Sujet.
Les animaux autres que l’homme vivent (...) réduits
aux images et aux souvenirs ; à peine possèdent-ils l’expérience, tandis
que le genre humain s’élève jusqu’à l’art (1) et jusqu’au raisonnement.
C’est de la mémoire que naît l’expérience chez les hommes ; en effet, de
nombreux souvenirs d’une même chose constituent finalement une
expérience ; or l’expérience paraît être presque de même nature que la
science et l’art, mais en réalité, la science et l’art viennent aux hommes par
l’intermédiaire de l’expérience, car « l’expérience a créé l’art, comme le
dit Polos (2) avec raison, et l’inexpérience, la chance ». L’art
apparaît lorsque, d’une multitude de notions expérimentales, se dégage un seul
jugement universel applicable à tous les cas semblables. En effet, former le
jugement que tel remède a soulagé Callias, atteint de telle maladie, puis
Socrate, puis plusieurs autres pris individuellement, c’est le fait de
l’expérience ; mais juger que tel remède a soulagé tous les individus
atteints de telle maladie, déterminée par un concept unique (...), cela
appartient à l’art.
Aristote,
Métaphysique (deuxième moitié du IV°
siècle av. J.-C.)
(1) au
sens où l’on peut parler de l’art du médecin.
(2)
Polos était un orateur grec.
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux
questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre
rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que
le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.
QUESTIONS :
1°
Dégagez l’idée principale du texte, puis les étapes de son argumentation.
2°
Expliquez :
a)
« de nombreux souvenirs d’une même chose constituent finalement une
expérience » ;
b)
« mais juger que tel remède a soulagé tous les individus atteints de telle
maladie, déterminée par un concept unique (...), cela appartient à
l’art ».
3°
L’expérience seule produit-elle le savoir ?
Corrigé.
D’où provient le savoir ? Vient-il de la seule raison qui permet de
penser l’universel ou bien passe-t-il plutôt par l’expérience qui semble s’en tenir
au particulier ?
Telle est la question dont traite cet extrait de la Métaphysique d’Aristote.
L’auteur veut montrer que c’est l’expérience la source du savoir.
Cependant, ne faut-il pas d’abord s’interroger pour faire une
expérience ?
1) Aristote veut montrer que le savoir a
pour source l’expérience.
Pour ce faire, il commence par différencier l’homme des autres animaux du
point de vue de la connaissance. Ceux-ci sont réduits selon lui aux images ou
représentations et aux souvenirs. Ils peuvent parfois atteindre l’expérience.
Autrement dit, ils n’arrivent jamais au-delà d’une connaissance du particulier.
L’homme lui est en plus capable d’art et de raisonnement, c’est-à-dire qu’il
s’élève à l’universel. Il semble donc que représentations, souvenirs,
expérience, art et raisonnement forment une série ascendante. Dès lors,
qu’entendre par ces différentes capacités de l’homme ?
Aristote établit d’abord le lien entre mémoire et expérience. Il faut selon
lui de nombreux souvenirs pour faire une expérience. On comprend que celle-ci
enveloppe une certaine multiplicité. Dès lors, il remarque que l’expérience
semble se confondre avec la science et l’art. Cela reviendrait à dire que
l’expérience est une connaissance de l’universel. Il n’en est rien puisqu’il
les distingue. Il considère que l’art et la science ont pour source
l’expérience. Il confirme son propos en citant un dénommé Polos, un orateur
grec, qui faisait aussi de l’expérience la source de l’art. Il faut comprendre
par art [en grec tekhnè], une capacité réfléchie d’action couronnée
de succès puisque pour Polos, que suit Aristote, l’absence d’expérience est la
source de la chance, c’est-à-dire d’une réussite qui dépend tout entière de ce
qui nous est extérieur.
Aristote définit alors l’art par rapport à l’expérience de telle sorte
qu’on comprend comment celle-ci est la source de celui-là. Pour qu’il y ait
art, il faut qu’il y ait généralisation des notions acquises par l’expérience.
De l’expérience à l’art, le processus est celui de l’induction, c’est-à-dire du
passage du particulier au général.
Il explique sa définition en disant qu’il y a expérience lorsqu’on pense
que le même remède a soigné tel ou tel individu qu’il nomme, Socrate, puis
Callias, etc. Par contre, il y a art lorsqu’on pense que le remède peut soigner
tous les hommes qui ont telle maladie. L’expérience est bien connaissance du
particulier – et les animaux ne dépassent pas ce stade – alors que l’art et
donc la science sont une connaissance de l’universel.
Dans le prolongement du texte d’Aristote, on dira que la différence entre
l’art et la science est que celui-là vise à réaliser quelque chose sur la base
des connaissances acquises alors que celle-ci vise seulement à connaître. Si la
médecine est un art, la biologie est une science. Aussi la science est-elle
encore plus générale que l’art.
2)
a) Lorsque l’auteur écrit que « de
nombreux souvenirs d’une même chose constituent finalement une expérience »,
il montre comment se forme ce qu’on appelle expérience. Il est nécessaire qu’il
y ait des souvenirs, c’est-à-dire des représentations de ce qui s’est passé et
des souvenirs qui concernent une chose. Il faut donc déjà que l’individu se
souvienne d’avoir eu affaire à la même chose, qu’il la reconnaisse.
L’expérience paraît donc avoir une certaine forme de généralité puisqu’elle
enveloppe une multiplicité de souvenir sous l’unité d’une notion de la chose.
Toutefois, elle n’est que particulière puisqu’elle concerne un seul individu ou
des individus pris un à un. Si elle est inductive, c’est uniquement en ce sens
qu’elle amène à appliquer à un particulier nouveau ce qui a été acquis
vis-à-vis d’autre particulier. Ainsi, ce qui est valable pour Socrate,
l’appliquer à Callias.
b) Lorsque le philosophe précise que
« mais juger que tel remède a soulagé tous les individus atteints de
telle maladie, déterminée par un concept unique (…), cela appartient à l’art »,
il veut distinguer l’art de l’expérience. Celle-ci avons-nous vu concerne le
particulier. Elle n’a affaire qu’à un individu. Ainsi, j’acquiers une
expérience de tel individu à partir d’une multiplicité de souvenirs relatifs à
cet individu déterminé. C’est pourquoi l’expérience est particulière du point
de vue de son objet. Par contre, à partir d’une multiplicité d’expériences
s’acquiert l’art. Le terme désigne une activité productrice réfléchie par
opposition au hasard ou à la chance (voire la malchance). La réflexion de
l’homme de l’art provient de l’expérience. Mais elle se montre universelle
puisqu’elle concerne non les individus, mais ce qu’ils ont en commun. Dans
l’exemple qui sert à illustrer la notion d’art selon Aristote, il s’agit de
s’élever à l’idée que tel remède soulage tous les individus qui sont affectés
de telle maladie. L’art est donc constitué de notions qui proviennent
inductivement de l’expérience et qui enveloppe une certaine universalité.
3) Rembrandt (1606-1669) a illustré dans La
leçon d’anatomie du Docteur Tulp (1632) la nécessité de passer par
l’expérience pour connaître les faits, bref, pour avoir un savoir réel.
Il semble donc que l’expérience seule produise le savoir si on entend par
là ce qu’on tient pour vrai parce qu’on a des preuves. Qui accepterait qu’un
médecin sans expérience le soigne ?
Mais se contenter de l’expérience entendue comme la simple habitude ou la
simple routine ordinaire, n’est-ce pas se condamner à errer ?
Dès lors, on peut se demander si l’expérience est la seule source du savoir
ou s’il ne requiert pas une autre source.
C’est qu’en effet, l’expérience véritable paraît faire essentiellement
défaut aux animaux. Ils sont capables de prendre des habitudes en dehors de
leur instinct. Ainsi les macaques du Japon ont appris grâce à l’un d’entre eux
à laver leurs aliments en les trempant dans l’eau. La raison pour laquelle ils
en restent au mieux à l’expérience est qu’il manque de raison pour pouvoir
porter des jugements. Aussi Aristote est presque prêt à leur dénier toute
expérience ou ne leur accorde qu’avec réticence.
Cependant, il ne le fait pas. N’est-ce pas que l’expérience précède la
raison elle-même dans son exercice ? Ne faut-il pas commencer avec
l’expérience ?
C’est à partir de la multiplicité de souvenirs relatifs à un objet que se
fait l’expérience de cet objet. Par exemple, c’est en rassemblant tous mes
souvenirs sur quelqu’un que j’ai une expérience de lui. Aussi est-ce la mémoire
et non la raison qui est nécessaire pour que l’expérience soit possible. Les
animaux avec une mémoire paraissent avoir une expérience. Mais justement, c’est
en généralisant les expériences qu’on acquiert des connaissances solides. Et
lorsque la généralisation échoue, on comprend qu’on ne savait pas ce qu’on
croyait savoir.
Reste que si on s’en tient ainsi à ce qui s’est toujours produit, on risque
de ne jamais découvrir quoi que ce soit. Ne faut-il pas alors d’abord exercer
sa raison pour que l’expérience soit profitable ?
C’est ce que Bergson dans La pensée
et le mouvant a soutenu avec raison. Il faut une question préalable pour
observer, pour tester, sans quoi on ne sait ni ce qu’on pense, ni même quoi
penser. On peut donc contester son schéma à Aristote. C’est parce que les
hommes raisonnent qu’ils peuvent constituer l’art et la science. Ainsi, c’est
en testant certaines hypothèses que les hommes ont pu acquérir les arts ou
techniques. De même, c’est en testant des hypothèses qu’ils ont pu acquérir des
connaissances scientifiques. L’expérience vient après pour infirmer ou
confirmer le point de vue théorique d’abord proposé de façon hypothétique.
Les hommes devant d’abord vivre, il s’appuie effectivement sur une certaine
routine. Et c’est en ce sens que certains passent pour avoir de l’expérience.
C’est là-dessus qu’est fondé l’art entendu au même sens que la technique,
c’est-à-dire une certaine réflexion sur ce qui permet le succès non dans
l’invention, mais dans la simple transmission. Mais la connaissance quant à
elle a besoin d’autre chose. Aussi peut-elle remettre en cause les inductions
qui passent pour les plus solides. Longtemps les hommes ont cru que la Terre
est immobile conformément à l’expérience jusqu’à ce que l’un d’entre eux,
Aristarque de Samos, propose l’hypothèse inverse au III° s. av. J.-C.
Disons donc que l’expérience seule ne peut produire le savoir même si elle
est indispensable pour asseoir la pratique. Le savoir exige bien plutôt une
rupture avec l’expérience commune. Il faut alors que la raison propose des
hypothèses novatrices pour les tester.
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