Sujet.
Expliquer
le texte suivant :
Plus on remonte dans le cours de
l’histoire, plus l’individu, et par suite l’individu producteur lui aussi,
apparaît dans un état de dépendance, membre d’un ensemble plus grand : cet
état se manifeste d’abord de façon tout à fait naturelle dans la famille, et
dans la famille élargie jusqu’à former la tribu ; puis dans les
différentes formes de la communauté issue de l’opposition et de la fusion des
tribus. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle, dans la « société
civile-bourgeoise », que les différentes formes de l’interdépendance
sociale se présentent à l’individu comme un simple moyen de réaliser ses buts
particuliers, comme une nécessité extérieure. Mais l’époque qui engendre ce
point de vue, celui de l’individu singulier singularisé, est précisément celle
où les rapports sociaux (et de ce point de vue universels) ont atteint le plus
grand développement qu’ils aient connu. L’homme est, au sens le plus littéral,
un zôon politikon (1), non seulement
un animal sociable, mais un animal qui ne peut se constituer comme individu
singulier que dans la société. La production réalisée en dehors de la société
par cet individu singulier et singularisé — fait exceptionnel qui peut bien
arriver à un civilisé transporté par hasard dans un lieu désert et qui possède
déjà en puissance les forces propres à la société — est chose aussi absurde que
le serait le développement du langage sans la présence d’individus vivant et
parlant ensemble.
Marx, Introduction à la Critique de l’économie
politique (1859)
(1) zôon politikon : « animal politique »
en grec ancien.
La connaissance de
la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que
l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème
dont il est question.
[Ce
texte que Marx a rédigé en 1857 était destiné à être l’introduction de sa Critique de l’économie politique publiée
en 1859 mais il n’a pas été inséré. Il a été publié à titre posthume en 1939
par l’institut du marxisme-léninisme. Le titre du texte n’est pas de Marx.]
Corrigé.
La société est-elle faite d’individus qui,
indépendants les uns des autres, la composent par les interactions qu’ils ont
entre eux ou bien la société est-elle une réalité sui generis et l’individu un
être impossible hors de la société ?
Tel est le problème que résout Karl Marx
dans cet extrait de son Introduction à la
Critique de l’économie politique de 1859.
L’auteur veut montrer que l’individu ne
peut être tel que dans et par la société.
Or, il reste à savoir si être un individu
est possible dans la société en tant que tel ou bien s’il s’agit d’une sorte
d’illusion.
On verra donc comme l’histoire montre la
dépendance de l’individu vis-à-vis de la société puis comme il apparaît et se
singularise dans la société civile-bourgeoise à partir du XVIII° siècle pour
ensuite voir en quoi être un individu singulier est pour Marx impossible hors
de la société parce qu’il la pense comme l’essence de l’homme.
Marx commence par des considérations
historiques qui visent à montrer que l’individu ne peut être pensé
indépendamment de la société. Il précise que c’est d’abord l’individu qui
dépend de la société, puis l’individu producteur. Pour cela, il évoque
différentes formes de société qui sont de plus en plus grandes. D’abord la
famille. On comprend qu’en elle, l’individu est dépendant dans la mesure où il
naît dans une famille. Par famille, il faut entendre cette forme de société qui
est bâtie sur les seuls liens du sang. Dans la famille, l’individu peut aussi
être producteur, c’est-à-dire qu’il modifie la nature pour en extraire quelque
chose d’utile. Le produit du producteur appartient alors à la famille et non à
l’individu qui produit. Dans la famille actuelle, seuls les parents produisent
et les enfants consomment comme eux. Autrement dit, dans la famille l’individu
vit pour et par l’ensemble.
Après la famille, Marx passe à la tribu
qu’il entend comme famille élargie. Il faut donc comprendre que la tribu est
une forme de société où les relations entre les individus sont essentiellement
de l’ordre de la filiation. Les individus se pensent comme issus d’une même
origine ou en sont réellement issus. Dès lors, l’individu dépend de la tribu
dans la mesure où elle rend possible son existence. En outre, elle rend
possible également son être d’individu producteur en lui fournissant une place,
des outils, etc. Là encore, l’individu vit par et pour l’ensemble.
Enfin, Marx évoque les sociétés qui
proviennent de la fusion ou de l’opposition des tribus. On peut penser aux
empires ou aux cités. Nous pouvons l’illustrer avec l’hypothèse selon laquelle les
tribus de la Rome primitives ont fusionné. Autre exemple que nous pouvons
apporter pour illustrer le propos de Marx : l’empire perse s’est constitué
par la conquête de nombreuses sociétés. Comment l’individu dépend-il alors de
la société entendue au sens le plus large possible ? Il y a une dépendance
en quelque sorte supplémentaire due au fait que l’organisation de la cité et
surtout de l’empire échappe à l’individu même s’il y participe en quelque
sorte. En effet, ce que l’individu produit, est sous la dépendance de
l’organisation de la cité ou de l’empire. En somme, dans toutes les formes
anciennes de sociétés, non seulement l’individu et l’individu producteur
dépendent de la société, mais en même temps Marx laisse entendre qu’il se
considère comme dépendant de son groupe social. Autrement dit, l’individu ne se
pense pas comme tel.
Or, on peut donc dire que selon Marx, dans
ces sociétés, la question même de savoir si l’individu est indépendant de la
société ne se pose pas. Dès lors, comment peut-elle se poser et dans quelle
mesure est-elle légitime ou non ?
Marx aborde ensuite la « société
civile-bourgeoise », expression mise entre guillemets dans le texte pour
en marquer l’unité. Elle se distingue de toutes les autres sociétés antérieures
en ce que l’individu y apparaît à ses propres yeux. Non pas que Marx veut
montrer qu’il est possible indépendamment de la société. C’est bien plutôt
qu’il se représente lui-même comme indépendant. Pour lui, toutes « les formes de l’interdépendance
sociale » sont des moyens qui lui permettent de réaliser ses buts
particuliers, c’est-à-dire ses buts propres. Il se pense donc séparer de la vie
sociale. On comprend donc que dans les formes antérieures de la société, non
seulement l’individu dépend de la société dont il est membre, mais qu’en outre
ses buts sont ceux de la société, ou tout du moins, s’il a des buts
particuliers, ils ne sont pas différents de ceux de la société ou sont conçus
comme appartenant à la société. Quelles sont donc les relations entre l’individu
et la société ?
Marx précise que tout le champ du social
apparaît à l’individu comme une nécessité extérieure. Nécessité en tant que le
champ social s’impose à lui : il ne peut être autrement qu’il n’est. Mais
comment alors pourrait-il l’utiliser pour réaliser ses propres buts ? De
la même façon que les objets qui nous sont extérieurs sont régis par des lois
qui expriment des relations nécessaires mais que nous pouvons utiliser pour
réaliser nos buts. C’est la même loi de la gravitation universelle qui nous fixe
au sol et qui fait tourner nos satellites. Le marin qui dirige son bateau est
soumis aux mêmes éléments que celui qui chavire. Ainsi, le champ social
apparaît à l’individu comme le terrain où il peut réaliser sa volonté. L’individu
utilise donc tout ce qui appartient à la société, tout ce qu’il n’a pas fait
pour lui-même. D’un point de vue moral on peut qualifier d’égoïste cette
attitude. Est-ce à dire qu’il est indépendant de la société comme le pensent
ceux pour qui la société n’est qu’une alliance, comme son étymologie le dit,
entre des individus autonomes ?
Marx n’y voit qu’un point de vue. Mieux,
il n’y voit qu’un point de vue qui a pour sujet non l’individu mais l’époque de
la société civile bourgeoise. Autrement dit, l’individu qui croit se
représenter comme indépendant est en fait représenté comme tel par la société
dans laquelle il vit. Sa conscience de soi est donc erronée. Même pour sa façon
de penser, il dépend de la société. À quoi s’ajoute que c’est dans une époque
où les rapports sociaux sont les plus étendus, à tel point que Marx les
présente dans une parenthèse comme universels, que la société produit ce point
de vue erronée qu’a l’individu sur lui-même. Il faut comprendre que la société
civile bourgeoise met en relation les hommes de toutes les sociétés. C’est donc
cette société capitaliste qui a relié toutes les parties du monde, notamment
par le commerce. Et c’est elle qui donne l’illusion à l’individu d’être un
individu singulier indépendant de la société.
Toutefois, il apparaît que l’individu se
représente lui-même comme indépendant lorsque la société est la plus grande
possible. Ne doit-on pas alors penser que c’est dans cette société-là qu’il
peut l’être réellement ? Ou bien faut-il penser que l’homme est un être
nécessairement social ?
Marx récuse la possibilité de penser
l’homme comme individu en tant que tel. Pour ce faire, il reprend la définition
aristotélicienne du chapitre 2 de La
Politique, à savoir que l’homme est un « zôon politikon » [« ὁ ἄνθρωπος φύσει
πολιτικὸν ζῷον, o anthropos phusei politikon zôon, l’homme est par nature un
animal politique », 1253a]. Il traduit « animal politique » par animal sociable d’une part et par le
fait que l’homme ne peut être un individu singulier que dans la société. Il
veut dire par là que l’homme peut non seulement se penser comme un individu mais
être un individu en tant que tel, c’est-à-dire qui se distingue des autres en
tant qu’il a ses propres buts, c’est-à-dire des buts qui le concernent lui à
l’exclusion des autres et non nécessairement des buts originaux, que grâce à la
société. Autrement dit, hors de la société, l’homme ne peut être un individu.
Pour le prouver, Marx
utilise implicitement la fiction de Robinson Crusoé, peut-être inspirée de la
vie réelle d’un marin écossais, fiction écrite par Daniel Defoe (1660-1731). En
effet, il parle de la production réalisée par un individu hors de la société
comme un fait exceptionnel. Un tel individu, il le qualifie de singulier et
singularisé. Le premier terme désigne un individu en tant qu’un seul, le second
désigne un individu qui se distingue des autres. Or, ce cas exceptionnel n’enlève
en rien le caractère social de l’individu car, il y va avec les forces de la
société. Il faut comprendre que l’individu va pouvoir produire seul avec ce qu’il
a acquis dans sa société : outils et capacités techniques acquises avant
la période d’isolement. Pour achever la critique de l’idée d’un homme solitaire
qui produirait seul, Marx fait l’analogie du travail et du langage. De même qu’il
serait absurde de concevoir le développement du langage sans des hommes vivant
ensemble et donc parlant ensemble, il serait absurde de penser des hommes
produisant seuls sans coopération des uns avec les autres. Cette analogie ne
montre-t-elle pas qu’il y a autre chose que la société pour l’homme ?
Or, si le développement
du langage implique bien des hommes parlant ensemble, il n’en reste pas moins
vrai que chacun parle pour soi en tant qu’individu. Aussi faudrait-il
distinguer contrairement à ce que Marx fait entre la vie sociale qui répond à
des besoins et la vie politique à l’instar d’Hannah Arendt dans « Qu’est-ce
que la liberté ? » qui se trouve dans le recueil La crise de la culture (1968). La philosophe considère que dans la
vie sociale, notamment celle des tribus, les individus sont soumis à la vie
sociale. De même l’individu producteur est soumis à la société, y compris dans
la société civile bourgeoise. Par contre, lorsqu’il se libère des nécessités de
la vie, il peut, à la condition qu’un espace public soit constitué, agir en
parole et en actions de concert avec les autres. Dans un tel cadre, on peut
bien considérer que l’individu peut être singulier et se singulariser de lui-même
puisque c’est dans le cadre d’une existence qui n’est pas soumise aux
nécessités sociales qu’il le fait.
Disons donc pour finir
que le problème dont il est question dans cet extrait de l’Introduction à la critique de l’économie politique de Marx est de
savoir si l’individu est possible dans la société en tant que tel ou bien s’il
est toujours une illusion. Il est apparu que Marx finalement le conçoit comme
une sorte d’illusion puisque l’idée même que se fait l’individu de lui-même
dépend de la société. Dépendant en acte et en idée dans la plupart des
sociétés, ce n’est que dans cette société en quelque sorte mondialisé que l’individu
se croit être un individu distinct de la société. Il n’en reste pas moins vrai
que nous avons vu en suivant Hannah Arendt dans son essai « Qu’est-ce que
la liberté ? » recueilli dans La
crise de la culture, qu’il est possible pour l’individu de se penser comme tel,
non pas dans la société où il est soumis à la nécessité, mais dans la vie
politique où la liberté est possible et où la singularité peut se dire ou
donner lieu à des actions.
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