vendredi 3 avril 2020

Explication d'un texte de Kant extrait de "Théorie et pratique" sur la liberté politique et le bonheur

Sujet.
La liberté en tant qu’homme, j’en exprime le principe pour la constitution d’une communauté dans la formule : personne ne peut me contraindre à être heureux d’une certaine manière (celle dont il conçoit le bien-être des autres hommes), mais il est permis à chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne, pourvu qu’il ne nuise pas à la liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible (autrement dit, à ce droit d’autrui). Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, tel celui du père envers ses enfants, c’est-à-dire un gouvernement paternel, où par conséquent les sujets, tels des enfants mineurs incapables de décider de ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, sont obligés de se comporter de manière uniquement passive, afin d’attendre uniquement du jugement du chef de l’État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu’il le veuille également, – un tel gouvernement, dis-je, est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir (constitution qui supprime toute liberté des sujets qui, dès lors, ne possèdent plus aucun droit).
Kant, Théorie et pratique (1793)

Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d'abord étudié dans son ensemble.

Questions
1) Dégagez l’idée directrice du texte et la structure de l’argumentation.
2) Expliquez :
a) « pourvu qu’il ne nuise pas à la liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible »
b) « le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir »
3) Est-il toujours contraire à la liberté de s’occuper du bonheur d’autrui ?

Corrigé.
Remarque sur la rédaction.
Conformément aux indications données dans l'article sur la méthode des terminales technologiques, ce corrigé correspond à la forme mixte. Aussi les numéros des questions ne sont-ils mis que comme des indications.

On se plaint souvent de l’inaction du gouvernement lorsqu’il s’agit de notre bien-être, voire de notre bonheur. Et pourtant, un gouvernement qui s’occupe du bonheur des gouvernés est-il une bonne chose ?
Tel est le problème dont traite cet extrait de Théorie et Pratique de Kant.

[1)] Kant veut montrer que la recherche par chaque homme de son propre bonheur est légitime et exige un régime qu’on peut appeler républicain.
Kant commence par définir la liberté de l’homme lorsque ce dernier appartient à une communauté. Il en donne une définition négative selon laquelle aucun autre ne peut me contraindre à chercher mon bonheur comme il l’entend. Il faut comprendre que la réciproque est vraie, c’est-à-dire que je n’ai pas non plus le droit de contraindre autrui à chercher à être heureux comme moi je l’entends. Si chacun le tentait, il est clair qu’il y aurait conflit et donc la recherche du bonheur en serait rendue impossible. Kant ne veut pas dire ici qu’il y a différentes voies pour trouver le bonheur. Il veut dire que chacun a la liberté de choisir comment devenir heureux, qu’il le devienne ou non.
[2) a)] En écrivant « pourvu qu’il ne nuise pas à la liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible », Kant veut énoncer la condition qui permet à chacun de chercher son bonheur comme il l’entend. En effet, si une telle liberté nuisait à celle d’autrui et réciproquement, personne n’aurait intérêt pour être heureux à se fonder sur la liberté. Mais pour que la liberté des uns et des autres puisse être en même temps, autrement dit coexiste, il faut une loi universelle possible pour le concevoir. Il faut entendre par là une loi qui est valable pour tous. Sans quoi, il serait possible que les uns aient plus de liberté que les autres et que les uns et les autres ne se nuisent pas directement en apparence. C’est pourquoi Kant ne reprend pas l’idée bien connue selon laquelle la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres. Il en va ainsi dans les despotismes. L’absence de liberté des gouvernés s’arrête là où commence la liberté prétendument absolue du despote ou du tyran. Si la loi universelle est possible, c’est qu’il revient au pouvoir de chercher une telle loi pour chaque type d’action. Kant reformule son principe en considérant qu’il s’agit là de ce qui rend possible le droit d’autrui. On peut appeler républicain, un régime politique qui fait de l’universalité de la loi et donc de l’égalité de tous devant la loi, le principe qui régit la relation entre le gouvernement et les gouvernés.
[Retour à 1)] Pour montrer le sens de sa thèse, Kant décrit justement l’hypothèse d’un gouvernement qui procède tout autrement (il s’exprime au conditionnel). Il s’agit d’un gouvernement dont le principe est celui de la bienveillance vis-à-vis du peuple. Kant le compare à la relation entre un père et ses enfants. Il formule donc la définition d’un tel gouvernement : il est paternel. On parle parfois de paternalisme. Il en déduit que les sujets, c’est-à-dire ceux sur qui s’exerce le pouvoir, sont considérés et traités comme des enfants mineurs. Le propre de l’enfant rappelle Kant est son incapacité de décider de ce qui lui est utile ou nuisible. Autrement dit, le gouvernement paternel refuse de considérer des adultes comme des majeurs, c’est-à-dire des êtres responsables de leurs actes et donc capables de chercher par eux-mêmes leur bonheur. Il poursuit sa déduction en indiquant que les gouvernés ont l’obligation d’agir de façon passive pour deux fins : ils doivent attendre que le chef de l’État se prononce sur la façon dont ils ont à être heureux et ils doivent se contenter de sa volonté qu’ils le soient à la façon qu’il a décidée.
[2) b)] Lorsqu’il écrit alors du gouvernement paternel qu’il est « le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir », Kant énonce quelque chose d’apparemment paradoxal. En effet, on penserait plutôt que le plus grand despotisme fût plutôt celui qui fait souffrir les gouvernés. Ce n’est donc pas le bonheur qui est la priorité pour un homme pour Kant, mais la liberté. Le gouvernement paternel, en privant les hommes de leur liberté et en leur faisant miroiter le bonheur, s’assure donc que les hommes resteront comme des enfants mineurs, c’est-à-dire ne seront jamais vraiment des hommes. Il est donc bien le plus grand despotisme dans la mesure où il masque aux hommes ce qu’il est. [Retour à 1)] Kant précise dans une parenthèse ce qu’il entend par despotisme : c’est la constitution, autrement dit l’organisation du pouvoir politique, qui supprime aux gouvernés toute liberté au sens de la possibilité de choisir et d’être responsable de soi et dès lors qui leur enlève tous les droits possibles.

[3)] Kant a montré que le pire despotisme consiste à soutenir qu’il veut faire le bonheur des hommes malgré eux. Chacun doit donc avoir le droit de le chercher comme il l’entend. Or, il y a là une thèse qui paraît totalement égoïste et donc immorale. On peut tout au contraire penser qu’il n’est en aucun cas contraire à la liberté de s’occuper des autres pour les aider. Et un gouvernement ne doit-il pas justement tout mettre en œuvre pour satisfaire les aspirations des gouvernés ? Peut-on concilier l’exigence individuelle de recherche de bonheur avec l’aide que chacun est en droit d’attendre.

Kant ne nie nullement qu’il soit possible de s’occuper des autres sans nuire à leur liberté. En effet, sa formulation est négative : il est interdit de contraindre les autres à suivre la voie que je considère comme celle du bonheur. Il est donc tout à fait moral de conseiller, de proposer aux autres de suivre certaines voies. De plus, il est moral d’aider ceux qui le demandent. Il est par contre importun de se mêler des affaires des autres car ce serait chercher à les dominer ou à les traiter comme des mineurs.
Cependant, il s’agit là d’attitudes individuelles. Qu’en est-il du gouvernement lui-même ?

Le gouvernement, s’il n’a pas à interdire aux hommes à rechercher le bonheur comme ils l’entendent, peut leur interdire de commettre des actes nuisibles, y compris pourà eux-mêmes, si l’interdiction est la même pour tous. Interdire l’alcool au volant pour prendre un exemple que Kant ne pouvait connaître, ce n’est pas priver quelqu’un d’un droit, c’est l’empêcher de nuire au bonheur des autres et au sien.
Or, n’est-on pas conduit par extension à légiférer pour toutes les actions des hommes pour répondre à leurs aspirations ?

De même que les tyrans de l’Antiquité étaient souvent soutenus par le peuple contre les aristocrates, un peuple ne peut-il pas vouloir un gouvernement paternel ? Nullement, car ce qui le distingue d’un gouvernement qui cherche à réaliser les aspirations d’un peuple, c’est que le premier nie toute responsabilité des gouvernés alors que le second cherche à proposer les conditions qui favorisent le choix. Par exemple, obliger les enfants à s’éduquer, c’est leur permettre de devenir responsable alors que veiller à ce qu’ils obtiennent des plaisirs, c’est les maintenir dans l’enfance.

Disons donc pour finir que Kant, dans cet extrait de Théorie et Pratique de 1793 (au moment où apparaît la république française) a bien montré qu’un gouvernement devait préserver d’abord la liberté des citoyens et ne s’occuper de leur bonheur qu’en leur donnant les conditions pour qu’ils puissent le rechercher comme ils l’entendent. En ce sens, il répond à l’aspiration humaine fondamentale : la liberté.

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