samedi 15 juin 2019

La vérité (cours)

Introduction
La vérité apparaît comme une exigence de la raison ou puissance de bien juger comme Descartes la désigne au début du Discours de la méthode. Il faut donc qu’elle soit une et la même pour tous.
Or, force est de constater la diversité des croyances qui toutes prétendent être vraies. Dans la mesure où la croyance se présente comme une simple exigence, sa prétention d’être vraie semble vide. C’est la raison pour laquelle il semble légitime de distinguer entre la croyance et la vérité. En effet, celle-ci ne peut être remise en cause. Plus précisément, c’est la vérité qui doit mesurer si une croyance est valable ou pas.
On dit souvent il est vrai que la vérité a au moins un terrain d’élection : celui de la science. L’expression « c’est scientifiquement démontré » est même une sorte d’argument d’autorité dont usent même les publicitaires.
Pourtant, la vérité n’est-elle pas elle-même une croyance ? C’est qu’en effet, s’il faut démontrer pour être sûr d’être dans le vrai, toujours est-il qu’on ne peut démontrer à l’infini. Il n’est donc pas déraisonnable de douter de la vérité à la façon des sceptiques comme Sextus Empiricus.
On peut donc se demander si la vérité n’est pas une croyance comme une autre ou bien si elle permet de séparer entre les croyances celles qui seraient acceptables de celles qui ne le seraient pas ou de toutes les rejeter ? La vérité est-elle connaissable et si oui comment ?

§ 1. Le caractère indémontrable de la vérité.

On admet généralement qu’il n’est pas possible d’affirmer la vérité d’une proposition si elle n’est pas prouvée au sens où l’expérience la corrobore ou démontrée, c’est-à-dire dérivée nécessairement de prémisses elles-mêmes vraies. Telle est la notion de connaissance. C’est d’ailleurs la science qui passe depuis le XIX° siècle pour la source de toute vérité. Il y a là paradoxalement une croyance que l’on peut nommer scientisme et qui n’est rien d’autre que la dégradation d’une des thèses maîtresses de la philosophie d’Auguste Comte : le positivisme. Comme toute philosophie, le positivisme a cherché à démontrer sa position. On peut retenir deux arguments généraux.
D’une part, l’état de dispute dans la branche de la philosophie nommée métaphysique, c’est-à-dire celle qui a pour objet les premiers principes selon la définition d’Aristote (MétaphysiqueG, chapitre 1). D’autre part, le progrès régulier des sciences comme les mathématiques, la physique, etc. montre un accord des esprits (arguments également présents chez Kant dans les préfaces aux deux éditions de la Critique de la raison pure de 1781 et de 1787). D’où l’idée qu’il n’y a de vérité que scientifique, c’est-à-dire établie sur des faits, la démonstration mathématique donnant la forme que doivent avoir les faits. Ceux-ci doivent être établis par la possibilité d’en contrôler l’apparition. C’est ce qui les distingue notamment des miracles (sur tout cela, cf. Comte, Cours de philosophie positive, 1ère et 2 ème leçons). En conséquence, Comte peut écrire :
« La philosophie positive se distingue surtout de l’ancienne philosophie, théologique [= la pensée religieuse] ou métaphysique [= la philosophie jusque-là], par sa tendance constante à écarter comme nécessairement vaine toute recherche des causes proprement dites, soit premières, soit finales, pour se borner à étudier les relations invariables qui constituent les lois effectives de tous les événements observables, ainsi susceptibles d’être rationnellement prévus les uns d’après les autres. » ComteCours de philosophie positive, 58ème leçon.
Voilà les conséquences que Wittgenstein tirera du positivisme dans sa première philosophie si on lit les dernières propositions du seul ouvrage qu’il ait publié :
« 6.53 – La méthode correcte en philosophie consisterait proprement en ceci : ne rien dire que ce qui se laisse dire, à savoir les propositions de la science de la nature – quelque chose qui, par conséquent, n’a rien à faire avec la philosophie –, puis quand quelqu’un d’autre voudrait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer toujours qu’il a omis de donner, dans ses propositions, une signification à certains signes. Cette méthode serait insatisfaisante pour l’autre – qui n’aurait pas le sentiment que nous lui avons enseigné de la philosophie – mais ce serait la seule strictement correcte.
6.54 – Mes propositions sont des éclaircissements en ceci que celui qui me comprend les reconnaît à la fin comme dépourvues de sens, lorsque par leur moyen – en passant par elles – il les a surmontées. (Il doit pour ainsi dire jeter l’échelle après y être monté.)
Il lui faut dépasser ces propositions pour voir correctement le monde.
7 – Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence. » WittgensteinTractatus logico-philosophicus (1922).
Malheureusement, le scientisme est beaucoup plus bavard que Wittgenstein. Il n’a en bouche que le mot de vérités scientifiquement prouvées, même si souvent, les preuves en sont inconnues ou depuis longtemps oubliées. Admettons que la philosophie n’ait effectivement rien à dire sur les vérités de la science.
Il n’en reste pas moins vrai que l’idée de vérité elle-même qui est présupposée dans toute affirmation d’une vérité ne peut être prouvée. À supposer qu’une proposition soit vraie parce qu’un fait lui correspond, que la vérité consiste précisément en cette correspondance entre la proposition et le fait, aucun fait ne peut le prouver. Voilà pourquoi Wittgenstein a d’abord proposé la voie du silence.
On voit donc le paradoxe : comme Descartes l’avait déjà vu, il n’est pas possible de démontrer quoi que ce soit si on ne sait ce qu’est la vérité. Aussi prétend-il qu’en la définissant de façon traditionnelle, on ne fait qu’expliquer le mot.
« Il [Descartes parle à son correspondant d’un livre de Herbert de Cherbury, De la Vérité, qu’il lui a envoyé] examine ce que c’est que la vérité ; et pour moi, je n’en ai jamais douté, me semblant que c’est une notion si transcendentalement claire, qu’il est impossible de l’ignorer : en effet, on a bien des moyens pour examiner une balance avant que de s’en servir, mais on n’en aurait point pour apprendre ce que c’est que la vérité, si on ne la connaissait de nature. Car quelle raison aurions-nous de consentir à ce qui nous l’apprendrait, si nous ne savions qu’il fût vrai, c’est-à-dire si nous ne connaissions la vérité ? Ainsi on peut bien expliquer quid nominis [donner une explication verbale] à ceux qui n’entendent pas la langue, et leur dire que ce mot vérité, en sa propre signification, dénote la conformité de la pensée avec l’objet, mais que, lorsqu’on l’attribue aux choses qui sont hors de la pensée, il signifie seulement que ces choses peuvent servir d’objets à des pensées véritables, soit aux nôtres, soit à celles de Dieu ; mais on ne peut donner aucune définition de logique qui aide à connaître sa nature. » Descartes, extrait de la Lettre à Mersenne du 16 octobre 1639.
Si donc la vérité est indémontrable, alors la science elle-même ne repose-t-elle pas sur une simple croyance ?

§ 2. La croyance en la vérité.

Il faut donc pouvoir mettre en cause l’idée même de vérité et montrer qu’elle doit être admise sans preuve.
Or, comme il n’est pas possible de tout démontrer, ne faut-il pas comme les sceptiques ou Pyrrhoniens (du nom de Pyrrhon qui passe pour le premier sceptique) considérer que la seule attitude sage est celle qui consiste à ne rien accepter comme vrai ?
Certes, il a toujours été reproché aux sceptiques d’adopter une position pratiquement intenable. En fait, loin de ne pouvoir agir, le sceptique se contente des croyances ou opinions communes, à cette différence qu’il ne prétend en aucune façon qu’elles sont vraies. Il les tient pour ce qu’elles sont, à savoir des apparences. Autrement dit, l’argument qui vise à réfuter le scepticisme en le prétendant invivable est pour le moins insuffisant. Si douter conduisait immanquablement à la paralysie de l’action, il n’y aurait jamais eu de guerre car, comme Clausewitz (1780-1831) le remarquait dans De la guerre (1832 posthume), la guerre se passe toujours dans un climat d’incertitudes à la façon d’un brouillard (De la guerre, livre II, chapitre 2, § 24).
Il n’en reste pas moins vrai que le scepticisme ne peut rendre compte de la croyance en la vérité. Dès lors, il apparaît nécessaire de l’admettre sans preuve et de limiter les prétentions de la raison. Telle est la position de Pascal qui présente un double intérêt.
D’une part, elle conduit à distinguer deux sources de la vérité : le cœur et la raison (Pensées, n° 110, Lafuma). Par le cœur nous connaissons les principes, à commencer par l’idée de vérité. Par la raison, nous démontrons, à partir des principes que le cœur donne.
D’autre part, la foi religieuse, est justifiée dans son ordre :
« C’est le cœur qui sent Dieu et non la raison. Voilà ce que c’est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison »Pascal,Pensées, n° 424, Lafuma.
Pascal peut même identifier la vérité avec Dieu, objet de la foi et reprendre la position augustinienne qui fait de la Vérité, la révélation de Dieu au double sens d’un génitif objectif et subjectif. Quant au refus de la vérité qui se manifeste dans le libertinage érudit qui refuse la vérité, il est l’effet de l’amour-propre, c’est-à-dire finalement du péché (Pensée, n°978, Lafuma ; cf.460, 617).
Il n’en reste pas moins vrai qu’avec une telle distinction on n’est guère avancé. D’une part, Pascal postule que le cœur nous donnerait des vérités. Prenons la foi et demandons-nous : quelle foi ? Si on s’en tient au témoignage de son cœur, on n’en aura autant que de religions et toutes seront justifiées. Or, comme toutes ne peuvent être vraies puisqu’elles prétendent toutes que les autres sont fausses à des degrés divers, il est clair que dès que l’on précise, on voit que l’analyse de Pascal n’a de sens que si et seulement si on partage la même foi que lui. Si on prétend que la raison permet de déterminer laquelle est la vraie, c’est qu’il est possible de se passer du cœur. De quelque façon qu’elle procède, soit à la façon d’une sorte d’anthropologie comme celle de Pascal qui veut montrer que seule la religion chrétienne explique l’homme – et l’homme est conçu chrétiennement pour cela – soit en prétendant que la raison métaphysique conduit à une foi déterminée, à la façon de Thomas d’Aquin (cf.Somme contre les gentils) pour qui la raison doit reconnaître la nécessité de la révélation, soit en faisant de la raison ce qui conduit à démontrer la foi qui se manifeste dans le Coranpour ceux qui ne peuvent s’élever au niveau de la raison à la façon d’Averroès, alors on peut dire que de toutes les manières, il faut postuler la vérité d’une foi particulière pour faire de la vérité un objet de foi.
La foi est donc irrationnelle, c’est-à-dire qu’elle implique un saut hors de la raison. C’est ainsi que l’analyse Kierkegaard dans Crainte et tremblement (1843) à travers la figure d’Abraham. Dieu a promis à celui-ci une longue descendance. Après avoir attendu un âge vénérable, il a enfin un fils légitime, Isaac. Or, un jour, Dieu lui demande de le lui sacrifier. N’est-ce pas l’absurde par excellence ? Et pourtant, Abraham fera le sacrifice même si Dieu l’arrête au dernier moment.
C’est que comme le montrait Descartes dans son adresse « À Messieurs les Doyens et Docteurs de la sacrée faculté de théologie de Paris » placée en tête de ses Méditations métaphysiques, il y a dans la foi un cercle, tout au moins pour celui qui n’a pas la foi. Car si je crois en Dieu parce que la Bible m’invite à y croire – et d’ailleurs pourrait-on dire à la suite de Descartes, quelle Bible, la Catholique, une des Bibles protestantes, la Torah juive accompagné ou non du Talmud dans l’interprétation de Maïmonide ou d’un autre – ou le Coran– mais dans quel Islam, le Chiite ou le Sunnite – et que je crois en la Bible parce qu’elle est la parole de Dieu, je me meus dans un cercle.
Il est dès lors préférable de laisser de côté la foi ou plutôt de considérer que la foi est strictement hors du champ de la raison. Pour ne s’en tenir qu’au christianisme, saint Paul dans la Première épître aux Corinthiens (La Bible, Nouveau Testament) écrit explicitement que la croix est folie pour la sagesse (sophia) du monde et que la sagesse est ce que les Grecs recherchaient (l’apôtre utilise le même verbe grec qu’Aristote). Autrement dit, la philosophie est folie et toute réconciliation entre religion et philosophie ne peut que produire la perte de l’une et de l’autre comme Heidegger le soutenait à juste titre en citant l’apôtre (Cf. Questions I, Qu’est-ce que la métaphysique ?, Gallimard, 1968, pp.40-41).
La question de la vérité doit donc, conformément à ce que Descartes admettait, être examinée indépendamment de la foi. C’est ainsi que dans le Discours de la méthode, III° partie, il indique bien qu’il conserve sa foi dont il ne tient pas compte lorsqu’il examine la question de la vérité.
Pour cela Descartes propose de tout remettre en cause, c’est-à-dire de considérer tout ce qui est douteux comme absolument faux de telle façon à parvenir soit à une vérité soit à fonder la thèse sceptique selon laquelle il n’y a pas de vérité pour nous hommes (cf. Méditations métaphysiques, Première Méditation, Méditation seconde, Discours de la méthode, IV° partie, Principes de la philosophie, Première partie, article 1). Le doute méthodique de Descartes se distingue du doute sceptique qui, selon lui, ne cherche qu’à douter et non à chercher le roc ou l’argile (cf. Discours de la méthode, troisième partie, A.T., VI, 29).
Le doute porte d’abord sur les sens qui peuvent me tromper quelquefois. Ainsi il remet en cause la correspondance entre nos représentations et les choses, soit lavéritécomme adéquation de la pensée avec son objet.
En second lieu, ce sont les mathématiques qui peuvent être remises en cause. Car, quelque évidentes qu’elles paraissent, il est toujours possible que je me trompe dans les démonstrations (Discours de la méthode, IV° partie). C’est la vérité comme cohérence qui est ainsi remise en cause. À supposer que je m’en tienne aux axiomes qui me paraissent évidents, il se pourrait qu’un Dieu m’ait fait tel que je me trompe toujours lorsque je me représente quelque chose comme évident (Méditations métaphysiques, Première méditation, Principes de la philosophie, Première partie, articles 5 et 6). C’est la vérité comme évidence qui est d’abord remise en cause.
Enfin, les mêmes représentations que j’ai en dormant, je les ai lorsque je suis éveillé, ce qui fait qu’il n’est pas sûr qu’existe quelque chose hors de moi. C’est la vérité au sens ontologique, c’est-à-dire lorsqu’elle est attribuée aux choses elles-mêmes, qui est ainsi remise en cause. Il me faut donc apparemment penser que tout est faux.
Descartes est néanmoins conduit à un premier principe, à savoir le fameux « Je pense donc je suis » (Discours de la méthode, IV° partie et Principes de la philosophie, Première partie, article 7 ; de façon plus sobre le premier principe s’énonce « ego sum, ego existo » « je suis, j’existe » dans la Méditation seconde des Méditations métaphysiques). En effet, dans l’hypothèse où je pense que tout est faux, je ne puis douter que moi qui pense, je suis quelque chose. Or, puisque j’ai découvert une vérité, je dois pouvoir découvrir ce qui est requis à une proposition en général pour être vraie. De là Descartes en tire que c’est l’évidence ou alors la clarté et la distinction qui sont les critères de la vérité.
On peut donc avec Descartes établir l’existence de la vérité en s’appuyant sur le doute : il n’est pas besoin avec Pascal d’admettre que la vérité est affaire de foi à partir du scepticisme.
Toutefois, pourquoi rechercher la vérité ? Une telle recherche ne relève-t-elle pas de la croyance comme Nietzsche l’a soutenu ? Car sinon comment commencer à chercher ?
Pour en arriver là, Nietzsche analyse l’idée juste selon laquelle, dans les sciences, toutes les convictions, toutes les croyances sont bannies ou plutôt autorisées uniquement sous la forme d’hypothèses. Or, qu’il faille chercher la vérité, voilà qui ne peut reposer sur la science elle-même.
En effet, on ne peut dire qu’il y ait là une recherche utile. C’est qu’on ne peut savoir avant de la connaître si la vérité est plus utile que l’erreur, l’illusion voire le mensonge. Il faut donc en conclure qu’il n’y a que la valorisation morale de la vérité qui peut expliquer la possibilité pour qu’il y ait eu science et aussi philosophie. Avant le doute il y a l’idée que la vérité vaut la peine d’être cherchée et telle est la croyance (cf. Nietzsche, Gai Savoir, livre V, n°344 « En quoi nous sommes nous aussi encore pieux »). C’est cette croyance en la valeur absolue de la vérité qui montre non seulement que le scientisme est une espèce de foi, foi dégradée en ce sens qu’une foi authentique se connaît comme foi, mais qu’il n’est pas fondé.

§ 3. Le relativisme.
Dès lors peut-on nier la vérité ou affirmer que toutes les croyances se valent ? Peut-on dire que la distinction entre opinion et connaissance n’est pas pertinente ?
Admettons-le. Toutes les croyances sont donc vraies. Autrement dit, vraie et être tenue pour vraie revient au même pour une croyance. Ce qui revient d’ailleurs à considérer que la proposition « à chacun sa vérité » selon la formule qui donne son titre à une pièce de Pirandello (1867-1936 ; la pièce est de 1916) serait valable. On peut appeler relativisme une telle position et l’ancêtre du relativisme est le sophiste Protagoras (~492-~422 av. J.-C.) dont la thèse a été conservée par Platon dans le Cratyle et le Théétète :
« L’homme est la mesure de toutes choses, de celles qui sont qu’elles sont de celles qui ne sont pas qu’elles ne sont pas. » Protagoras, cité par Platon, Théétète.
Autrement dit, c’est chaque individu qui définit si les choses sont ou ne sont pas. En effet, le relativisme de Protagoras était radical. Il était ontologique. Son relativisme était également politique en ce sens que chaque homme est légitimé dans son opinion et peut donc prétendre participer aux affaires publiques. Aussi Protagoras fondait-il la légitimité de la démocratie athénienne dirigée par son ami Périclès (495-429 av. J.-C.).
Or, il est clair qu’une telle position est contradictoire. En effet si est vrai ce que chacun tient pour vrai alors la thèse qui l’affirme est intenable puisqu’elle se présente comme valable pour tous.
Si par contre on la prend au sens relatif, on peut alors objecter avec Platon dans le Théétète qu’elle peut être rejetée puisqu’elle admet que celui qui affirme que la vérité n’est pas relative au point de vue de chacun est justifiée.
Il faut donc en conclure qu’il n’est pas possible de nier l’idée de vérité, non pas parce qu’elle serait l’objet d’une croyance, mais parce qu’elle est la condition pour qu’un discours, quel qu’il soit ait un sens.
Cela implique aussi d’un point de vue politique que toutes les opinions ne sont pas valables. Platon d’ailleurs en tirait un argument contre la démocratie.
Il n’est pas interdit néanmoins de dissocier la question de la connaissance de la question politique. C’est que s’il est vrai que toutes les opinions ne sont pas valables, par contre, on peut considérer qu’il est préférable de les laisser toutes ou tout au moins la plupart s’exprimer. D’une part, pour qui recherche la vérité, il est clair que toutes les opinions méritent d’être examinées.
Mais surtout, interdire certaines opinions enveloppent une double difficulté d’un point de vue politique. La première, reconnue par Spinoza dans son Traité théologico-politique, est que les citoyens se retrouvent nécessairement dans la position de l’hypocrisie car aucun homme ne peut renoncer volontairement à ce qu’il tient pour vrai. Accepter l’expression de la plupart voire de toutes les opinions est une condition pour qu’un espace de vérité soit possible.
La seconde, reconnue par Kant dans son article Réponse à la question : qu’est-ce que les Lumières ?, est que l’interdiction de la libre pensée revient à traiter les hommes comme du bétail. S’il est vrai que certaines opinions sont dangereuses pour la vie en société et qu’il ne peut être interdit à un État de s’en protéger, toujours est-il que la plus large tolérance peut souvent permettre d’en montrer justement l’erreur. Ce ne sont pas nécessairement les États qui interdisent l’expression des opinions jugées dangereuses avec raison qui réussissent nécessairement le mieux à les endiguer.
Enfin, il se pourrait qu’en politique, seule l’opinion soit légitime, s’il est vrai que le pouvoir n’est pas la contrainte (cf. Hannah Arendt, « Sur la violence » in Du mensonge à la violence, 1972) et que le débat public exige de courtiser le point de vue de l’autre et non de le contraindre à reconnaître la vérité (cf. Hannah Arendt, « Vérité et politique » in La crise de la culture, 1968)
Indépendamment donc de ces considérations sur l’opinion et la politique, c’est précisément l’affaire de la pensée philosophique que d’éclaircir les conditions requises pour que la vérité soit comprise. Pour le dire avec Wittgenstein :
« 4.111 – La philosophie n’est pas une science de la nature.
(Le mot « philosophie » doit signifier quelque chose qui est au-dessus ou au-dessous des sciences de la nature, mais pas à leur côté.)
4.112 – Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées.
La philosophie n’est pas une théorie mais une activité.
Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements.
Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des “propositions philosophiques”, mais de rendre claires les propositions.
La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses. » WittgensteinTractatus logico-philosophicus.

§ 4. Priorité de la vérité ontologique.
1. L’adéquation.
Qu’entendre alors par vérité ? Est-ce l’adéquation de la représentation avec son objet ? Telle est la notion la plus courante de la vérité, celle qui semble aller de soi. En effet, comment ne pas penser que ce qui est vrai ou faux, c’est, non pas la réalité, mais mon jugement sur ce qui est vrai ou faux. Ainsi, lorsque je parle d’une fausse pièce de monnaie ou encore d’un faux Van Gogh, ce n’est pas la pièce ou le tableau qui est irréel(le), mais le jugement que je porte sur eux.
Pourtant, cette définition qui semble aller de soi et qui est en un sens exact enferme une double série de difficultés.
La première réside dans la question de savoir comment reconnaître cette adéquation. C’est qu’en effet, de même que je ne puis sortir de ma vision pour vérifier si le “réel” lui est bien conforme, de même comment sortir de ma pensée pour savoir s’il lui est bien conforme ? Certes, il est toujours possible – et c’est ce que font les sciences expérimentales, sciences de la nature et même sciences de l’homme – de poser à la “nature” une question. Celle-ci répondra bien par oui ou par non. Pourtant, c’est toujours du sein de la représentation que je pose cette question et si une expérience peut, en apparence, réfuter une hypothèse, elle ne suffit pas, logiquement, à la rendre vraie puisque plusieurs hypothèses peuvent être conformes à la même expérience.
Popper le reconnaît tout en défendant la conception traditionnelle de la vérité dans Conjectures et réfutations. Pour lui, cette définition appartient au métalangage, c’est-à-dire à un langage qui porte sur un langage qui lui porte sur les faits. Elle ne souffre donc pas de la difficulté énoncée. Toutefois, il est clair que la définition traditionnelle n’est pas pour autant justifiée et qu’on ne saisit pas en quoi elle éclaire la notion de vérité.
Dira-t-on qu’est vrai ce qui est reconnu universellement vrai ou plutôt ce qui devrait l’être ? Autrement dit, et telle est semble-t-il la solution que Kant proposait, la pierre de touche de la vérité serait l’universalité du jugement :
« La croyance (das Fürwahrhalten) est un fait de notre entendement susceptible de reposer sur des principes objectifs, mais qui exige aussi des causes subjectives dans l’esprit de celui qui juge. Quand elle est valable pour chacun, en tant du moins qu’il a de la raison, son principe est objectivement suffisant et la croyance se nomme conviction. Si elle n’a son fondement que dans la nature particulière du sujet, elle se nomme persuasion.
La persuasion est une simple apparence, parce que le principe du jugement qui est uniquement dans le sujet est tenu pour objectif. Aussi un jugement de ce genre n’a-t-il qu’une valeur individuelle et la croyance ne peut-elle pas se communiquer. Mais la vérité repose sur l’accord avec l’objet et, par conséquent, par rapport à cet objet, les jugements de tout entendement doivent être d’accord (…). La pierre de touche grâce à laquelle nous distinguons si la croyance est une conviction ou simplement une persuasion est donc extérieure et consiste dans la possibilité de communiquer sa croyance et de la trouver valable pour la raison de tout homme, car alors il est au moins à présumer que la cause de la concordance de tous les jugements, malgré la diversité des sujets entre eux, reposera sur un principe commun, je veux dire l’objet avec lequel, par conséquent, tous les sujets s’accorderont de manière à prouver par-là la vérité du jugement. » KantCritique de la raison pure (1781, 2èmeédition 1787), Paris, P.U.F., 1980, pp.551-552.
Reste que si deux hommes prétendent que leur jugement est universellement communicable, on ne voit pas très bien comment il serait possible de les départager. Et ce n’est pas le vote – comme le montre le procès de Socrate – qui est susceptible de départager tous les jugements conformes à la raison et pourtant opposés entre eux.
En outre, selon Kant, il n’est pas possible de proposer un critère de la vérité puisque ce critère devrait être universel alors que c’est chaque proposition qu’il faudrait pouvoir comparer à la réalité :
« Si la vérité consiste dans l’accord d’une connaissance avec son objet, il faut, par là même, que cet objet soit distingué des autres ; car une connaissance est fausse, quand elle ne concorde pas avec l’objet auquel on la rapporte, alors même qu’elle renfermerait des choses valables pour d’autres objets. Or, un critère universel de la vérité serait celui qu’on pourrait appliquer à toutes les connaissances sans distinction de leurs objets. Mais il est clair – puisqu’on fait abstraction en lui de tout le contenu de la connaissance (du rapport à son objet) et que la vérité vise précisément ce contenu – qu’il est tout à fait impossible et absurde de demander un caractère de la vérité de ce contenu des connaissances, et que, par conséquent, une marque suffisante et en même temps universelle de la vérité ne peut être donnée. » KantCritique de la raison pure, Paris, P.U.F., 1980, p.81.

2. De la cohérence à l’évidence.
Ainsi, il est clair qu’il n’est pas possible de penser jusqu’au bout cette définition de la vérité puisque ce fameux accord ne peut être trouvé dans le “réel”, encore moins dans l’objet si par là on entend ce qui s’oppose à un sujet. C’est qu’à supposer que l’objet soit ce que tous les sujets pensent comme tel, où se situe l’accord sinon dans la cohérence de leurs représentations. Ce qui fait qu’alors que la cohérence passe – aux yeux de Kant lui-même – pour la condition de la vérité simplement logique, elle apparaît comme ce qui donne son contenu à l’idée de vérité comme adéquation. Il y a là une objection de fond. Et comme la cohérence elle-même est somme toute douteuse, Descartes n’avait pas tort de chercher dans l’évidence le critère subjectif de la vérité.
Toutefois, cette dernière solution s’avère pour le moins difficile. Non pas tant parce que l’évidence résulte souvent des habitudes, des opinions communes, c’est-à-dire des façons de voir le monde qui sont partagées par une communauté, car ses fausses évidences là peuvent être extirpées par le doute méthodique, mais parce il n’y a rien d’évident à ce que mon évidence soit conforme aux choses elles-mêmes. C’est pourquoi Descartes est obligé de prouver qu’existe un Dieu comme principe métaphysique qui fonde l’évidence.
Cette preuve est la suivante : j’ai une idée de Dieu, c’est-à-dire d’un être infiniment parfait à tous les points de vue. Je ne peux nier que j’ai cette idée sans quoi ma négation n’a aucun sens. Or, soit à cette idée quelque chose correspond, soit non. Dans ce second cas, je serai la cause de l’idée de Dieu. Or, il est clair que je ne suis pas parfait et ne puis donc être la cause de cette idée de perfection. Par conséquent Dieu existe et est la cause de la présence en moi de son idée (cf. Discours de la méthode, IV° partie et Méditations métaphysiques, Méditation troisième).
Comme c’est l’évidence qui permet de prouver que Dieu existe, il est clair qu’il y a là un cercle manifeste quelque effort qu’on puisse faire pour le contourner.

3. L’utilité.
Ne faut-il pas considérer finalement, à la façon du pragmatisme, philosophie américaine née au XIX° siècle, que ce qui fait la vérité d’une proposition, c’est son efficacité ou son utilité. En ce sens, il n’y a aucune différence entre les sciences et les technologies. Dans une certaine mesure, Bergson a repris cette thèse dans La pensée et le mouvant (1934). Il lui semblait, en effet, que pour les sciences et les techniques, qu’il ne distinguait pas pour cette raison, c’est l’efficacité qui était le critère de la vérité. Il est vrai que les propositions des sciences sont vérifiées ou plutôt non infirmées par leur efficacité. En outre, une proposition sans sens expérimental possible ne présente aucun intérêt pour le scientifique.
On peut dire avec Wittgenstein qu’elle n’a pas de sens, le sens se disant d’une proposition susceptible d’être vraie ou fausse. Une proposition toujours vraie comme le principe de non-contradiction [en logique symbolique N(p&Np) qu’on lit “Non (p et non p)”] que Wittgenstein nomme tautologie ou une proposition toujours fausse, c’est-à-dire une contradiction [p&Np qu’on lit “p et non p”] (cf. Tractatus logico-philosophicus, 4.46) est vide sens de sens (ibid., 4.461) en tant qu’elle ne dit rien sur ce qui est.
Par exemple si je dis qu’il n’est pas possible qu’il fasse beau et qu’il ne fasse pas beau, je ne sais pas quel temps il peut faire. Par contre, la proposition “il fait beau” a un sens car je comprends à quelle condition il est possible qu’elle soit vraie.
Il est vrai que Wittgenstein n’en déduisait pas que hors des sciences il n’y avait point de salut. Au contraire selon lui, l’essentiel est hors de ce qu’on peut dire :
« 6.52 – Nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, les problèmes de notre vie demeurent encore intacts. À vrai dire, il ne reste plus alors aucune question : et cela même est la réponse.
6.521 – La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème.
(N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens consistait ?)
6.522 – Il y a assurément de l’indicible. Il se montre, c’est le Mystique. » WittgensteinTractatus logico-philosophicus.
L’objection de fond concernant cette théorie de la vérité comme utilité c’est que non seulement on peut se poser la question de sa propre utilité (cf. Hannah Arendt), mais surtout, elle ne permet pas du tout de distinguer entre théories concurrentes. Comme Russell l’écrivait dans Science et religion (1935), nous utilisons des techniques qui dépendent de théories scientifiques dont on peut dire qu’elles sont fausses au regard des connaissances actuelles. Elles ne sont pas moins utiles. Mieux. Si on les utilise toujours c’est parce qu’elles sont plus utiles.
« La tournure d’esprit scientifique est circonspecte et tâtonnante ; elle ne s’imagine pas qu’elle connaît toute la vérité, ni même que son savoir le plus sûr est entièrement vrai. Elle sait que toute théorie doit être corrigée tôt ou tard, et que cette correction exige la libre recherche et la libre discussion. Mais la science théorique a donné naissance à la technique scientifique, et cette technique n’a rien du caractère tâtonnant de la théorie. La physique a été révolutionnée depuis le début de ce siècle [le XX°] par la relativité et la théorie des quanta, mais toutes les inventions basées sur l’ancienne physique continuent à rendre des services. L’application de l’électricité à l’industrie et à la vie quotidienne (y compris les centrales électriques, la radiodiffusion et la lumière électrique) repose sur les travaux de Clerk Maxwell, publiés vers 1870 ; et aucune de ces inventions n’a cessé de fonctionner parce que les vues de Clerk Maxwell, comme nous le savons maintenant étaient insuffisantes à bien des égards. Par suite, les experts qui utilisent la technique scientifique, et plus encore les gouvernements et les grandes sociétés qui utilisent la technique scientifique, acquièrent une mentalité très différente de celle des hommes de science : une mentalité pleine d’un sentiment de puissance illimitée, de certitude arrogante, et de plaisir à manipuler des matériaux, voire du matériel humain. C’est là l’inverse exact de la mentalité scientifique, mais on ne peut nier que la science ait contribué à le créer. » RussellScience et religion, Folio-Essais, pp. 181-182.
Autrement dit, cette conception utilitaire de la vérité ne permet pas de rendre compte du progrès des sciences sur lesquelles elle prétend s’appuyer.
En outre, il y a un anthropomorphisme dans cette doctrine de l’utilité comme dans toutes les conceptions de la vérité que nous venons de voir. Il consiste à considérer le monde comme s’il avait été fait pour l’homme.

4. La vérité ontologique.
Reste à examiner l’idée de vérité ontologique. Par là il faut entendre que la vérité n’appartient ni au sujet, ni au rapport entre la représentation et son objet mais est dévoilement comme Heidegger a essayé de le montrer dans le § 44 d’Être et temps (1927). C’est qu’en effet, si je prétends que la vérité est dans le sujet, cela devrait impliquer qu’elle n’a rien à voir avec ce dont on parle. Si je dis “il fait beau” et qu’il est vrai qu’il fasse beau, il est clair que la vérité n’est pas seulement dans ce que je dis, mais dans le rapport entre ce que je dis et ce qui est. Si maintenant je me préoccupe de ce rapport d’adéquation, je ne puis l’attribuer au seul sujet. C’est qu’en effet, il n’est pas possible de dire que la proposition devient une chose pour lui être adéquate. Il est donc absurde de prétendre que c’est le jugement ou la proposition qui est susceptible d’être vraie ou fausse et non la chose elle-même puisque la vérité devrait se trouver dans la relation entre la proposition et la chose. Or, cette relation, elle n’est ni une chose, ni une proposition. Si l’on nomme conception cognitive de la vérité la conception habituelle selon laquelle la vérité est dans le jugement, le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle est d’une obscurité rare. Être dans le vrai, c’est accueillir la chose telle qu’elle est. C’est l’apparition de la chose elle-même qui donne au jugement son adéquation (cf. Heidegger, De l’essence de la vérité (1943) in Questions I, Gallimard, 1968, notamment pp. 168-172).
On peut à travers la lecture que Heidegger dans un article intitulé « La doctrine platonicienne de la vérité » (in Questions II) a tentée de l’allégorie de la caverne de Platon qui se trouve au début du livre VII de La République montrer ce que signifie que la vérité est dévoilement et quel rapport elle entretient avec l’idée d’adéquation entre la représentation et son objet.
Dans cette allégorie (ou mythe), Platon présente l’image de la condition humaine, lorsqu’elle est ignorante ou non éduquée et lorsqu’elle est éduquée. Des prisonniers attachés dans une caverne ne voient que les ombres d’objets portés derrière eux et éclairés par un feu. L’un d’eux est détaché. Il commence par regarder ce qui était derrière lui, puis est sorti de la caverne, contemple les choses qui y sont jusqu’à ce qu’il puisse voir le Soleil lui-même et découvrir qu’il est la source de toute visibilité.
Au fur et à mesure que le prisonnier découvre le vrai, il voit ce que jusque-là il ne pouvait pas voir. C’est donc parce que les objets et le feu de la caverne puis les choses extérieures et le Soleil se montrent à lui qu’il est dans le vrai. On peut donc y voir une priorité de la vérité ontologique sur toute autre vérité. Certes Platon insiste sur l’adéquation du regard. Mais celle-ci n’est rendue possible que par le dévoilement du réel lui-même.

Conclusion
L’essence de la vérité est un thème essentiel de la réflexion philosophique. C’est qu’en effet, dans la connaissance, qu’elle soit scientifique ou non, la question que l’on se pose est celle de savoir si telle ou telle proposition est vraie ou pas. Plus précisément, la distinction entre l’opinion et la croyance d’un côté et la connaissance de l’autre présuppose l’idée de vérité.
Or, il est apparu justement que l’idée de vérité ne se laissait pas connaître au sens ordinaire, c’est-à-dire d’une proposition prouvée ou démontrée. Au contraire elle est la condition de possibilité de toute démonstration et de toute preuve. De là l’idée que la vérité pourrait être une croyance, c’est-à-dire une proposition à laquelle on adhère pour des raisons purement subjectives.
Pourtant, elle est apparue non seulement comme nécessaire, mais comme étant tout autre qu’une idée, à savoir, ce qui se donne de telle sorte qu’un rapport de connaissance est possible pour nous, le dévoilement de ce qui est.


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