Le premier qui a pensé que la Terre est sphérique, que ce soit le pythagoricien Philolaos de Crotone (V° av. J.-C.) ou le philosophe Parménide d’Élée (fin du VI°-V° av. J.-C.) ou un autre, a soutenu quelque chose de vraie, qu’il ait pu ou non le démontrer. Lorsqu’on pense qu’une pensée ou proposition est vraie, elle l’est qu’on la démontre ou non. L’idée d’une vérité non démontrée, voire indémontrable, c’est-à-dire telle qu’aucune démonstration n’apparaît possible paraît avoir un sens. Or, y a-t-il des vérités indémontrables ?
On admet généralement qu’il n’y a de vérités qu’en sciences parce que là se trouvent des démonstrations, bref, on laisse entendre qu’il n’y a de vérités que démontrées et démontrables, faute de quoi n’importe qui pourrait soutenir que n’importe quoi est vrai.
Or, toute démonstration repose sur des prémisses et il n’est pas possible de les démontrer indéfiniment de sorte qu’il semble nécessaire d’admettre des principes premiers, c’est-à-dire des vérités indémontrables pour que la démonstration elle-même soit possible.
Dès lors on peut se demander s’il y a des conditions, et lesquelles, qui permettent d’admettre l’existence de vérités indémontrables ou bien si la démonstration est autrement possible.
Le cœur donne aux premiers principes l’évidence qui en fait la vérité, mais le sujet paraît un fondement des premiers principes même si la démonstration peut se passer de vérités indémontrables.
La démonstration, comme le montre Aristote, repose sur des prémisses vraies. Les premières prémisses doivent être vraies par elles-mêmes. C’est le propre du syllogisme démonstratif par opposition et différence avec le syllogisme dialectique qui repose sur des opinions probables comme le soutient Aristote dans les Topiques (I, 1, 100a). Ce n’est donc pas seulement l’inférence qui fait la démonstration mais la qualité des prémisses. En effet, une inférence est nécessaire étant données certaines prémisses. C’est ce que montre les raisonnements purement formels où on enlève toute référence empirique en prenant des symboles comme “Tous les A sont B, tous les C sont A, donc tous les C sont B.” Mais si les prémisses sont fausses, la démonstration elle-même est fausse. Admettre donc des premiers principes, c’est-à-dire des vérités indémontrables qui servent à démontrer les vérités démontrables paraît une nécessité pour toute démonstration qui prétend être absolument vraie. Mais comment les reconnaître ?
On peut avec Pascal dans les Pensées distinguer deux facultés distinctes en l’homme, le cœur et la raison. La raison est la faculté de l’inférence. Mais elle ne peut elle-même démontrer les premiers principes. Car sinon, on peut rétorquer avec les sceptiques qu’elle tombe dans une régression infinie. Car il faut des prémisses nouvelles pour démontrer et ainsi de suite à l’infini. Outre ce second des cinq modes sceptiques du philosophe Agrippa (peut-être 1er siècle av. J.-C.), on peut aussi s’appuyer sur le cinquième, le diallèle. En effet, la tentation est grande de prendre une proposition pour en démontrer d’autres et réciproquement. On tourne alors dans un cercle. Contre le scepticisme, on peut donc rétorquer que c’est présupposer que la raison peut juger de tout. Aussi Pascal pose-t-il que les premiers principes, c’est-à-dire les vérités indémontrables qui fondent la démonstration, sont des vérités non de la raison, mais du cœur, c’est-à-dire de la sensibilité. De ces vérités, dans les Pensées, Pascal cite « espace, temps, mouvement, nombres » [Lafuma 110, Brunschvicg, 282], soit les notions fondamentales des mathématiques et de la physique.
On peut donc aller plus loin et admettre comme vérités indémontrables les vérités de la religion. Car « C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison. » (Pascal, Pensées, Lafuma 424, Brunschvicg 278). La raison qui ne peut que tirer des conséquences ne peut discuter de telles vérités. Qu’elles soient indémontrables ne leur enlève rien. De même il faut admettre sur cette base les vérités du sentiment. Car, s’il est vrai que « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point, on le sait en mille choses » (Pascal, Pensées, Lafuma 423, Brunschvicg 277), force est d’admettre qu’un sentiment est vrai sans qu’il soit démontrable.
Cependant, on ne peut s’en tenir simplement au cœur comme source des vérités indémontrables parce que premières dans la mesure où il est impossible de s’assurer qu’elles sont bien identiques en tout homme. C’est ce que montre notamment les différences de religion. Quant aux sentiments, loin d’être vrais, ils sont souvent obscurs comme dans l’amour qui se confond parfois avec la haine pour peu qu’il ne soit pas réciproque comme Hermione avec Pyrrhus dans l’Andromaque (1667) de Racine (1639-1699). Dès lors, pour pouvoir affirmer des vérités indémontrables, ne faut-il pas une remise en cause radicale pour déterminer si elles existent bien ?
On peut donc adopter une attitude plus radicale qui consiste à remettre en cause tous les principes acceptés comme évidents. Tel est le doute méthodique que propose Descartes. Il consiste à considérer comme faux tout ce qui est simplement douteux pour découvrir s’il y a des vérités accessibles ou non. Ainsi, dans la quatrième partie du Discours de la méthode (1637) rejette-il le témoignage des sens en ce qu’il trompe quelque fois. Il rejette également les démonstrations de la raison quelque évidents que paraissent les axiomes car on s’y trompe également. Enfin, remarquant que nos représentations sont les mêmes à l’état de veille et pendant le rêve, il en vient à rejeter toutes les vérités admises, bref, à considérer méthodiquement que tout est faux. Cette remise en cause semble conduire au scepticisme le plus radical.
Or, dans l’hypothèse d’une remise en cause de tous les principes, il n’est pas possible de penser que le sujet que je suis qui admet que tout est faux ne soit lui-même rien. Si je doute, je suis. D’où le premier principe véritable que pose Descartes : « je pense donc je suis ». Il faut comprendre qu’il est impossible de penser qu’on n’est pas. C’est donc là une vérité indémontrable et qui ne s’appuie pas sur l’acceptation sans discussion de l’évidence. Au contraire, c’est une évidence absolue parce qu’elle ne peut être remise en doute. C’est sur la base de ce premier principe que je peux admettre d’autres principes et que la règle de l’évidence est fondée. Pourtant comment m’assurer que la démonstration est bien vraie au sens matériel du terme, c’est-à-dire porte sur la réalité ?
Pour cela il faut démontrer l’existence de Dieu selon Descartes. Précisons pour parler comme Pascal dans le Mémorial du 23 novembre 1654, qu’il ne s’agit pas du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob qui ne peut qu’être objet de foi, mais du Dieu des philosophes et des savants. Or, cette démonstration étant admise, elle repose sur l’évidence et elle la fonde en retour, ce qui constitue un cercle vicieux. En outre, elle repose sur l’idée que nier l’existence de Dieu serait se contredire car un être parfait ne peut pas ne pas exister. Or, l’existence « n’est pas un prédicat réel » comme le soutient Kant dans la Critique de la raison pure [1787, Dialectique transcendantale, chapitre III]. L’existence n’ajoute rien au concept de la chose et pourtant, il introduit une différence. Car être un simple concept n’est pas être une existence. Celle-ci n’est que la position dans le réel d’un objet sur la base de l’expérience corroborée du sujet.
Toutefois, le sujet lui-même n’est pas une certitude absolue. On peut non seulement nier avec Bachelard dans la Poétique de la rêverie (1960) qu’il y ait un sujet dans la rêverie de la nuit, mais même à l’état de veille, le cogito ne peut se séparer des perceptions ou passions de sorte que sa certitude n’est pas première comme Hume en fait la critique dans son Traité de la nature humaine (1739). Mieux ! On peut dire avec Nietzsche dans Par delà bien et mal (1886) que l’existence du sujet, ce n’est pas tant une certitude grammaticale que l’effet de l’habitude grammaticale de sorte que la pensée est un processus dont l’attribution à un sujet est sujette à caution. Dès lors, s’il est impossible de fonder les premiers principes sur l’évidence du sujet qui se retourne sur sa propre certitude, ne faut-il pas renoncer à l’idée même de vérités indémontrables, au moins dans l’ordre de la connaissance ? Comment est-ce possible s’il y a bien des démonstrations ?
Si démontrer, c’est dériver nécessairement une proposition d’autres propositions qui elles-mêmes sont soit démontrées, soit ne le sont pas, alors la démonstration doit être conçue comme nécessaire hypothétiquement. On peut donc tenir les prémisses dans une démonstration non pas comme vraies et s’enquérir ensuite de la source de leur vérité, mais comme de simples hypothèses. Ainsi, du point de vue formel, lorsqu’on raisonne hypothétiquement, la nécessité de la conséquence ne requiert pas de s’interroger sur la valeur de vérité des prémisses. Par exemple, formellement, la proposition “Si tous les A sont B et si tous les C sont A, alors tous les C sont B” est vraie, que les deux premières propositions soient vraies ou fausses. Dès lors, la démonstration ne requiert nullement des vérités indémontrables pour être possible. On peut donc se passer de l’idée qu’il existe des vérités indémontrables. Ne faut-il pas alors considérer que la démonstration repose sur des sables mouvants ?
En réalité, qu’on tienne ou non pour vraies les prémisses de la démonstration, celle-ci demeure identique. C’est donc la nécessité de l’inférence qui importe. Or, les prémisses qui servent de points de départ dans les mathématiques, c’est-à-dire les axiomes, sont choisies de telle sorte à être en petit nombre et à apparaître comme facile à admettre. Même lorsqu’elles ne paraissent pas évidentes, c’est la multiplicité des conséquences cohérentes entre elles qui font la valeur de la démonstration. Pour qu’elle soit valide, il faut qu’elle soit cohérente. De ce point de vue, la cohérence donne une vérité simplement possible aux propositions démontrées, c’est-à-dire aux théorèmes. Reste que la démonstration alors ne pourrait toucher le réel.
Pour que la démonstration s’applique au réel, il faut que l’expérience entre en ligne de compte. Pour cela, il ne faut pas compter sur une vérification impossible. En effet, l’expérience est toujours particulière. Elle ne peut réussir à valider une proposition universelle. C’est pourquoi l’induction n’est jamais démonstrative. Par contre, lorsque l’expérience est déduite d’une théorie, elle peut l’invalider. C’est en ce sens qu’elle a une valeur démonstrative. Si elle l’invalide, on démontre alors la fausseté des points de départ. Par contre, si elle ne l’invalide pas, les points de départ restent hypothétiques, mais l’expérience s’intègre alors à la démonstration.
Disons donc pour conclure que le problème était de savoir si et comment il est possible d’admettre qu’il y a des vérités indémontrables ou si la démonstration est possible sans elles. On a pu soutenir avec Pascal contre le scepticisme que le cœur pouvait fonder la vérité des premiers principes et donc justifier l’idée de vérités indémontrables, y compris celles des sentiments. Mais la diversité des sentiments interdit de s’assurer de leur vérité. La remise en cause conduit bien en apparence à l’affirmation du sujet comme premier principe absolument vrai. Mais, non seulement on ne peut fonder sans diallèle quelque vérité que ce soit sur le seul sujet, mais on peut même remettre en cause le lien d’évidence que Descartes suppose entre le sujet et la pensée. Aussi doit-on renoncer à l’idée de vérités indémontrables sans renoncer à la démonstration. Si elle ne découvre que des possibles, si elle ne touche le réel que négativement lorsque l’expérience comme conséquence déduite l’invalide, elle n’en reste pas moins le seul moyen pour penser de façon cohérente et donc pour éliminer les confusions de l’esprit.
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