est du moins possible d’admettre un mode de gouvernement conforme à l’esprit du système représentatif, comme Frédéric II le déclarait au moins, en disant qu’il n'était que le premier serviteur de l’État ; au lieu que la démocratie rend ce mode de gouvernement impossible, puisque chacun y veut être maître. — On peut donc affirmer que plus est petit le personnel du pouvoir politique (le nombre des gouvernants), et plus au contraire est grande leur représentation, plus la constitution politique se rapproche du républicanisme et peut espérer de s’y élever enfin par des réformes successives. C’est pour cette raison que dans l’aristocratie il est déjà plus difficile que dans la monarchie d’arriver à cette constitution juridique, la seule qui soit parfaite, et que dans la démocratie il est impossible d’y arriver autrement que par une révolution violente. Mais le mode de gouvernement est, sans aucune comparaison, beaucoup plus important pour le peuple que la forme de l’État (quoique le plus ou moins d’harmonie de cette dernière avec le but que je viens d’indiquer ne soit pas du tout chose indifférente). Or, pour être conforme à l’idée du droit, la forme du gouvernement doit être représentative ; c’est le seul système où un gouvernement républicain soit possible, et sans lui tout gouvernement (quelle qu’en soit d’ailleurs la constitution) est arbitraire et despotique. — Aucune des anciennes soi-disant républiques n’a connu ce système, et toutes ont dû nécessairement aboutir au despotisme, qui est encore le moins insupportable, quand il est celui d’un seul.
Kant, Vers la paix perpétuelle, 1796.
RÉSUMÉ DE TEXTE
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Vous indiquerez impérativement le nombre total de mots utilisés et vous aurez soin d’en faciliter la vérification en mettant un trait vertical tous les vingt mots.
Des points de pénalité seront soustraits en cas de non-respect du nombre total de mots ± 10% utilisés.
RAPPEL
On appelle mot, toute unité typographique signifiante séparée d’une autre par un espace ou un tiret.
Exemple :
c’est-à-dire = 4 mots
j’espère = 2 mots
après-midi = 2 mots
Mais :
aujourd’hui = 1 mot
socio-économique = 1 mot
puisque les deux unités typographiques n’ont pas de sens à elles seules
a-t-il = 2 mots
car “t” n’a pas une signification propre.
Attention : un pourcentage, une date, un sigle = 1 mot
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DISSERTATION
(20 points)
Dans quelle mesure votre lecture des œuvres du programme vous permet-elle de soutenir avec Kant que « la démocratie, dans le sens propre de ce mot, est nécessairement un despotisme » (l.37) ?
Corrigé
1) Analyse du texte.
Kant commence par indiquer que la constitution républicaine montre la possibilité de la paix perpétuelle, thème du livre comme l’indique le titre. Il annonce une raison qui est la suivante. Dans une république, les citoyens hésiteront à déclarer la guerre car c’est eux qui en pâtiront alors que lorsque les sujets ne sont pas citoyens, la guerre ne gêne pas les plaisirs du souverain.
Il précise ensuite qu’il ne faut pas confondre république et démocratie. On comprend qu’il y ait interrogation puisqu’il a parlé de république et de citoyens qui décident de la paix ou de la guerre. Or, la démocratie passe pour le régime où les citoyens décident. Quelle différence alors ?
Pour distinguer les deux, il précise qu’il est possible de distinguer les formes d’un État de deux façons, soit d’après les personnes qui ont la souveraineté, soit d’après la manière de gouverner du souverain. La première, il la nomme la forme de la souveraineté et il distingue ainsi trois types de souveraineté selon le nombre de souverains, un seul, quelques-uns, soit la noblesse ou tous, soit le peuple. La seconde, il la nomme la forme du gouvernement. Il y en a deux : républicaine ou despotique. La forme républicaine consiste à séparer les pouvoirs législatifs et exécutif alors que le despotisme consiste en ce que celui qui fait des lois les appliquent lui-même et donc remplace la volonté publique par sa volonté. Kant en déduit que la démocratie au sens propre, c’est-à-dire le pouvoir d’un peuple qui est souverain et qui gouverne ne peut pas ne pas être un despotisme, dans la mesure où tous décident sur un seul, voire contre lui. Le despotisme tient au fait que la volonté alors n’est plus générale ou est une volonté générale qui se contredit.
Kant en vient à considérer que seule la forme de gouvernement qui est représentative est vraiment une forme, autrement dit, le despotisme n’est même pas une forme de gouvernement. Dans une parenthèse, il propose une analogie entre l’impossibilité que le législateur soit celui qui exécute sa volonté avec l’impossibilité que la majeure d’un syllogisme soit dans la mineure, ce qui revient à commettre une faute de logique. Il déduit de cette considération que le gouvernement d’un seul ou de plusieurs permet la forme représentative, ce qu’il illustre avec un mot de Frédéric II (dit Frédéric le grand, né en 1712, qui a régné de 1740 à sa mort en 1786) disant qu’il est le premier serviteur de l’État. Il tire une deuxième conséquence selon laquelle la démocratie ne permet pas la forme républicaine puisque l’absence de représentation conduit chacun à vouloir dominer. Il déduit de ces deux conséquences que plus petit est le nombre de gouvernants, plus grande est la représentation et plus la forme républicaine est possible grâce à des réformes successives. Il l’illustre en disant que l’aristocratie rend plus difficile des réformes vers la république que la monarchie. Il lui oppose la démocratie qui ne peut devenir une république que par une révolution violente. Des deux distinctions, il précise que c’est celle qui concerne la forme du gouvernement qui est importante, à savoir si elle est ou non représentative. Même si une certaine harmonie n’est pas à négliger entre la forme de l’État et la forme du gouvernement, c’est cette dernière qui est essentielle : elle doit être représentative pour être républicaine. Kant finit par en conclure que les républiques anciennes ne l’étaient pas vraiment.
2) Les idées essentielles.
1. La république rend possible la paix perpétuelle. Raison : les citoyens hésiteront à faire et subir la guerre là où le souverain qui a des sujets la fera sans être dérangé dans ses plaisirs.
2. La république n’est pas la démocratie. La forme de l’État n’est pas celle du gouvernement. La première concerne le nombre de gouvernants (monarchie, aristocratie, démocratie), la seconde la façon de gouverner : république, c’est-à-dire séparation du législatif et de l’exécutif ou despotisme, confusion des deux.
3. Déduction : la démocratie qui confond les pouvoirs est nécessairement un despotisme.
4. La représentation constitue la forme véritable de la république. Moins il y a de gouvernants et plus la représentation est possible. La démocratie empêche le passage progressif à la république. Aucune des républiques antiques ne l’étaient véritablement.
3) Proposition de résumé.
La république permet la paix définitive. Car, les citoyens refuseront une guerre qu’ils subiront et non un souverain possédant | des sujets : ses plaisirs demeurent.
Or, la république n’est pas la démocratie. Car, un régime se distingue selon le | nombre de gouvernants (monarchie, aristocratie, démocratie), ou par la forme : république ou despotisme. La république sépare les pouvoirs exécutif et | législatif contrairement au despotisme. Or, la démocratie, confondant les pouvoirs, est nécessairement despotique.
Une république suppose la représentation. Moins nombreux | sont les gouvernants et plus le gouvernement est représentatif. Seule la démocratie interdit un passage graduel à la république. Donc, | les républiques antiques ne l’étaient pas.
107 mots
4) Dissertation.
Depuis Hérodote, qui fait dialoguer les Perses Otanès, Mégabyse et Darius sur les mérites respectifs de la démocratie, de l’oligarchie et de la monarchie dans ses Histoires (livre III, Thalie, 80-83), c’est une question débattue que celle de savoir quel est le meilleur régime politique.
Ainsi Kant, durant le siècle des Lumières, après les révolutions américaine et française, a-t-il pu écrire que « la démocratie, dans le sens propre de ce mot, est nécessairement un despotisme ».
Le philosophe veut montrer que la démocratie ne peut pas ne pas impliquer un pouvoir arbitraire, contraire au droit. Mais pour ce faire, il n’entend pas par démocratie n’importe quel régime où le peuple détient un aspect du pouvoir, mais le régime qui correspond au sens propre du mot, c’est-à-dire le pouvoir du peuple. Comprenons qu’il faut que le peuple ait tous les pouvoirs et que ces pouvoirs ne soient pas séparés. Autrement dit, le peuple dans la démocratie au sens propre du mot, est à la fois le législateur et le gouvernement qui exécute.
En faisant de la démocratie un régime politique despotique, Kant propose, pour nous qui vivons en démocratie, mais peut-être pour tous, un paradoxe. Comment le régime où le peuple gouvernerait pourrait-il être celui où quelqu’un pourrait être sujet d’un pouvoir arbitraire ? Le pouvoir du peuple n’est-il pas le seul légitime et le seul qui s’oppose à tout pouvoir arbitraire ?
En nous appuyant sur un roman de Philip Roth, Le complot contre l’Amérique, deux comédies d’Aristophane, Les Cavaliers et L’assemblée des femmes (ou selon une autre traduction, les Femmes à l’assemblée) et la quatrième partie du tome II de De la démocratie en Amérique de Tocqueville, nous verrons en quoi la démocratie directe peut être nécessairement un despotisme avant de voir en quoi c’est finalement une possibilité de toute démocratie ou république avant d’examiner comment il est possible à une démocratie, quelle qu’elle soit, de ne pas être un despotisme.
La démocratie au sens propre du mot, c’est bien le pouvoir du peuple. Un pouvoir qui confine à la violence, un pouvoir qui est celui de la force comme le mot kratos (Κράτος) qu’il comprend le laisse entendre [cf. Nicole Loraux]. Reste que le peuple ne désigne pas nécessairement tout le monde. C’est ainsi qu’Aristophane en fait un personnage qui se distingue de ses serviteurs mais également des nobles, les Cavaliers qui donnent leur nom à sa pièce. Ce peuple dans l’Antiquité exclut les esclaves. Lorsqu’elle explique son communisme, Praxagora, dans les Femmes à l’Assemblée, précise que les esclaves travaillent pour tous. De même, on voit bien que la place des Juifs fait problème pour les antisémites dans leur appartenance à la citoyenneté américaine, y compris par le rabbin Bengelsdorf et la tante Evelyn Finkel. En effet, ces derniers dénoncent dans l’attitude d’Herman Roth, le père du personnage du jeune garçon, Philip Roth, une mentalité de ghetto, autrement dit, une absence d’assimilation. La démocratie vise donc à unifier le peuple au mépris de toutes les différences. Ou plutôt faudrait-il dire avec Tocqueville, qu’à l’âge de la démocratie, les individus ayant une tendance à l’individualisme, c’est-à-dire à ne s’occuper que de leurs affaires privées, laissent ainsi le pouvoir prendre une dimension tutélaire qui en fait un nouveau despotisme. Or, n’est-ce pas toujours le peuple qui a le pouvoir ? Comment pourrait-il être despotique ?
Il est clair d’abord que le peuple ne désigne jamais tous les citoyens, sauf de façon fictive. En effet, le démos de la démocratie, c’est la populace qui s’oppose aux aristocrates. L’étymologie indique justement cette force du peuple contre ceux qui n’en font pas partie. C’est ainsi qu’on voit bien que Démos qui laisse le pouvoir à un démagogue, s’inquiète seulement de son bon plaisir dans Les Cavaliers d’Aristophane. Aussi change-t-il de démagogue quand l’un ne lui convient plus comme il en fait l’aveu. On retrouve donc là un des caractères du despotisme, c’est-à-dire de la relation entre un maître et un esclave. Démosthène, au début de la pièce dit bien que Démos est le maître, en grec, despotès (δεσπότης). De même, les révolutions qui ont renforcé la démocratie comme fait social selon Tocqueville, on trouve une opposition entre le peuple et les aristocrates. C’est finalement le peuple qui devient le maître. À l’inverse, on voit bien dans Le complot contre l’Amérique, que la démocratie représentative, que Kant nomme république, implique des formes qui empêchent une prise de pouvoir. Le peuple, quoiqu’antisémite comme le montre la visite de la famille Roth à Washington où ils sont chassés d’un hôtel et apostrophés par des partisans de Lindbergh, réussissent quand même leur séjour, protégés par les droits que leur donne la constitution.
Cependant, si la démocratie comme pouvoir direct du peuple apparaît comme un despotisme, l’opposition entre la démocratie au sens propre et la république que soutient Kant ne va pas de soi. Car, comment la représentation pourrait-elle ne pas être celle de la majorité. Dès lors, n’est-ce pas toute démocratie qui est un despotisme ? La distinction entre la démocratie et la république n’est-elle pas une illusion ?
Kant, dans Vers la paix perpétuelle, distingue la république et la démocratie en ce que la première implique la séparation du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Il faut pour qu’il y ait république, selon lui, qu’il y ait représentation. On comprend donc que la république n’interdit pas un pouvoir du peuple qui vote pour des représentants constituant le pouvoir législatif, voire pour des représentants pour le pouvoir exécutif. Or, ce qu’il nomme ainsi république, c’est ce qu’on nomme de nos jours démocratie représentative. Reste que, dans ce cas, le pouvoir réel appartient à la majorité, voire au parti capable d’obtenir la majorité aux élections. Et un tel pouvoir peut d’ailleurs être réellement minoritaire. Un tel pouvoir n’est pas moins intrinsèquement despotique que celui de la démocratie directe. D’une part, il repose sur la majorité qui peut s’opposer à la minorité comme le met en scène Le complot contre l’Amérique, où, une majorité d’électeurs porte au pouvoir un antisémite qui ne considère pas les Juifs comme appartenant au peuple. En effet, dans son célèbre discours d’avril 1939, il parle de « peuple juif » ou de « race juive ». Même si la Boulè n’est pas une instance représentative ayant un pouvoir, elle joue un rôle non négligeable dans la démocratie athénienne, à savoir celui de préparer les travaux de l’assemblée et de représenter la cité aux yeux de l’étranger. Et on voit son pouvoir arbitraire à la façon dont le charcutier la retourne contre Cléon : pour le prix des anchois, les bouleutes n’examinent même pas une proposition de paix venant des Spartiates. C’est la raison pour laquelle, Tocqueville a pu développer l’idée que la société à l’âge démocratique pouvait donner naissance à un pouvoir despotique, même s’il y a représentation du peuple. Ce pouvoir vient à la fois de la centralisation et de la faiblesse des individus. Pourtant, la représentation n’est-elle pas capable de contenir les mouvement du peuple ?
Une telle idée de la représentation présuppose que les représentants seraient capables de faire ce que le peuple ne fait pas, c’est-à-dire gouverner strictement selon la volonté générale. Celle-ci n’est finalement rien d’autre que l’idée d’unanimité. Or, elle s’oppose à ce qu’implique la démocratie, c’est-à-dire la diversité et la confrontation des intérêts et des opinions. Aristophane présente ainsi dans Les Cavaliers, la différence entre le peuple et les nobles, mais aussi entre le démagogue qui veut se servir du peuple, le Paphlagonien et celui qui veut le servir, le charcutier qui se nomme Agoracritos comme il le révèle à la fin. Or, une démocratie représentative ne peut éviter de tel profit. Le complot contre l’Amérique qui présente une tentation fasciste de l’Amérique, y transpose l’échec de la république de Weimar qui a rendu possible l’apparition du nazisme. En effet, après la disparition de Lindbergh, on voit un processus similaire. L’état martial décrété, l’ennemi juif implicitement désigné d’abord par l’Allemagne nazie que reprend le vice-président Wheeler qui prend constitutionnellement le pouvoir. Aussi Tocqueville ne nie pas l’existence de classes sociales dans la démocratie représentative qu’il voit apparaître. Elles sont en lutte et ainsi, si elles renforcent le despotisme, c’est parce qu’il n’y a pas de représentation parfaite.
Néanmoins, s’il est vrai que toute démocratie rend possible le despotisme, faut-il y voir une nécessité ou seulement une possibilité qui advient comme du dehors à la démocratie ? En effet, comment l’arbitraire qui exploite serait-il possible dans un système où il s’agit finalement de permettre au peuple, en ayant le pouvoir, de ne pas être dominé ? Ne faut-il pas penser que la démocratie a, en elle, les instruments pour rendre impossible le despotisme ?
La démocratie, tout en donnant l’impression d’exercer un pouvoir seulement arbitraire, peut se réformer. L’uchronie de Philip Roth montre finalement comment la démocratie américaine se reprend de la tentation fasciste. Après la disparition du président Lindbergh, le vice-président instaure un début de dictature fascisante. Les pogroms antisémites se développent. Le sens de l’écriture de l’uchronie, c’est justement de montrer ce potentiel de la démocratie. Mais, finalement, une reprise en main, de nouvelles élections, conduisent au retour de Roosevelt. De même, dans Les Cavaliers Démos sort tout neuf, voire jeune à nouveau, après la prise de pouvoir du charcutier qui se révèle finalement différent du Paphlagonien qui représente le démagogue Cléon. Si la centralisation du pouvoir est absolument nécessaire pour Tocqueville, il n’en reste pas moins que le régime politique qui permet de choisir ses élus est bien meilleure qu’une dictature personnelle. On ne peut donc identifier formellement despotisme et démocratie dans la mesure où, même indirecte, elle peut changer de gouvernants et directe, elle peut modifier ses décisions. Enfin, ne faut-il pas penser que c’est le peuple lui-même qui agit sur lui-même ?
En effet, la démocratie a en elle le principe de la lutte contre le despotisme dans la mesure où le peuple peut se tromper dans ses décisions, mais il ne peut agir de façon arbitraire. La raison en est qu’il doit prendre des décisions valables pour tous et que le peuple n’a nul intérêt à agir contre lui-même. C’est ainsi que dans les Femmes à l’assemblée, une fois qu’elles accèdent au pouvoir, les femmes instaurent la propriété des biens et la communauté sexuelle. La règle veut alors pour que l’égalité soit assurée que les hommes et les femmes doivent d’abord satisfaire les plus vieux ou les plus vieilles d’abord. Aristophane veut bien sûr montrer l’absurdité du communisme [dont le modèle peut être cherché dans les communautés pythagoriciennes selon l’adage : « Entre amis, tout est commun » cité par Platon dans La république (IV, 424a ; V, 449c) et Les Lois(V, 739a740b) ; et plus tard par Diogène Laërce, Vies, opinions et sentences des philosophes illustres, VIII, 10]. Pour ce faire, il met aux prises, à la fin de sa pièce, un jeune homme qui veut retrouver une jeune fille, mais qui doit subir les avances de trois vieilles tour à tour, chacune étant plus vieille que la précédente. Aristophane pousse l’exigence d’égalité de la démocratie à l’absurde, mais en même temps, il montre comment la loi démocratique s’impose à tous sans que celui qui en bénéficie en soit l’origine puisque ce ne sont pas les vieilles femmes qui ont fait voter cette loi, mais les femmes en général. En outre, la loi est la même pour les hommes. C’est finalement la capacité de la démocratie à se réformer qu’Aristophane montre. Une mauvaise réforme peut être corrigée. Tocqueville montre comment une démocratie peut trouver en elle les ressources pour empêcher tout despotisme, aussi bien ancien que nouveau. Il faut selon lui privilégier les associations qui permettent aux individus de participer à la vie publique et surtout de contrebalancer le pouvoir de l’État. Dès lors, le face à face entre l’État et l’individu cesse. Et ce sont biens ses associations qui rendent possibles par leur poids de faire respecter les autres exigences de la démocratie. Par exemple, la liberté de la presse, que Tocqueville célèbre, se retrouve aussi dans Le complot contre l’Amérique, comme une exigence démocratique fondamentale. C’est que le despotisme veut le secret : rendre public est une façon pour la presse d’empêcher l’arbitraire. Walter Winchell illustre cette conservation de la liberté par la presse puisqu’elle permet, en rendant publics les actes du gouvernement, de s’en prémunir. Et c’est bien l’organisation communautaire, celle des Juifs par exemple, qui le permet par l’association, d’être, non pas une partie opposé, mais au contraire une partie tendue par la volonté de faire peuple avec les autres.
Disons donc pour finir que le problème était de savoir s’il était possible de penser comme le soutenait Kant que la seule démocratie directe était une forme de gouvernement despotique. On a vu comment il était possible de voir dans le pouvoir qu’exerce le peuple directement une forme de despotisme, mais qu’il fallait étendre alors l’analyse à toutes les démocraties, y compris représentatives, de sorte que la distinction que fait Kant entre démocratie et république s’avère inopérante de ce point de vue. Pourtant, il est apparu que la démocratie en elle-même, était bien plutôt un pouvoir qui empêche intrinsèquement le despotisme en ce sens que, directe ou représentative, le pouvoir du peuple peut trouver en lui les ressources pour empêcher l’arbitraire dans la mesure où la confrontation entre les parties du peuple peut toujours se modifier et ne va pas toujours dans le même sens.