« Si tu gardes confiance alors que chacun doute, / Mais sans leur en vouloir de leur manque de foi » (« If you can trust yourself when all men doubt you. / But make allowance for their doubting too ») écrit Kipling (1865-1936) dans son poème « Si ». Ainsi le doute est-il nécessairement négatif ?
Douter, c’est-à-dire hésiter quant à la vérité d’une proposition ou quant à la pertinence d’une action, voire quant à sa moralité, c’est nécessairement manquer de quelque chose de sorte qu’il semble que le doute soit nécessairement négatif.
Cependant, sans le doute, les préjugés, les illusions les plus absurdes nous gouverneraient.
On peut donc se demander si le doute est nécessairement négatif ou bien s’il est positif de façon conditionnelle ou inconditionnellement.
Le doute apparaît dans son concept comme nécessairement négatif. Il acquiert une certaine positivité comme moyen, voire est positif comme examen.
Pour qu’il y ait doute, il faut que l’esprit ne puisse se prononcer tout en voulant se prononcer. C’est en ce sens que le doute est un manque. On comprend que Spinoza montre en quoi le doute présuppose dans l’esprit plus d’une idée. Il faut qu’il y en ait une autre, obscure et confuse qui amène l’esprit à flotter entre les deux. Qui connaît ne doute pas. Et même pour douter, il est nécessaire de ne pas douter de tout sans quoi le doute serait impossible. C’est ce que montre Wittgenstein dans De la certitude [notes inachevées de 1949-1951] où il écrit : « Celui qui voudrait douter de tout n’arriverait jamais au doute. Le jeu de douter présuppose lui-même la certitude. » (§ 115). C’est donc dire que le doute en lui-même n’est rien de positif puisqu’il lui faut la positivité de la certitude pour exister. Or, le doute ne peut-il pas être un état, à savoir celui du sceptique ?
Le scepticisme se présente comme la volonté de remettre en cause toutes les croyances. Aussi refuse-t-il de ne rien affirmer et paraît faire du doute quelque chose de positif, à savoir une fin en soi. On sait comment Montaigne a fait de l’ignorance sceptique un mol oreiller, autrement dit quelque chose de positif pour la culture d’une tête bien faite. Et pourtant, le scepticisme poussé jusqu’au bout est purement négatif. On peut dire avec Spinoza dans le Traité de la réforme de l’entendement (1677 posthume et inachevé) que le sceptique ne peut même pas dire qu’il ne sait pas. Ce serait affirmer quelque chose. Le sceptique se retrouve dans l’impossibilité de dire quoi que ce soit. « Un doute qui mettrait tout en doute ne serait pas un doute. » a écrit quant à lui à juste titre Wittgenstein dans De la certitude (§ 454) car « Pour douter, ne faut-il pas des raisons ? » demande-t-il (§ 122). En effet, si je doute d’une proposition, c’est en m’appuyant sur d’autres qui, elles, ne sont pas remises en doute. Par exemple, si je doute d’avoir entendu quelqu’un, je ne doute pas du son, qu’il y a quelqu’un etc. Dès lors, un doute total n’est pas possible. C’est donc que le doute n’a pas de réalité alors que le savoir ou la croyance en ont une. C’est en ce sens que le doute est essentiellement négatif au sens de ce qui n’a pas de réalité positive.
Cependant, refuser toute positivité au doute paraît contradictoire puisque c’est le remettre en cause. Or la remise en cause présuppose le doute. Si le doute apparaît négatif lorsqu’il est sceptique ne peut-il pas avoir une positivité comme moyen d’accéder à la connaissance ?
Plutôt qu’un doute purement sceptique, on peut user du doute de façon critique comme l’entend Kant dans sa Logique [1800]. En effet, lorsqu’on n’a pas de raisons suffisantes pour porter un jugement définitif qui soit un savoir, il vaut mieux douter que croire. C’est que la croyance est négative non pas en ce sens qu’elle ne serait rien, mais en ce sens qu’elle empêche d’accéder au savoir. Même vraie, la croyance est négative dans la mesure où elle repose sur l’absence d’usage de la raison. Aussi Diderot dans l’article « Croire » qu’il a écrit pour son Encyclopédie [1751, tome 4, p. 502b], considère que c’est aller à l’encontre du devoir qu’a tout homme d’user de sa raison. Dès lors, le doute est positif en ce qu’il permet de ne pas affirmer ce qui n’est pas fondé et positif au sens où il a une valeur morale positive. Mais il n’est positif que pour cette fin. Est-ce à dire que le doute doit être limité ?
On peut le radicaliser, remettre en cause les principes qui paraissent les mieux assurés et dès lors rendre possible de dégager une certitude inébranlable. C’est ce que montre Descartes dans la quatrième partie du Discours de la méthode [1637]. En effet, si le doute n’est pas utile pour agir, il est par contre un instrument pour chercher à découvrir la vérité. Ainsi Descartes pose qu’il faut considérer comme faux ce qui n’est pas douteux afin de découvrir s’il y a quelque chose d’absolument certain. En ce sens, il montre qu’on peut douter des sens puisqu’il arrive qu’ils nous trompent ou de la raison en tant que nous sommes sujets à l’erreur et même de la distinction entre le rêve et la réalité. Il est donc possible de pousser le doute jusqu’à tout remettre en cause. Mais justement, dans la mesure où ce doute est méthodique, il conduit à ne pas tomber dans le scepticisme. Au contraire, il implique la découverte d’un premier principe : le « je pense donc je suis » (ou « cogito ergo sum »). Dès lors, le doute méthodique et radical en ce qu’il remet en cause les principes est bien positif mais uniquement comme moyen pour accéder au savoir car il marque avant cela le manque de connaissance.
Toutefois, si le doute permet de sortir des croyances et d’accéder au savoir, ne faut-il pas nécessairement qu’il soit permanent pour que le savoir ne retombe pas dans la croyance ? Or, ne retombe-t-on pas ainsi dans le scepticisme ?
Le doute négatif c’est celui qui vient d’une croyance déçue comme le soutient à juste titre Alain dans un de ses Propos [« Les ânes rouges », propos du 5 mai 1931 dans Alain, Propos, Gallimard, « La Pléiade », 1956, pp.1014-1016]. C’est ce doute négatif que Spinoza analyse dans le Traité de la réforme de l’entendement. Ainsi, le paysan ne croit pas que le Soleil est plus grand que la Terre. Pour en douter, il faut penser à l’illusion des sens et donc remettre en cause la croyance. Le doute véritable quant à lui est positif et consiste à ne jamais croire. Il ne détruit pas simplement les croyances. Il est le principe de la connaissance. Comprenons qu’il consiste à toujours examiner. Mais ne nous reconduit-il au scepticisme ?
Nullement. Car, la connaissance exige pour être pure de ne reposer sur aucune croyance. C’est pour cela qu’Alain use de la métaphore du sel pour définir le doute. Et il précise que comme le sel pour les viandes, il conserve les connaissances qui, sans lui, seraient rapidement pourries. En effet, s’en tenir au savoir acquis, c’est renoncer au savoir. Dire avec Wittgenstein dans De la certitude (§ 291) que nous savons que la Terre est ronde, c’est énoncer une approximation mais surtout, c’est couper la connaissance de l’appareil de ses preuves, c’est-à-dire que ce n’est plus une connaissance. Le doute positif qui consiste à toujours examiner, c’est-à-dire à ne jamais se reposer sur des supposés croyances premières a bien besoin comme tout doute de présuppositions comme Wittgenstein le soutient dans De la certitude (§ 343), mais il n’est pas utile que ces présuppositions soient elles-mêmes des croyances. Elles n’ont de valeur que provisoires. Et c’est précisément parce qu’il accepte du provisoire que le doute n’est pas sceptique et est donc essentiellement positif.
Disons donc pour finir que le problème était de savoir si le doute est nécessairement négatif. Et nous avons vu qu’il apparaît en première analyse comme n’étant rien et même nuisible lorsqu’il prend l’allure du scepticisme, c’est-à-dire qu’il nous est d’abord apparu comme nécessairement négatif. Pourtant, il a une part de positivité entendu comme moyen pour remettre en cause les croyances. Mais en ce sens, il reste nécessairement négatif puisqu’il implique un manque. Or, comme la connaissance exige de ne pas croire, c’est le doute qui empêche qu’elle retombe dans la croyance, qui permet à l’esprit de rester lucide, y compris pour agir. Le doute entendu comme examen permanent, finalement, celui que Socrate a mis en œuvre, ne peut donc pas être négatif.
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