jeudi 24 septembre 2020

une question d'interprétation philosophique: l'expression de soi selon Bergson

 Sujet :

Il y aurait donc enfin deux moi différents, dont l’un serait comme la projection extérieure de l’autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale. Nous atteignons le premier par une réflexion approfondie, qui nous fait saisir nos états internes comme des êtres vivants, sans cesse en voie de formation, comme des états réfractaires à la mesure, qui se pénètrent les uns les autres, et dont la succession dans la durée n’a rien de commun avec une juxtaposition dans l'espace homogène. Mais les moments où nous nous ressaisissons ainsi nous-mêmes sont rares, et c’est pourquoi nous sommes rarement libres. La plupart du temps, nous vivons extérieurement à nous-mêmes, nous n'apercevons de notre moi que son fantôme décoloré, ombre que la pure durée projette dans l'espace homogène. Notre existence se déroule donc dans l'espace plutôt que dans le temps : nous vivons pour le monde extérieur plutôt que pour nous ; nous parlons plutôt que nous ne pensons ; nous « sommes agis » plutôt que nous n’agissons nous-mêmes. Agir librement, c'est reprendre possession de soi, c'est se replacer dans la pure durée.

Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), conclusion.

 

Question d’interprétation philosophique : L’expression de soi est-elle toujours libératrice ?

 

Corrigé 

L’expression de soi, c’est la manifestation, l’extériorisation de soi. Elle permet alors de se libérer de ce qu’on a en soi et qui est susceptible de nous empêcher d’être nous-mêmes.

Néanmoins, Bergson, dans la conclusion de son Essai sur les données immédiates de la conscience, oppose la pensée et la parole, la seconde nous enfermerait dans le social là où la première nous permettrait de nous libérer.

Dès lors, en quoi, l’expression de soi est-elle libératrice ?

 

Bergson distingue deux moi, dont l’un est la projection de l’autre. Il en est donc une expression. Ce deuxième moi qu’il qualifie de « fantôme décoloré » est un moi social qui masque le vrai moi. Il est donc une expression du moi aliénante plutôt que libératrice.

C’est en effet une expression qui transforme en espace ce qui n’est que durée. Elle est déformante. La spatialisation sépare ce qui est mêlé dans la durée. Elle ramène à la mesure ce qui lui est réfractaire.

Ne peut-on pas s’exprimer et se libérer par la parole ?

 

La parole se situe dans cette vie extérieure et sociale où nous sommes agis, c’est-à-dire aliénés, autrement dit où nous sommes séparés de nous-mêmes. La parole va séparer et exprimer sous un forme sociale ce qui dans notre moi véritable est uni. 

Elle nous empêche alors de véritablement nous libérer.

N’est-ce pas alors dans l’acte libre que nous pouvons nous libérer ?

 

Par l’action, le moi se ressaisit. Il se retrouve lui-même tout entier. Son expression proviendra donc de lui. S’il parle, il mettra sa pensée dans les mots qu’il utilise. Elle sera libératrice. Cette expression sera une action libre.

 

 

En un mot, nous nous demandions en quoi l’expression de soi est-elle libératrice. Il est apparu que l’expression du moi social comme la parole ne font qu’aliéner pour Bergson le véritable moi. C’est seulement lorsque nous arrivons à exprimer notre moi profond et véritablepar un acte qui vient de nous, voire en parlant ainsi, que l’expression est bien l’expression de nous-mêmes et qu’elle est donc toujours libératrice. Elle conduit alors à faire craquer notre moi social pour faire apparaître notre vrai moi.

jeudi 10 septembre 2020

corrigé: Un préjugé peut-il être bon?

 Depuis le siècle des Lumières, il est courant de critiquer les préjugés, de les refuser.

Un préjugé semble toujours mauvais car il implique de juger sans réfléchir.

Toutefois, s’il conduit à bien agir, le préjugé pourrait être bon et il n’y aurait nulle faute à en avoir.

Y a-t-il des condition qui permettent à un préjugé d’être bon ?

Le préjugé serait bon dans l’urgence de l’action, voire dans la vie sociale, mais l’autonomie est préférable et doit conduire à rejeter le préjugé.

 

 

Comme Descartes le remarquait dans le Discours de la méthode, l’action est parfois urgente. Dès lors, le préjugé élimine le doute qui paralyserait l’action comme Burke le soutient dans ses Réflexions sur la révolution de France.

Il est clair que les préjugés sont bons pour les enfants dans la mesure où ils leur donnent un cadre fixe.

Pour les adultes eux-mêmes, les préjugés leur permettent d’agir et de bien agir en s’appuyant sur les préjugés qui font la vertu selon Burke parce qu’ils résument une longue histoire.

 

Cependant, l’urgence n’est qu’un cas particulier. De façon plus générale, la vie sociale ne doit-elle pas reposer sur de préjugés ?

 

 

Déjà l’enfance, c’est-à-dire ce moment de la vie où on ne peut vraiment réfléchir, exige des préjugés. Voltaire a raison de dire dans son article « préjugé » du Dictionnaire philosophique portatif qu’on les utilise partout, puisqu’ils consistent à juger avant de réfléchir, pour éduquer les enfants afin qu’ils puissent disposer de bons principes pour bien agir.

On peut même considérer que les préjugés sont la somme d’expériences héritées comme le soutient Taine dans Les Origines de la France contemporaine. À ce titre, un préjugé ancien peut être historiquement justifié par la raison, il est alors bon. Si le préjugé est alors toujours valable dans la vie sociale, c’est qu’il la rend possible. Sans lui, l’homme n’est qu’un loup inquiet. L’adulte en a tout autant besoin que l’enfant.

 

Néanmoins, éduquer au préjugé, c’est empêcher la réflexion et de trouver mieux que ce qui a été longtemps répété. N’est-ce pas que le préjugé est toujours mauvais ?

 

 

En effet, si l’enfant semble avoir besoin de protection, il doit devenir adulte. On lui apprend à marcher malgré les chutes. Or, on peut penser par analogie comme Kant dans Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ?, qu’on peut de même apprendre à penser par soi-même. Inculquer des préjugés, c’est faire en sorte de maintenir dans la minorité l’individu et l’empêcher d’accéder à la majorité. Ceux qui le font, le font par intérêt, parce que dominer les autres leur permet d’en retirer des bénéfices.

Aussi, qui réussit à penser par lui-même ne peut que répandre l’exigence de penser par soi-même, comme exigence pour tout homme ; c’est ce qui fait l’autonomie qui n’exclut nullement d’agir dans l’urgence en choisissant une opinion ou de suivre les lois sociales admises en attendant d’en proposer de meilleures.

 

 

En un mot, le problème était de savoir s’il y a des conditions qui permettent à un préjugé d’être bon. L’urgence et la vie sociale semblent rendre bons les préjugés. Pourtant, l’éducation à l’autonomie qui exclut les préjugés permet de répondre à l’urgence et à la vie sociale tout en permettant à l’homme d’accéder à l’autonomie, de sorte qu’un préjugé ne peut pas être bon.

 

 Depuis le siècle des Lumières, il est courant de critiquer les préjugés, de les refuser.

Un préjugé semble toujours mauvais car il implique de juger sans réfléchir.

Toutefois, s’il conduit à bien agir, le préjugé pourrait être bon et il n’y aurait nulle faute à en avoir.

Y a-t-il des condition qui permettent à un préjugé d’être bon ?

Le préjugé serait bon dans l’urgence de l’action, voire dans la vie sociale, mais l’autonomie est préférable et doit conduire à rejeter le préjugé.

 

 

Comme Descartes le remarquait dans le Discours de la méthode, l’action est parfois urgente. Dès lors, le préjugé élimine le doute qui paralyserait l’action comme Burke le soutient dans ses Réflexions sur la révolution de France.

Il est clair que les préjugés sont bons pour les enfants dans la mesure où ils leur donnent un cadre fixe.

Pour les adultes eux-mêmes, les préjugés leur permettent d’agir et de bien agir en s’appuyant sur les préjugés qui font la vertu selon Burke parce qu’ils résument une longue histoire.

 

Cependant, l’urgence n’est qu’un cas particulier. De façon plus générale, la vie sociale ne doit-elle pas reposer sur de préjugés ?

 

 

Déjà l’enfance, c’est-à-dire ce moment de la vie où on ne peut vraiment réfléchir, exige des préjugés. Voltaire a raison de dire dans son article « préjugé » du Dictionnaire philosophique portatif qu’on les utilise partout, puisqu’ils consistent à juger avant de réfléchir, pour éduquer les enfants afin qu’ils puissent disposer de bons principes pour bien agir.

On peut même considérer que les préjugés sont la somme d’expériences héritées comme le soutient Taine dans Les Origines de la France contemporaine. À ce titre, un préjugé ancien peut être historiquement justifié par la raison, il est alors bon. Si le préjugé est alors toujours valable dans la vie sociale, c’est qu’il la rend possible. Sans lui, l’homme n’est qu’un loup inquiet. L’adulte en a tout autant besoin que l’enfant.

 

Néanmoins, éduquer au préjugé, c’est empêcher la réflexion et de trouver mieux que ce qui a été longtemps répété. N’est-ce pas que le préjugé est toujours mauvais ?

 

 

En effet, si l’enfant semble avoir besoin de protection, il doit devenir adulte. On lui apprend à marcher malgré les chutes. Or, on peut penser par analogie comme Kant dans Réponse à la question : qu’est-ce que les lumières ?, qu’on peut de même apprendre à penser par soi-même. Inculquer des préjugés, c’est faire en sorte de maintenir dans la minorité l’individu et l’empêcher d’accéder à la majorité. Ceux qui le font, le font par intérêt, parce que dominer les autres leur permet d’en retirer des bénéfices.

Aussi, qui réussit à penser par lui-même ne peut que répandre l’exigence de penser par soi-même, comme exigence pour tout homme ; c’est ce qui fait l’autonomie qui n’exclut nullement d’agir dans l’urgence en choisissant une opinion ou de suivre les lois sociales admises en attendant d’en proposer de meilleures.

 

 

En un mot, le problème était de savoir s’il y a des conditions qui permettent à un préjugé d’être bon. L’urgence et la vie sociale semblent rendre bons les préjugés. Pourtant, l’éducation à l’autonomie qui exclut les préjugés permet de répondre à l’urgence et à la vie sociale tout en permettant à l’homme d’accéder à l’autonomie, de sorte qu’un préjugé ne peut pas être bon.

 

 

corrigé: la politique peut-elle être un métier?

 On parle souvent de classe politique ou des politiciens, c’est-à-dire des spécialistes du domaine politique. La politique peut-elle être un métier ?

Il est vrai que dans les États modernes, on peut gagner sa vie grâce à la politique dans la mesure où les fonction politiques sont rémunérées. Il n’est pas besoin d’avoir une fortune personnelle ou d’hériter pour agir dans le domaine public. Il y a là un progrès dans le sens de la démocratisation.

D’un autre côté, la politique a pour fin l’intérêt public et non l’intérêt privé, de sorte qu’il semble contradictoire de la considérer comme un métier.

On peut donc se demander s’il est légitime que la politique soit un métier.

La politique paraît être l’activité des citoyens, mais elle peut être celle des détenteurs du pouvoir voire les représentants qui visent l’intérêt public et non le seul intérêt privé, la rémunération compense l’engagement pour la collectivité.

 

 

La politique est originairement l’activité des citoyens qui se sont emparé du pouvoir et l’ont arraché aux aristocrates comme les citoyens athéniens. Le pouvoir n’appartient alors à personne. Il est au milieu comme Jean-Pierre Vernant l’analyse dans les Origines de la pensée grecque. Aussi ce qui importe dans la cité, c’est la parole qui permet de persuader. Aussi, faire de la politique, c’est s’exprimer devant l’ecclésia (ἐκκλησία), l’assemblée du peuple et l’entraîner dans une direction. Par exemple, Thémistocle (524-459 av. J.-C.) avait persuadé les Athénien d’utiliser les revenus des mines du Laurion pour construire une flotte qui permit aux Athéniens de vaincre les Perses à Salamine en 480, victoire mises en scène par Eschyle (525-456 av. J.-C.).

Si l   a politique ne peut être un métier, c’est parce qu’un métier, c’est un travail ou une tâche spécialisée qu’on réalise pour son intérêt personnel. Ainsi l’architecture peut être un métier tout comme la sculpture, ainsi que ce fut le cas de Phidias (490-430 av. J.-C.) qui dirigea les travaux du Parthénon (447-432av.J.-C). Périclès (495-429 av. J.-C.) qui ordonnait ces travaux était un stratège, régulièrement élu, qui se consacrait à la vie publique car, riche, il en avait les moyens.

Quant aux citoyens, on peut concevoir comme à Athènes une indemnité pour les plus pauvres afin qu’ils puissent participer aux affaires publiques ou les faire voter le jeudi comme au Royaume Uni pour avoir une plus grande participation depuis 1935. Ainsi, c’est en permettant la participation des citoyens et non en rémunérant une classe politique que les affaires publiques peuvent bien se porter. Sans cette participation, la politique se transforme en pur exercice du pouvoir, autrement dit elle disparaît.

 

Toutefois, le peuple ne peut pas toujours exercer directement le pouvoir. Dès lors, il lui faut des représentants. Ceux-ci n’exercent-ils pas alors un métier ?

 

 

Si par métier, on entend une spécialisation, alors quiconque s’engage en politique, même dans une démocratie directe, se spécialise. Ainsi, dans les monarchies d’Ancien régime des ministres comme Colbert (1619-1683), ont consacré leur existence aux intérêts de l’État tout en s’enrichissant grâce à ce service. Les rois eux-mêmes faisaient instruire leurs successeurs pour qu’ils apprennent leur métier de roi.

Il n’en reste pas moins que le terme de métier est plutôt ici une analogie vague. L’organisation de l’État repose sur des lois qui déterminent qui a le droit d’exercer le pouvoir. Sinon, la prise du pouvoir, même illégal, n’a rien à voir avec un métier, elle présuppose un consentement au moins tacite des gouvernés. Hobbes soutenait qu’État existait sur la base d’un contrat tacite entre les sujets qui renoncent à leur droit de gouverner au profit ‘un homme ou d’une assemblée (cf. Léviathan, chapitre XVII). Un État fondé sur la conquête ou sur la peur des sujets est tout aussi légitime. Les politiques qui conservent le pouvoir peuvent alors se rémunérer. Le consentement des gouvernés peut reposer sur des lois traditionnelles qu’on a l’habitude de respecter, comme pour la monarchie de l’ancien régime qui bénéficiait en outre de l’appui de la religion si importante dans la vie des hommes de cette époque.

 

Néanmoins, l’apparition dans les États modernes d’un personnel formé et rémunéré pour le service de l’État et le développement des partis politiques, ont rendu possible le métier d’homme politique. Est-ce légitime ?

 

 

Un métier suppose soit qu’un employeur nous propose un contrat, soit, comme dans une profession libérale, qu’un client nous démarche. Or, la politique ne peut être un métier en ce sens, que s’il y a un employeur, et cela peut être l’État ou un client, l’ensemble des électeurs ou le peuple. Ne risque-t-on pas alors de confonde l’intérêt privé et l’intérêt public ?

Lorsqu’il conçoit sa belle cité (Καλλίπολις, kallipolis ; cf. La République, VII, 527c), Platon prévoit que la classe des producteurs nourrira celle des dirigeants ou philosophes qui ne doivent rien posséder en propre. Il s’agit là d’une sorte de salaire, même si Platon réserve ce terme aux manœuvres qu’il appelle mercenaire. Il est vrai que les dirigeants de la belle cité ne changent pas d’employeurs comme peuvent le faire de simples salariés. On peut avec François Châtelet (1925-1985), dans Une histoire de la raison (1992, posthume) y voir l’invention du fonctionnaire. Il est clair que les hauts fonctionnaires qui ont l’intérêt public pour objet sont mus par la rétribution matérielle et l’honneur social (cf. Max Weber, le métier et la vocation d’homme politique, Politik als Beruf,1919, traduction française Le savant et le politique, p.105). de façon générale, toutes les formes de domination politique impliquent que ceux qui soutiennent le chef, tyran roi, démagogue, chef de guerre, soient rétribués. En ce sens la politique est un métier. Et si la politique est conformément à la thèse de Machiavel dans Le Prince ( posthume, 1532) l’acquisition et la conservation du pouvoir, alors, qu’elle soit un métier ne pose pas de problème, dans la mesure où il n’y a pas alors de contradiction entre l’intérêt privé et l’intérêt public. Qu’en est-il alors dans les démocraties représentatives ?

La légitimité est acquise par l’élection. Quant aux candidats, ils sont souvent sélectionnés par les partis politiques. Sont alors possibles des carrières politiques où les rémunérations dépendent de la capacité à persuader les membres du parti, puis les électeurs. Aussi l’apprentissage de l’éloquence, comme pour les hommes politiques de l’Antiquité, ainsi que des connaissances qui permettent de servir l’État, le droit notamment, mais également l’économie qui s’est introduite dans la modernité comme préoccupation principale de la politique. Il n’est pas étonnant que les hommes politiques se recrutent souvent chez les fonctionnaires ou chez les avocats. N’y a-t-il pas un risque que la politique, c’est-à-dire le souci du bien public alors disparaisse ? Nullement dans la mesure où les citoyens peuvent destituer ceux qui gouvernent en les remplaçant par d’autres, on peut alors selon Popper parler de démocratie. Le peuple est comme un employeur qui change de salariés.

 

 

Le problème était de savoir s’il est légitime que la politique soit un métier. Si la politique telle que les Grecs l’ont inventé interdit la professionnalisation, sa transformation en conquête et exercice du pouvoir a permis que la politique soit un métier. Il est légitime lorsqu’il est possible pour le peuple de révoquer ceux qu’il a choisis.

mercredi 9 septembre 2020

corrigé: le langage animal

 Si l’on fait parler les animaux dans la fable depuis Ésope jusqu’à La Fontaine, en passant par le Tarzan d’Edgar Rice Burroughs qui parle aux animaux de la jungle, toujours est-il que l’idée d’un langage animal ne va pas de soi.

En effet, qu’il y ait des formes de communication chez les animaux ne signifient pas qu’un véritable langage soit présent.

L’idée de langage animal est-elle autre chose qu’un abus de langage ?

Le langage animal est-il un thème pour rabaisser l’homme, ou bien le langage es-il le propre de sa dimension politique, voire de sa capacité à penser.

 

 

Qu’il y ait un langage animal est un thème de l’Apologie de Raymond Sebond de Montaigne qui constitue le chapitre 12 des Essais. Montaigne veut montrer que l’homme a une prétention vide à la grandeur qui le conduit à vouloir se séparer des animaux ses compagnons. Qu’il ne les comprenne pas ne prouve pas qu’ils n’ont pas de langage. Au contraire, ils manifestent entre eux et avec l’homme des intentions de significations, ils s’expriment, ce qui donne à penser qu’ils possèdent un langage que nous ne comprenons pas toujours.

C’est la prétention de l’homme, son orgueil, qui le conduit à ne pas accepter l’idée que l’animal est capable de langage. Ainsi, certains éthologues ont réussi à apprendre le langage des signes des sourds et muets américains à des grands singes, la gorille Koko (1971-2018) éduquée par l’éthologue Penny Paterson et le chimpanzé Washoe (1965-2007) par les époux Gardner. Ils semblaient rejoindre le devenir humain du singe de Rapport pour une académie de Kafka. Mais les résultats ont été contestés, soit en soutenant que les performances des singes étaient celles de très jeunes enfants, soit qu’elles résultaient du conditionnement. Ces dénégations montrent que Montaigne avait vu juste en prétendant que les hommes ont tendance à rabaisser leur compagnons sur terre. Comme le soutenait plus récemment Michel Serres, dans Récits d’humanisme (2006), nous ignorons ce qui se passe dans la tête des animaux, s’ils ont ou non des pensées et donc s’ils lient les dites pensées à des signes.

 

Néanmoins, on peut constater que la communication animale, lorsqu’on la comprend, ne porte pas sur le même contenu que le langage humain. Peut-on alors fonder sur cette différence le refus de l’idée d’un langage animal ?

 

 

En effet, lorsqu’Aristote, dans le livre I de la Politique, veut montrer que la cité (πόλις,polis) est une réalité naturelle, il en vient à définir l’homme comme un « animal politique » (politikon ô anthropos zoon, πολιτικὸν ὁ ἄνθρωπος ζῷον). Il avance comme argument que l’homme est doué de logos, raison, parole ou langage alors que les animaux n’ont que la voix (phonè, φωνὴ). Cette dernière permet aux animaux sociaux de communiquer des sensation selon Aristote alors que le logos permet de communiquer sur l’utile et le nuisible, le juste et l’injuste, autrement dit sur les notions morale et politiques (cf. Politique, I, 2). En outre, la raison que seul l’homme possède, lui permet de comprendre des notions et de raisonner, ce dont l’animal ne semble pas capable, c’est pourquoi Aristote, dans son Traité de l’âme, réservait à l’homme, l’intellect, suivi en cela par Thomas d’Aquin dans la Somme théologique.

La découverte par l’éthologie de certains systèmes de communication comme celui de abeilles confirme l’analyse d’Aristote. En effet, les abeilles font une sorte de danse en rond ou en huit qui s’effectue en fonction du soleil pour communiquer le lieu et la quantité à butiner. Lorsqu’une abeille a transmis son message, les autres se dirigent vers le lieu. On trouve également chez certains singes des cris différents en fonction du type de prédateurs qui menacent. Il est clair que ses informations ne sont pas un discours où sont exposées des considérations sur la justice d’une politique.

La communication animale, c’est-à-dire la transmission de messages qui produisent des effets sur le comportements n’ont rien à voir avec le langage humain qui montre une capacité à s’enquérir de la vérité qui est propre à l’homme selon Platon dans le Phèdre (249b). Aussi, parler d’un langage animal est abusif et n’a de sens que pour qui veut rabaisser l’homme. Le langage animal est donc un abus de langage.

 

Toutefois, les différences de contenu entre communication animale et langage humain ne fondent qu’un différence de degré et ne constituent pas une solution de continuité. Le langage n’est-il pas révélateur d’une capacité spécifiquement humaine.

 

 

C’est Descartes qui a produit sur l’absence de langage animal, c’est-à-dire sur la spécificité humaine du langage, l’analyse la plus poussée. Comme il l’indique dans la cinquième partie du Discours de la méthode, les bêtes n’ont pas de langage, c’est-à-dire de mots ou de signes qui témoignent qu’elles pensent. Autrement dit, lorsqu’un homme use du langage, il fait comprendre à son interlocuteur qu’il pense ce qu’il exprime et non simplement qu’il communique.

En outre, comme Descartes l’indique dans une lettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646, il y a langage dans la mesure où les mots ou les signes soient utilisés à propos du sujet qui se présente. Un homme qui en salue un autre ne le fait pas comme la pie qui a appris à saluer sa maîtresse qui espère du mot qu’elle prononce une récompense. C’est la situation qui amène le sujet humain à prononcer le mot bonjour dans le moment qui lui paraît opportun.

Enfin, le langage appartient à un être capable d’inventer pour se faire comprendre. Ainsi à l’époque de Descartes, le langage des sourds et muets n’existant pas , ils inventaient des signes pour se faire comprendre. Ce dont les bêtes sont incapables. Cette inventivité appartient au langage ordinaire humain selon le linguiste Noam Chomsky (né en 1928). Être capable de langage signifie qu’on peut faire comprendre ce qu’on pense et non qu’on transmet les passions qu’on éprouve. L’animal qui manifeste sa colère en grognant comme le chien ou en hérissant les poils comme le chat exprime une passion qu’il éprouve. Un homme qui dit sa colère exprime qu’il pense être en colère.

 

 

Disons donc que le problème était de savoir si l’idée d’un langage animal n’était pas un abus de langage visant à dévaloriser l’homme. Tel est clairement le cas chez Montaigne et chez tous ceux qui cherchent cette compétence chez les animaux, méconnaissant outre l’usage politique du langage mis en lumière par Aristote, sa capacité à exprimer la pensée reconnue par Descartes.

Cet abus de langage ne cache-et-il pas une profonde et farouche misanthropie ?

vendredi 4 septembre 2020

Gorgias, biographie

Vie

Gorgias est né vers 483 av. J.-C. à Léontium en Sicile. Il avait un frère Hérodicos, médecin. On pense qu’il a été l’élève d’Empédocle (V° av. J.-C.) qui passe pour l’inventeur de la rhétorique.

 

En 427 Gorgias séjourne à Athènes. Il est venu comme ambassadeur de sa cité. Il triomphe et obtient grâce à la qualité de son discours devant l’assemblée athénienne une aide militaire d’Athènes pour défendre sa cité contre Syracuse. Une tradition veut qu’il ait donné des cours à Périclès. Or, ce dernier est mort en 429 et on ne voit pas comment il aurait pu sans danger se rendre en Sicile. Qu’il ait eu comme élèves, Critias (460-403 av. J.-C), le cousin de Platon, futur membre des Trente tyrans, l’homme politique Alcibiade (450-404 av. J.-C.) et Thucydide (465-400 av. J.-C.), le futur historien est plus probable.

Il séjourne un temps en Thessalie où sa gloire s’accroit. Il y aurait donné une constitution à la cité de Larissa. Il a des disciples comme Isocrate qui fondera à Athènes une école de rhétorique, rivale de l’Académie de Platon. De façon générale, Gorgias vendait très cher son enseignement.

Il eut Polos d’Agrigente comme disciple.

Son successeur fut Alcidamas d’Élée.

 

Il serait mort en 376 av. J.-C.

 

Œuvres conservées.

Apologie de Palamède.

Éloge d’Hélène.

Sur le non-être ou la nature (connu partiellement grâce à Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens)

mardi 1 septembre 2020

Lévi-Strauss sur Rousseau - l'animal (textes)

Car, s’il est possible de croire qu’avec l’apparition de la société, se soit produit un triple passage, de la nature à la culture, du sentiment à la connaissance, de l’animalité à l’humanité – démonstration qui fait l’objet du Discours - ce ne peut être qu’en attribuant à l’homme, et déjà dans sa condition primitive, une faculté essentielle qui le pousse à franchir ces trois obstacles ; qui possède, par conséquent, à titre originel et de façon immédiate, des attributs contradictoires sinon précisément en elle ; qui soit, tout à la fois, naturelle et culturelle, affective et rationnelle, animale et humaine; et qui, à la condition seulement de devenir consciente, puisse se convertir d’un plan sur l’autre plan. Cette faculté, Rousseau n’a cessé de le répéter, c’est la pitié, découlant de l’identification à un autrui qui n’est pas seulement un parent, un proche, un compatriote, mais un homme quelconque, du moment qu’il est homme, bien plus : un être vivant quelconque, du moment qu’il est vivant. L’homme commence donc par s’éprouver identique à tous ses semblables, et il n’oubliera jamais cette expérience primitive, même quand l’expansion démographique (qui joue, dans la pensée anthropologique de Rousseau, le rôle d’événement contingent, qui aurait pu ne pas se produire, mais dont nous devons admettre qu’il s’est produit puisque la société est), l’aura contraint à diversifier ses genres de vie pour s’adapter aux milieux différents où son nombre accru l’obligeait à se répandre, et à savoir se distinguer lui-même, mais pour autant seulement qu’un pénible apprentissage l’instruisait à distinguer les autres : les animaux selon l’espèce, l’humanité de l’animalité, mon moi des autres moi. L’appréhension globale des hommes et des animaux comme êtres sensibles, en quoi consiste l’identification, précède la conscience des oppositions : d’abord, entre des propriétés communes ; et ensuite, seulement, entre humain et non-humain.

C'est bien la fin du Cogito que Rousseau proclame ainsi, en avançant cette solution audacieuse. Car jusqu’alors, il s'agissait surtout de mettre l’homme hors de question, c’est-à-dire de s’assurer, avec l’humanisme, une «transcendance de repli». Rousseau peut demeurer théiste, puisque c’était la moindre exigence de son éducation et de son temps : il ruine définitivement la tentative en remettant l’homme en question.

(…)

On a commencé par couper l'homme de la nature, et par le constituer en règne souverain; on a cru ainsi effacer son caractère le plus irrécusable, à savoir qu'il est d'abord un être vivant. Et, en restant aveugle à cette propriété commune, on a donné champ libre à tous les abus. Jamais mieux qu'au terme des quatre derniers siècles de son histoire, l'homme occidental ne peut-il comprendre qu'en s'arrogeant le droit de séparer radicalement l'humanité de l'animalité, en accordant à l'une tout ce qu'il retirait à l'autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d'autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d'un humanisme, corrompu aussitôt né pour avoir emprunté à l'amour-propre son principe et sa notion. Seul Rousseau a su s'insurger contre cet égoïsme: lui qui, dans la note au Discours que j'ai citée, préférait admettre que les grands singes d'Afrique et d'Asie, maladroitement décrits par les voyageurs, fussent des hommes d'une race inconnue, plutôt que courir le risque de contester la nature humaine à des êtres qui la posséderaient. Et la première faute eût été moins grave en effet, puisque le respect d'autrui ne connaît qu'un fondement naturel, à l'abri de la réflexion et de ses sophismes parce qu'antérieur à elle, que Rousseau aperçoit, chez l'homme, dans «une répugnance innée à voir souffrir son semblable» (Discours) ; mais dont la découverte oblige à voir un semblable en tout être exposé à la souffrance, et de ce fait nanti d'un titre imprescriptible à la commisération. Car l'unique espoir, pour chacun de nous, de n'être pas traité en bête par ses semblables, est que tous ses semblables, lui le premier, s'éprouvent immédiatement comme êtres souffrants, et cultivent en leur for intérieur cette aptitude à la pitié qui, dans l'état de nature, tient lieu «de lois, de mœurs, et de vertu», et sans l'exercice de laquelle nous commençons à comprendre que, dans l'état de société, il ne peut y avoir ni loi, ni mœurs, et ni vertu. Loin de s'offrir à l'homme comme un refuge nostalgique, l'identification à toutes les formes de la vie, en commençant par les plus humbles, propose donc à l'humanité d'aujourd'hui, par la voix de Rousseau, le principe de toute sagesse et de toute action collectives; le seul qui, dans un monde dont l'encombrement rend plus difficiles, mais combien plus nécessaires, les égards réciproques, puisse permettre aux hommes de vivre ensemble et de construire un avenir harmonieux. Peut-être cet enseignement était-il déjà contenu dans les grandes religions de l’Extrême-Orient ; mais face à une tradition occidentale qui a cru, depuis l'antiquité, qu'on pouvait jouer sur les deux tableaux, et tricher avec l'évidence que l'homme est un être vivant et souffrant, pareil à tous les autres êtres avant de se distinguer d'eux par des critères subordonnés, qui donc, sauf Rousseau, nous l'aura dispensé? «J'ai une violente aversion», écrit-il dans la quatrième lettre à M. de Malesherbes, «pour les états qui dominent les autres. Je hais les Grands, je hais leur état. » Cette déclaration ne s'applique-t-elle pas d'abord à l'homme, qui a prétendu dominer les autres êtres et jouir d'un état séparé, laissant ainsi le champ libre aux moins dignes des hommes, pour se prévaloir du même avantage à l'encontre d'autres hommes, et détourner à leur profit un raisonnement aussi exorbitant sous cette forme particulière qu'il l'était déjà sous sa forme générale ? Dans une société policée, il ne saurait y avoir d'excuse pour le seul crime vraiment inexpiable de l'homme, qui consiste à se croire durablement ou temporairement supérieur, et à traiter des hommes comme des objets: que ce soit au nom de la race, de la culture, de la conquête, de la mission, ou simplement de l'expédient.

Claude Lévi-Strauss, « Jean-Jacques Rousseau fondateur des sciences de l’homme », 1962 repris dans Anthropologie structurale II, 1973