Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Les mathématiques offrent ce caractère particulier et bien remarquable, que tout s’y démontre par le raisonnement seul, sans qu’on ait besoin de faire aucun emprunt à l’expérience, et que néanmoins tous les résultats obtenus sont susceptibles d’être confirmés par l’expérience, dans les limites d’exactitude que l’expérience comporte. Par là les mathématiques réunissent au caractère de sciences rationnelles, celui de sciences positives, dans le sens que le langage moderne donne à ce mot. On démontre en arithmétique que le produit de plusieurs nombres ne change pas, dans quelque ordre qu’on les multiplie : or, rien de plus facile que de vérifier en toute rigueur cette proposition générale sur tant d’exemples qu’on voudra, et d’en avoir ainsi une confirmation expérimentale. On démontre en géométrie que la somme des trois angles d’un triangle vaut deux angles droits : c’est ce qu’on peut vérifier en mesurant avec un rapporteur les trois angles d’un triangle tracé sur le papier, en mesurant avec un graphomètre (1) les trois angles d’un triangle tracé sur le terrain, et en faisant la somme. La vérification ne sera pas absolument rigoureuse, parce que la mesure d’une grandeur continue comporte toujours des petites erreurs : mais on s’assurera, en multipliant les vérifications, que les différences sont tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre et qu’elles ont tous les caractères d’erreurs fortuites. On n’établit pas d’une autre manière les lois expérimentales de la physique.
Cournot, Traité de l’enchainement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire (1861)
(1) Instrument dont se servent les arpenteurs pour mesurer les superficies. Il permet de mesurer des angles.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.
Corrigé.
Faut-il distinguer dans les sciences celles qui sont empiriques de celles qui sont purement rationnelles, c’est-à-dire qui n’empruntent rien à l’expérience, voire qui ne portent pas sur les objets empiriques ?
Tel est le problème dont il est question dans cet extrait du Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire de Cournot, ouvrage publié en 1861.
Le philosophe veut montrer que les mathématiques sont à la fois une science rationnelle et expérimentale, autrement dit qu’il y a une certaine unité de la science.
On verra quelle est la signification de sa thèse, puis la valeur des exemples d’arithmétique et de géométrie qu’il prend pour l’illustrer avant de s’interroger sur le caractère expérimental de cette science rationnelle que sont les mathématiques comparé à celui de la physique.
Cournot expose d’abord que les mathématiques sont une science rationnelle. En effet, leur caractère particulier, c’est-à-dire qui leur est propre et remarquable, c’est-à-dire qui les met à part, est que la démonstration y est possible sans recourir à l’expérience. On doit donc comprendre que ce qui est possible en mathématiques ne l’est pas dans les autres sciences comme la physique en ce que le recours à l’expérience y est décisif. Dès lors, on peut être amené à l’instar de Hume dans son Enquête sur l’entendement humain (1748 ; section IV Doutes sceptiques sur les opérations de l’entendement humain, première partie) à distinguer entre les mathématiques où règne seulement les idées avec les autres sciences qui s’établissent sur les faits et dont le mode de preuve est l’induction.
On peut entendre par démonstration l’inférence nécessaire d’une proposition à partir de prémisses vraies parce que démontrées ou parce que vraies par elles-mêmes. On doit donc comprendre que selon Cournot, les mathématiques s’appuient sur la seule raison et que celle-ci est capable d’une part de découvrir la vérité des prémisses premières, c’est-à-dire des axiomes sans les démontrer et de là en déduire les propositions démontrées ou théorèmes. Et si les propositions mathématiques sont vraies, c’est parce qu’elles dérivent nécessairement de propositions elles-mêmes vraies directement ou indirectement.
Il ajoute que les mathématiques sont aussi une science positive dans la mesure où les résultats obtenus en mathématiques, soit les théorèmes, peuvent être vérifiés par l’expérience. Il prend le terme au sens moderne. On peut penser qu’il utilise le vocabulaire d’Auguste Comte qui, dans la première leçon du Cours de philosophie positive (1830), désigne par positif un état de la pensée qui s’en tient à une vérité relative aux faits qu’il s’agit de ramener à des lois de succession ou de simultanéité nécessaire sans chercher les causes premières ou ultimes . On peut penser au vu de l’allusion que Cournot l’a vraisemblablement lu lorsqu’il publie son Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire en 1861.
On peut toutefois se demander comment s’effectue la vérification des propositions mathématiques et surtout quel peut en être le sens dans la mesure où le raison seule suffit selon Cournot à en démontrer la vérité.
Le premier exemple que donne Cournot pour montrer la positivité des mathématiques est celui de la vérification d’un théorème d’arithmétique. Comprenons que la raison seule peut démontrer que pour toute multiplication, l’ordre des termes est indifférent – ce qui n’est pas le cas de la division par exemple. Cette propriété de la multiplication, qu’on appelle la commutativité, il n’est pas nécessaire de recourir à l’expérience pour en connaître la vérité. Cournot n’indique pas comment on peut démontrer cette propriété de la multiplication. Il admet qu’on peut la démontrer : c’est donc un théorème vrai par la seule raison. Par contre, il indique comment on peut la vérifier sur des exemples aussi nombreux qu’on veut. Or, il est clair que cette vérification n’apporte en un sens rien. Son sens est donc de montrer qu’on peut appliquer les théorèmes mathématiques aux nombres qu’on utilise dans la pratique. En outre, la vérification exhaustive est par définition impossible. Elle n’est qu’inductive, c’est-à-dire, comme Hume l’a abondamment montrée, elle n’a pas de valeur de vérité, tout au plus une forte probabilité. Il faut donc comprendre qu’en montrant la possibilité de la vérification, Cournot veut mettre en évidence que les mathématiques ont une vérité empirique.
L’autre exemple qu’il prend est celui de la vérification d’un théorème de géométrie. Il s’agit du théorème selon lequel la somme des angles d’un triangle est égale à deux droits (= 180°), théorème dont on trouve déjà une démonstration dans La métaphysique d’Aristote (1051a) et surtout dans les Éléments d’Euclide (I, 32). La démonstration d’Aristote consiste à mettre en lumière que si on trace une droite parallèle à un côté, on saisit que les trois angles forment une droite. Plus précisément en s’appuyant sur l’égalité des angles alternes-internes qu’on forme en traçant la parallèle. La vérité du théorème repose selon Cournot sur la démonstration.
Cournot indique deux instruments de mesure de la somme des angles d’un triangle, à savoir le rapporteur pour la mesure sur le papier et le graphomètre pour la mesure dans l’espace. Cette vérification consiste à mesurer les angles et à en faire l’addition. Il s’agit de multiplier les exemples, mais il est impossible qu’elle rejoigne le sens universel du théorème. Là encore, la vérification a pour sens de montrer que le théorème de géométrie découvre une vérité empirique. Par définition, les différentes vérification doivent permettre de trouver les 180° qu’énonce le théorème.
Or, tel n’est pas le cas. Autant dans la vérification de la commutativité de la multiplication, l’inversion des chiffres donnait le résultat escompté, à savoir l’égalité du résultat de la multiplication, autant la mesure des angles ne va pas de même. Quel sens donc accorder à la vérification ?
En effet, Cournot présente les difficultés dont souffre la vérification de ce théorème de géométrie. Il remarque qu’elle « ne sera pas absolument rigoureuse ». On doit comprendre qu’elle ne pourra garantir l’exactitude de la vérité empirique du théorème. Le problème apparaît donc de son intérêt puisque la démonstration quant à elle assure de cette vérité. La raison qu’il en donne est que la grandeur continue, qui s’oppose aux grandeurs discrètes de l’arithmétique ne permet pas de mesure précise. Plus précisément, il parle d’une mesure qui comporte toujours des erreurs peu importantes. Or, comment une mesure peut être erronée ? Ou plutôt, comment peut-on savoir qu’une mesure est erronée ? Il faut nécessairement connaître le résultat. Or, c’est le théorème qui le donne. Comment donc la vérification pourrait-elle être erronée si justement le but est de savoir si le résultat conçu est valable ? On voit donc une sorte de cercle dans le propos de Cournot.
Or, si l’on peut rectifier les petites erreurs selon Cournot, c’est parce qu’elles vont dans les deux sens. Comprenons sur l’exemple du théorème qu’il invoque que les mesures donneront soit un chiffre supérieur à 180°, soit un chiffre inférieur à 180°. La valeur réelle est donc comprise entre les erreurs différentes. Toutefois, la vraie valeur n’est pas déterminée par la vérification, mais elle est donnée par le théorème démontré. Autrement dit, sans la démonstration du théorème, la vraie mesure resterait indéterminable car il faudrait une suite infinie de mesures pour la déterminer. On revient donc au problème de l’induction et à l’impossibilité de vérifier à proprement parler. En outre, Cournot ajoute que les erreurs présentent le caractère d’être fortuites. Qu’entendre par là ? Il faut comprendre que les erreurs sont dues à des causes qui n’ont rien à voir avec le théorème. Or, Cournot a fait remarquer que les valeurs vont dans un sens ou dans un autre. On comprend alors qu’elles ne montrent pas une valeur autre autour de laquelle se concentreraient les vérifications, que la valeur connue par la démonstration, comme 178° par exemple. Dans ce cas, c’est la proposition à vérifier qui serait erronée. C’est donc ainsi qu’on peut savoir que les erreurs sont fortuites.
Le but de son propos se manifeste dans la dernière phrase : « On n’établit pas d’une autre manière les lois expérimentales de la physique. » Par cette comparaison Cournot peut vouloir montrer plusieurs choses. D’abord, que la vérification qu’il propose des théorèmes des mathématiques est de même nature que celle des lois expérimentales de la physique. Ce qui signifie que les mesures ne sont pas toujours exactes et qu’on y élimine les erreurs fortuites. En physique, la vérification est tout aussi approximative, ce qui n’empêche pas de la tenir pour vraie. On peut illustrer le propos de Cournot par une découverte faite par un de ses contemporains. C’est ainsi que la planète Neptune dont Urbain Le Verrier (1811-1877) avait calculé l’existence et la position a été trouvée dans une position proche par l’astronome allemand Johann Galle (1810-1910) le 23 septembre 1846. Cette découverte a été estimée vérifier l’exactitude de la prédiction de l’astronome même si elle comportait une « erreur » par rapport à la prédiction. Ensuite, on peut alors jusqu’à voir dans les lois expérimentales de la physique, des théorèmes d’abord démontrées par la seule raison et d’autant plus qu’ils sont de nature mathématique. Autrement dit, la physique procéderait déductivement et ce sont les conséquences démontrées, les théorèmes ou lois expérimentales, qui donneraient lieu à vérification. Dans cette interprétation, la seule différence entre les mathématiques et la physique résiderait qu’en cette dernière, il n’y aurait pas de démonstration stricto sensu.
En un mot, le problème dont il est question dans cet extrait de son Traité de l’enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l’histoire publié en 1861 de Cournot est celui de savoir si les mathématiques, sciences rationnelles, ont aussi une dimension empirique, bref, de savoir s’il y a une certaine unité des sciences. Cournot montre donc que les conditions de vérifications des propositions mathématiques sont finalement les mêmes que celles des lois expérimentales de la physiques et que par conséquent, les sciences ont une certaine unité dans leur dimension positive.
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