Il est courant d’opposer la croyance et la raison. L’une est une confiance donnée parfois dans la claire conscience de l’absence de preuve comme dans la foi. Lorsque le Christ se montre à Saint Thomas qui ne voulait pas croire qu’il soit ressuscité, il lui précise qu’il est préférable de croire sans voir selon L’évangile de Jean. Bref, croire en quelque chose, c’est justement ne pas user de sa raison de sorte que croire la raison paraît une contradiction dans les termes.
Cependant, pour user de la raison, encore faut-il lui faire confiance, c’est-à-dire croire en elle sans quoi comment pourrait-on accepter son verdict ? Ne serait-on pas alors conduit à une sorte de doute stérile, d’incertitude perpétuelle ?
Dès lors, faut-il croire la raison et si oui comment est-ce possible ?
La raison consiste à inférer, c’est-à-dire qu’à partir de prémisses données, elle en tire des conséquences qui sont légitimes si et seulement si elles sont en cohérence avec les prémisses. La raison produit des raisonnements ou syllogismes pour le dire à la façon des Grecs. Or, la vérité de l’inférence dépend de la cohérence du raisonnement, la vérité des propositions inférées dépend de la vérité des prémisses. La raison ne peut la déterminer puisqu’il faudrait qu’elle l’infère d’autres prémisses, et ainsi de suite à l’infini.
Par conséquent, les principes sur lesquels la raison repose dans son exercice ne dépendent pas d’elles. Admettre que ce sont des principes au sens de propositions vraies quoiqu’indémontrables est une croyance. Tel est le cas du mathématicien qui admet des axiomes ou des postulats et qui démontre à partir d’eux des théorèmes. Or la raison, comme elle est refus de la croyance parce qu’elle consiste à inférer, ne peut y adhérer. La raison ne peut croire. La raison ne peut croire la raison.
C’est pourquoi le scepticisme consiste en ce refus par la raison de croire en elle-même dans la mesure où il est recherche rationnelle, c’est-à-dire qu’il est un exercice radical de la raison qui refuse d’admettre ce qui n’a pas été dérivé de preuves. Le scepticisme refuse donc l’idée de principes, y compris le principe qu’il y a de la vérité, en vertu de ce refus constitutif de la raison de croire. Car, c’est admettre sans preuves que croire, quel que soit l’objet de la croyance. Et donc croire est toujours sans raisons légitimes de sorte que croire la raison est bien finalement contradictoire.
Néanmoins, ce refus de la raison de croire en elle-même la conduit finalement à se nier. Mais un tel refus conduit en un autre sens à lui faire absolument confiance pour examiner son propre pouvoir. Dès lors, ne faut-il pas admettre une source légitime de croyance qui permet de fixer dans quelle mesure on peut croire la raison ? Croire la raison, n’est-ce pas admettre qu’au dessus d’elle il y a une source plus haute de vérité ?
On peut en ce sens s’appuyer sur la distinction que propose Pascal dans ses Pensées [n°110 Lafuma] entre deux sources de la connaissance de la vérité, à savoir le cœur et la raison. Si la seconde se définit par l’inférence, elle trouve dans le premier les principes qui en rendent l’usage légitime et qui lui permette de commencer. Car sans principes, la raison ne pourrait même pas proposer une première conclusion.
Dès lors, lorsque le cœur ne fournit pas les connaissances nécessaires, il faut croire la raison car c’est elle qui permet et fait les bonnes inférences. C’est le cas selon Pascal dans les sciences comme les mathématiques, ce qui lui fait dire que « ce qui passe la géométrie nous surpasse » (De l’esprit géométrique). Hors de là, la raison doit aussi s’appuyer sur l’expérience et si on croit ses inférences, on ne peut la croire sans que l’expérience vienne la confirmer ne serait-ce que provisoirement.
Par contre, on ne peut croire la raison dans le champ des principes. Là, c’est l’inverse, il ne faut croire que le cœur et non la raison. Et selon la formule célèbre de Pascal, « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point » [n°423 Lafuma]. Autrement dit, ce qui fait croire appartient au cœur qui est une source plus haute que la raison. C’est pour cela que Pascal légitime la croyance religieuse même si elle passe la raison. Elle est foi, c’est-à-dire « Dieu sensible au cœur » [n°172 Lafuma]. Et c’est le cœur qui fonde même qu’on doit croire la raison dans son domaine, celui de l’inférence, celui de la recherche des faits dans le champ de l’expérience.
Toutefois, cette distinction entre le cœur et la raison a l’inconvénient d’être arbitraire. Ne suffit-il pas de dire dans cette doctrine qu’on nomme le fidéisme qu’une croyance est conforme à notre cœur pour contredire la raison ? Si par contre, on l’examine par la raison, dès lors, il ne peut y avoir de source plus haute qu’elle. Dès lors, la raison ne peut-elle pas examiner son propre pouvoir et déterminer sa valeur indépendamment de toute foi, y compris en elle-même ?
La raison n’est pas seulement la capacité à inférer. Elle est aussi la faculté de distinguer le vrai du faux comme Descartes la définit dans la première phrase du Discours de la méthode (1637). Car si l’inférence est une opération de la raison, encore faut-il qu’elle s’opère par un acte qui n’est pas lui-même une inférence, sans quoi il faudrait une autre inférence et ainsi de suite à l’infini. Or, admettre la validité de la raison sans examen, c’est justement contredire à la capacité de la raison d’examiner. Mais se contenter de l’examiner toujours, n’est-ce pas tomber dans les contradictions du scepticisme ?
Dès lors, pour sortir de ce cercle apparent, on peut procéder comme Descartes l’a proposé : à savoir, refuser de tenir pour vrai tous les principes pour lesquels on pourrait admettre quelque doute que ce soit : c’est ce qu’on nomme le doute méthodique. Aussi, non seulement Descartes montre qu’on peut douter des sens qui nous trompe quelquefois, mais en outre, on peut douter de la raison dans la mesure où on peut douter qu’elle nous permette d’arriver à la vérité. En effet non seulement il nous arrive de nous tromper, mais en outre, on demeure incertain de l’origine de notre être, un Dieu trompeur ou le hasard, etc. comme il le soutient dans la première de ses Méditations métaphysiques.
Or, ce doute méthodique conduit selon Descartes à l’affirmation d’un principe, celui du sujet qui doute. Dès lors, la raison ne peut pas ne pas trouver en elle des principes – et non dans un principe extra rationnel comme le cœur ou quelque instinct. Ses principes, elle doit les examiner, chercher s’ils ne conduisent pas à des conséquences absurdes, et dès lors les remplacer par d’autres. Ses principes doivent être universels, ce qui n’est pas le cas de la foi religieuse. Bref, la raison peut s’exercer sans jamais tomber dans une croyance, y compris en elle-même et sans tomber non plus dans un scepticisme stérile.
Ce n’est donc pas pour rien qu’Alain dans un de ses Propos soutenait qu’il ne fallait jamais croire et examiner toujours [« Les ânes rouges », propos du 5 mai 1931]. Tel est le propre de la raison qui refuse par conséquent de s’en tenir à une position définitive. Et un tel doute n’est pas le doute sceptique qui n’a pour objet que de remettre en cause la raison. Il est tout aussi bien celui que mettent en œuvre les sciences qui selon Karl Popper dans ses Conjectures et réfutations, repose sur le principe de la falsification, c’est-à-dire sur l’élaboration d’hypothèses que l’on peut tester.
Disons donc pour finir que nous nous sommes demandés s’il faut ou non croire la raison. Refuser de croire la raison, c’est révéler le propre du scepticisme qui conduit finalement à rejeter le pouvoir de la raison. Croire la raison, c’est admettre qu’il y a des principes connus indépendamment d’elle qui en fixerait les limites. Ces deux solutions apparaissent finalement arbitraires. La raison peut s’exercer sans se croire elle-même en usant, y compris vis-à-vis d’elle du doute méthodique, c’est-à-dire de la tentative toujours renouvelée de remettre en cause les principes admis pour en découvrir de vrais.
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