L’État est une réalité difficile à définir
directement. Aussi faut-il le prendre dans son absence, c’est-à-dire dans les
sociétés où il manque, sociétés qu’on nomme pour cela primitives. On y constate
d’une part que tous les individus, y compris les « chefs » se livrent
aux activités productives. On y voit d’autre part que le pouvoir appartient non
pas à certains, ni même à tous, mais à la tradition. En ce sens on peut parler
d’État dès que le pouvoir est séparé, institué en un groupe d’hommes, même si
ce groupe comprend tous les citoyens. La cité antique est bien un État en ce
sens. Les grands empires orientaux, amérindiens ou africains, les royaumes
médiévaux, les nations modernes sont différentes manifestations de l’État.
Cette diversité justement amène à se demander s’il y a
un type d’État meilleur que les autres ou bien si l’État est nécessaire pour
les sujets ou la société ou bien s’il est possible et comment de se passer de l’État.
Dans la mesure où l’État implique de gouverner, la
question qui se pose est de savoir qui doit gouverner. Sont-ce tous les
citoyens ou bien seulement quelques uns ? C’est poser alors la question du
meilleur régime.
Platon a clairement posé la question. Il refuse la thèse
sophistique qui pose la question de la prise du pouvoir par l’efficacité
rhétorique (cf. Gorgias) ou par le
pouvoir que confère la connaissance de la vertu politique (cf. Protagoras). Elle implique soit une
réduction du pouvoir à la puissance des meilleurs qui gouvernent pour eux (cf.
Le personnage fictif de Calliclès dans le Gorgias),
soit que le pouvoir est toujours à l’avantage des gouvernants, un seul dans la
monarchie ou tyrannie, quelques-uns dans l’oligarchie ou l’aristocratie, la
majorité dans la démocratie (cf. les thèses du sophiste Thrasymaque dans le
livre I de La République). Platon
objecte que gouverner est un art qui implique de prendre soin de ce qu’on
gouverne. Il objecte surtout la nécessité de la justice comme intérêt de tous. En
effet, même les brigands doivent la respecter entre eux pour pouvoir faire
communauté (La République, livre I).
Analysant la société comme devant comprendre trois
classes, celle des producteurs, celles des auxiliaires, c’est-à-dire des forces
de l’ordre et celle des gouvernants, il propose que ces derniers soient
réservés aux philosophes. Autrement dit, le meilleur régime n’est pas la
démocratie. En effet, cette dernière fondée sur la liberté individuelle et
notamment de l’opinion est source de désordre et de démagogie. Elle est donc la
voie la plus sûre pour faire naître la tyrannie, c’est-à-dire le gouvernement
d’un seul, voire de quelques uns. Quant au tyran, il est lui-même gouverné par
ses désirs insatiables. C’est pourquoi il n’est ni libre, ni heureux. Il n’est
pas libre parce qu’il dépend de ses désirs. Il n’est pas heureux car il vit
dans la crainte. Cicéron, dans les Tusculanes
(V, 21), a fait le récit du flatteur Damoclès qui louait le bonheur de Denys le
tyran de Syracuse. Il le mit à sa place avec une épée au-dessus de lui, pour
lui faire comprendre la condition malheureuse du tyran. Au contraire, les
philosophes, dans la mesure où ils connaissent la justice, la mettront en
œuvre. Ainsi, ils gouverneront pour le Bien de la Cité et non pour satisfaire
leurs propres désirs. Et s’ils le peuvent, c’est parce qu’ils sont d’abord
capables de se gouverner eux-mêmes.
Pour intéressante que soit cette problématique du
meilleur régime, elle présuppose que des hommes vertueux soient possibles,
capables de mettre en œuvre des mesures pour le bien de tous et suffisamment
savants pour ne pas se tromper. Platon lui-même dans Les Lois a reconnu qu’il était finalement impossible qu’un homme à
la fois sache ce qui est bien et le fasse. Dès lors, plutôt que de chercher le
meilleur régime, ne faut-il pas plutôt penser que l’État doit être construit de
telle sorte que les lois y règnent et non des hommes ? Autrement dit, l’État
ne doit-il pas être l’État de droit ?
Partons donc des individus. Laissés à eux-mêmes, ils
ne feront que leur volonté qui se heurtera d’une façon ou d’une autre à celles
des autres. On pense une telle situation qu’on nommera l’état de nature comme
une situation où il n’y a pas de pouvoir. On peut le penser soit comme un état
de guerre de chacun contre chacun à la façon de Hobbes, soit qu’on le pense comme
un état de paix qui peut se transformer en état de guerre comme Locke, toujours
est-il que l’État apparaît comme une solution pour en sortir de son
instabilité. On conçoit alors un contrat par lequel les individus se
dessaisissent de leur droit de se gouverner eux-mêmes, notamment d’exercer la
justice. Il revient à l’État seul de légiférer, d’exécuter les lois et d’en
obtenir réparation ou de régler les conflits entre les individus. L’État doit se
contenter de faire respecter les droits des individus qu’ils possèdent avant
l’entrée en société autrement nommés droits de l’homme. Les grandes
déclarations retiendront la liberté, la vie, l’égalité en droits, etc. Un tel
État peut être une démocratie où tous gouvernent, une aristocratie ou une
oligarchie ou le petit nombre gouverne ou bien une monarchie où un seul
gouverne (cf. Spinoza, Traité politique,
chapitre II, § 17).
Politiquement, un tel État se caractérise par le fait
qu’il donne un cadre qui permet aux citoyens d’avoir des droits effectifs. Il s’agit
donc d’une conception qui implique une position libérale, c’est-à-dire la
défense des droits de l’individu contre l’État. Celui-ci n’est légitime que si
et seulement s’il défend l’individu. On parle alors d’État de droit, voire d’État
gendarme. Le risque est que l’État outrepasse son domaine, veuille tout gérer,
voire se voit approprier par certains. On parle de tyrannie ou de despotisme
dans ce dernier cas, de totalitarisme dans le premier.
Mais, on peut faire deux objections à l’idée de l’État
de droit.
D’une part, il est pour certains individus
l’instrument de leur domination dans la mesure où ils ont plus de moyens que
les autres d’exercer leur droit. Rousseau déjà dénonçait l’institution
historique de l’État comme un moyen pour les riches de dominer les pauvres (Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes, IIème partie, 1755). Il ouvrait ainsi la
question sociale, c’est-à-dire la question des ressources et donc de l’égalité
économique des individus. Marx, dans le livre I du Capital (1867), montre que le prolétaire, c’est-à-dire celui qui ne
possède que sa force de travail, est contraint de la vendre la moins cher
possible sur le marché du travail. Celui qui l’achète et en bénéficie, le
bourgeois, c’est-à-dire le propriétaire des moyens de production, peut donc
extorquer du surtravail et ainsi faire du profit par l’exploitation du prolétaire.
L’État de droit garantit des droits inégaux sur le plan économique.
D’autre part, il conduit à mettre face à face l’État
et l’individu. Loin de s’opposer à la tyrannie, il la rend possible puisque l’individu
fait face à une puissance bien plus grande que celle des autres individus dans
l’état de nature. Même la démocratie ne peut éviter de prendre un tour
tyrannique dans la mesure où la majorité impose ses mœurs, ses volontés à
chaque individu comme le dénonçait par avance Tocqueville.
Dès lors, ne peut-on pas penser que le rôle de l’État
est bien plutôt d’être un instrument qui permet à certains de dominer ? L’État
n’est-il pas un instrument de la domination de certaines classes ou une machine
bureaucratique qui, sous couvert d’administrer le droit, permet de maintenir l’oppression ?
Faut-il alors chercher à supprimer l’État ?
Comme l’État n’a pas toujours existé comme le montre
les sociétés primitives, il faut penser qu’il est apparu à partir de la
société. On peut penser à la façon de Marx et de Friedrich Engels (1820-1895) que
l’État apparaît à partir de l’apparition de classes sociales. Il est alors l’instrument
de la domination de la classe dominante sur les classes dominées. Les grandes étapes
de l’histoire de l’État sont celles des modes de production : asiatique
avec un État qui organise la production, antique avec des citoyens dominants
les esclaves, féodal avec des nobles dominants serfs et bourgeois et enfin
capitaliste avec la bourgeoisie dominant le prolétariat. Ce mode de domination
est le dernier et sa disparition conduira à la disparition de l’État. Sans objecter
à Marx et Engels que leurs successeurs ont renforcé le pouvoir de l’État lorsqu’ils
ont pris le pouvoir, on peut faire remarquer que l’apparition de l’État est
incompréhensible. Car comment une société sans classes pourrait-elle se
transformer en société de classes pour que l’État apparaisse ?
On peut alors plutôt y voir le fait de la conquête selon
l’hypothèse de Nietzsche dans la Généalogie
de la morale (II, 17, 1887). Une société en conquiert une autre et c’est
cette conquête qui crée les classes ou les castes constitutives de l’apparition
de l’État. Mais là encore, la solution présuppose ce qui est en question. La guerre
est un phénomène endémique dans les sociétés primitives mais elle ne débouche
pas sur la conquête. Il faut déjà un État pour que la guerre soit une guerre de
conquête. On peut donc dire que la question de l’origine de l’État importe peu.
On doit prendre en compte le fait qu’il existe et se demander s’il est possible
de s’en passer.
Le rôle de d’État par rapport à la société est de la
maintenir. Car, sans État, la société doit exercer sur les individus une
pression de tous les instants. On comprend pourquoi tous les aspects de
l’existence sont réglés par des coutumes minutieuses dans les sociétés
archaïques et pourquoi la religion dans sa dimension de discipline sociale
fabrique des divinités pour tout. Aussi est-il vrai que la société n’a pas
besoin d’État. Mais la volonté de supprimer l’État dans une société qu’il rend
possible ne peut conduire qu’à l’absorption de la société dans l’État, soit une
forme de totalitarisme au sens de l’État total du théoricien du droit nazi Carl
Schmidt (1888-1985) qui se réfère à la notion de stato totalitario des fascistes italiens. Le bolchevisme de Lénine qui
pensait l’État comme un « gourdin » dans la main des prolétaires qui
le rangerait à la « ferraille » après s’en être servi a, au
contraire, renforcé sa mainmise sur la société. Si donc il est impossible de
refuser l’État, et si l’État de droit ne garantit nullement les supposés « droits
de l’homme », qu’est-ce qu’il rend possible ?
On peut donc dire que parce qu’il est un enjeu non
seulement théorique mais pratique, l’État institue la politique. Qu’entendre alors par là ?
Par politique, il faut entendre une certaine lutte à
partir du moment où le pouvoir apparaît comme tel, c’est-à-dire comme la
capacité de faire faire aux autres. Non seulement une lutte entre ceux qui ne
sont pas que sujets, mais qui ont part au pouvoir, mais également entre eux et
les autres. Ce n’est pas seulement la lutte de classes dans laquelle Marx et
Engels décryptaient toute l’histoire dans le Manifeste du parti communiste, c’est une lutte beaucoup plus
générale, ce qui a fait dire à Michel Foucault dans Il faut défendre la société qu’il fallait renverser la formule
célèbre de Clausewitz (1780-1831) selon laquelle « la guerre est la continuation de la politique selon d’autres moyens »
(De la guerre, livre I, chapitre 1, §
24, 1832, posthume) en l’idée que la guerre est générale : « Nous sommes donc en guerre les uns contre
les autres ; un front de bataille traverse la société toute entière,
continûment et en permanence, et c’est ce front de bataille qui place chacun de
nous dans un camp ou dans un autre. Il n’y a pas de sujet neutre. On est
forcément l’adversaire de quelqu’un. » (Michel Foucault, Il faut défendre la société, Cours au
Collège de France, 1976, Paris, Hautes Études/Gallimard/ Seuil, 1997, p. 44).
C’est dans et par cette lutte que s’éprouve la
liberté, qu’elle se donne une réalité. Les droits sont les effets toujours
momentanés de cette lutte et l’État est l’enjeu et l’instrument de la lutte
politique qui prend parfois un tour pacifique.
En un mot, l’État ouvre l’espace du politique. Il n’est pas seulement un
instrument de domination, ce « monstre froid » (Nietzsche) qui ment
au peuple. Il est pour le peuple et surtout pour les individus, ce qui les
libère de la société, c’est-à-dire
des nécessités.
Mais parce qu’il est la condition de la politique, l’État doit être aussi la
matière de l’action politique. Un peuple qui ne s’empare pas de l’État, qui le
laisse à une minorité, renonce à la liberté. Mais à l’inverse, c’est l’État qui
fait la possibilité du peuple. Ce cercle de la politique explique l’ambivalence de l’État qui, comme État de
droit, ouvre l’espace de la politique
et qui comme État totalitaire, tente de faire disparaître la liberté.
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