mardi 11 juin 2019

Sciences de la nature et sciences de l'homme (cours)

Introduction.
Les sciences de la nature (physique et biologie) indiquent assez clairement leur objet. Si “nature” vient du latin “natura”, il faut toujours se rappeler de l’origine grecque de la notion. En effet, le terme “natura” a été utilisé par les latins pour traduire le terme grec “phusis”. En outre, c’est du traité d’Aristote intitulé “ta phusika” qu’est dérivé le terme de physique. Longtemps physique et philosophie naturelle ont eu le même sens comme en témoigne le titre de l’ouvrage de Newton (1642-1727) Principes mathématiques de la philosophie naturelle (1687) qui est l’ouvrage de physique qui expose la loi de la gravitation universelle. Ce sont surtout les Allemands qui parlent de sciences de la nature : Naturwissenschaften. Les Français parlent plutôt de sciences expérimentales ou curieusement de “sciences exactes”.
Les sciences de la nature ont fait la preuve de leur scientificité sous la forme, il est vrai discutable, d’un accord des esprits et de résultats qui semblent s’accumuler. Tel était déjà le constat de Kant dans la préface de la première édition de la Critique de la raison pure (1781). Il paraissait évident qu’en prenant les sciences de la nature comme modèle, les sciences de l’homme devaient elles aussi prendre le chemin de la scientificité. Au XIX° siècle par exemple, Auguste Comte, l’inventeur présumé du nom de sociologie – le terme se trouve déjà 50 ans avant dans un manuscrit inédit du révolutionnaire Sieyès (1748-1836) – avait pour projet de fonder une science ayant l’homme pour objet et qui puisse avoir un rang pour le moins égal aux autres sciences.
Or, la difficulté en ce qui concerne l’homme est qu’il est à la fois l’objet et le sujet de la science. En effet, si le corps du savant obéit bien aux lois de la physique, s’il est bien un corps vivant que le biologiste peut étudier, toujours est-il que ce par quoi il examine la nature, à savoir être le sujet de la connaissance, ne semble pas nature. L’idée de sujet, c’est-à-dire l’idée d’un être conscient et libre semble exclure la possibilité d’une connaissance scientifique qui repose sur l’idée de déterminisme ou tout au moins celle de lois de la nature. Le savant peut, dans les sciences de la nature, faire totalement abstraction de ce qu’il est. Dans les sciences de l’homme par contre, le savant est concerné car c’est de lui qu’il s’agit. Il lui faut admettre qu’il ne sait pas ce qu’est l’homme car comment une science de l’homme quelle qu’elle soit serait possible. Cependant, il lui faut aussi admettre que l’homme puisse être objet de science, et donc lui-même en tant qu’homme, ce qui présuppose déjà une certaine idée de l’homme. Son présupposé semble être de nier l’être sujet de l’homme et donc la liberté humaine. Et en même temps, il lui faut bien distinguer l’homme pour que celui-ci soit un objet de science différent de la matière et du vivant. Or par quoi pourrait-il l’être si ce n’est comme sujet ?
Le problème donc est celui de savoir si les sciences de l’homme peuvent se penser sur le modèle des sciences de la nature ou bien si elles doivent être autres. Dans le premier cas, elles semblent impliquer une négation de la liberté du sujet, et donc ce qui semble faire la spécificité de l’homme. Autrement dit, peut-on dire que l’homme est seulement un objet de science ? Dans le second cas, qu’est-ce qui alors garantit leur scientificité ?

 

§ 1. Le déterminisme ou les lois de la nature.

La première difficulté concerne le déterminisme. En effet, celui-ci peut être considéré comme un principe sans lequel il n’y a pas de science possible. Telle était la thèse du médecin et biologiste Claude Bernard (1813-1878) dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865). En effet, une expérience – qu’elle soit observation ou expérimentation – a pour but de vérifier une hypothèse. Par observation, il faut entendre l’enregistrement passif de données comme en astronomie alors que l’expérimentation est la modification volontaire d’un état de chose pour savoir ce qui en résulte comme en physique, chimie ou biologie. Or, admettons que l’on nie le déterminisme ou la loi de la causalité selon la terminologie de Kant dans la Critique de la raison pure (P.U.F., p.182-195). Alors, à une cause donnée pourrait correspondre une infinité d’effets possibles et inversement. Aucune hypothèse, quelle qu’elle soit ne pourrait être vérifiée. Ainsi, admettre le principe du déterminisme est la condition de possibilité de l’expérience. Sans le principe du déterminisme ou la loi de causalité il ne serait pas possible de distinguer le rêve de la réalité, l’objectivité de la subjectivité.
Ce qui ne signifie pas d’ailleurs que l’expérience puisse justifier le dit principe. En effet, quelques nombreuses que soient les expériences, comme le principe du déterminisme s’applique à tous les événements possibles, elles ne le vérifient que partiellement. Si on veut fonder la causalité sur l’expérience, on est conduit avec Hume (cf. Enquête sur l’entendement humain, Quatrième et Cinquième sections) à nier la valeur objective de la causalité. En effet, l’idée de causalité, c’est l’idée d’une connexion nécessaire entre la cause et l’effet. Cette connexion est universelle, c’est-à-dire que des causes identiques produisent des effets identiques et peut-on peut ajouter avec Alain dans ses Éléments de philosophie (livre IV, chapitre VI Du déterminisme) quantitativement identiques. C’est ce qui autorise à faire des prédictions à l’intérieur d’un système clos ou considéré comme tel.
Or, l’expérience ne donne que des successions particulières. Ainsi jusqu’à présent les corps sont tombés de telle façon que l’espace parcouru est le temps au carré que multiplie une constante (soit la loi galiléenne de la chute des corps telle que Newton l’a formulée). Rien ne prouve qu’il en ira toujours ainsi dans l’avenir ni qu’il en a toujours été ainsi.
Force donc est d’admettre que la causalité qui est à la racine du principe du déterminisme ne peut être prouvée par l’expérience. La première conséquence et la plus importante est qu’aucune science ne peut prouver sa valeur objective. Ce qu’est la science et en quoi elle est science, cette question appartient à la philosophie, plus précisément à cette branche de la philosophie que l’on nomme épistémologie, soit théorie de la science. Aussi les sciences de l’homme, si elles sont possibles, ne peuvent se fonder sur leurs résultats pour se prouver elles-mêmes. L’idée de l’homme ne peut donc être épuisée par les sciences de l’homme.
Or, lorsqu’on fait une expérience, c’est en vue de s’assurer d’une régularité. Il est vrai que cette régularité peut être celle d’une probabilité comme dans les lois de l’hérédité découverte par Mendel (1822-1884). Par exemple si un caractère est dominant et un autre récessif, à la première génération tous les descendants présentent le caractère dominant, à la seconde les trois quarts le dominant et un quart le récessif. Une telle loi est valable pour une population et ne dit rien sur ce qui se passera pour l’individu. Ainsi ne serait-il pas nécessaire d’admettre le déterminisme strict en ce qui concerne toutes les actions humaines. Il serait suffisant d’admettre des régularités de type probabiliste et donc un déterminisme probabiliste.
La deuxième conséquence de l’analyse épistémologique du déterminisme est qu’on ne peut s’appuyer sur le principe du déterminisme pour nier que l’homme soit un sujet. En effet, comme le déterminisme strict ou probabiliste ne peut être prouvé par l’expérience, la question de savoir si les faits ne sont pas tous soumis au déterminisme ou bien si au contraire ne règne pas un indéterminisme fondamental est une question qu’aucune science expérimentale ne peut trancher.
On peut dire que l’homme doit être considéré comme soumis aux lois de la nature pour que des sciences de l’homme soient possibles au même titre que les autres sciences. C’est ainsi que Kant dans l’introduction de son article intitulé Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique (1784) fait remarquer que la régularité des statistiques relatives aux naissances, à la mortalité, etc. montre qu’on peut trouver une régularité causale en ce qui concerne l’homme quoi qu’il n’y en ait aucune dans ses projets conscients.
Le problème alors est que la connaissance de l’homme aussi devrait être soumise aux dites lois. Les sciences de l’homme devraient donc permettre non seulement de connaître l’homme mais en outre de connaître les principes des autres sciences. Et tel était le projet de la sociologie et/ou de la philosophie d’Auguste Comte comme va le montrer un rapide examen.
En effet, selon Comte dans la 1ère leçon de son Cours de philosophie positive, toute l’histoire de la pensée humaine peut se ramener à la loi des trois états. Selon celle-ci, l’esprit humain, tant dans l’individu que dans l’espèce commence par l’état théologique, passe par l’état métaphysique puis achève son histoire en accédant à l’état positif.
L’état théologique lui-même commence par des explications fétichistes (Discours sur l’esprit positif, § 3), c’est-à-dire qui admet que les choses sont douées d’une volonté analogue à la volonté humaine. C’est ce qu’on retrouve notamment dans les superstitions, toujours vivaces, qui présupposent que les choses puissent sanctionner ou favoriser nos désirs en fonction de nos actes. Le deuxième moment de l’état théologique est le polythéisme – croyances en l’existence de plusieurs êtres doués de volonté mais séparés des choses (ibid., §5). Le troisième est le monothéisme (ibid., §6). De la décomposition sous la pression des faits du monothéisme, dernier stade de l’état théologique, l’esprit atteint le second, celui de la métaphysique (ibid., §9) où l’esprit prétend tout expliquer avec des notions abstraites, par exemple celle de nature (Cours de philosophie positive, 1ère leçon). Cet état correspond en gros à une philosophie qui prétend être la science. Enfin vient le moment positif où l’esprit s’en tient aux faits et cherchent les lois qui les régissent.
« La philosophie positive se distingue surtout de l’ancienne philosophie, théologique ou métaphysique, par sa tendance constante à écarter comme nécessairement vaine toute recherche des causes proprement dite, soit premières, soit finales, pour se borner à étudier les relations invariables qui constituent les lois effectives de tous les événements observables, ainsi susceptibles d’être rationnellement prévus les uns d’après les autres. » ComteCours de philosophie positive, 58ème leçon.
Autrement dit, la question de savoir s’il y a ou non une première cause – Dieu ou le Monde – comme celle de savoir s’il y a une fin ultime – la gloire de Dieu ou la liberté de l’homme – sont purement et simplement rejetées comme étant des questions insolubles que ne se posent que ceux qui n’ont pas encore accédé à l’état positif.
L’état positif quant à lui gagne les sciences progressivement. D’abord l’astronomie, puis la physique, puis la chimie, puis la biologie et il atteint enfin la sociologie. Elle est la science de l’homme par excellence qui peut rendre compte de la totalité du devenir humain comme Comte l’indique dans la 2ème leçon de son Cours de philosophie positive.
Comment rendre compte de cette évolution ? La raison en est selon Comte qu’il est impossible à l’esprit de se passer de théorie pour observer des faits et qu’il faut se fonder sur les faits pour que les théories soient valables. Ce cercle vicieux est brisé par la tendance spontanée de l’esprit humain à produire des explications théologiques. Le développement de la connaissance est donc dû à la nature de l’esprit humain, plus précisément celui-ci est soumis à une loi qu’il peut découvrir lorsqu’elle a produit tous ses effets.
Auguste Comte conserve à la philosophie un rôle, celui justement d’articuler les différentes sciences positives. En ce sens le philosophe est le spécialiste des généralités, c’est-à-dire des principes constitutifs de chaque science comme l’indiquent l’Avertissement et la 1ère leçon du Cours de philosophie positive où il écrit :
« par philosophie positive, comparé à sciences positives, j’entends seulement l’étude propre des généralités des différentes sciences, conçues comme soumises à une méthode unique, et comme formant les différentes parties d’un plan général de recherches. » ComteCours de philosophie positive, Avertissement.
Cette construction grandiose dans l’ensemble et digne d’intérêt souvent dans le détail (malgré des erreurs pour le moins amusante, notamment l’impossibilité selon Comte de connaître la composition chimique des astres qui nous entourent, ce qui a été réalisé après sa mort et qui remet en cause le principe de sa classification) n’a qu’un tort, c’est que sa scientificité reste douteuse. Car, la loi des trois états ne peut donner lieu à aucune vérification sérieuse. En effet, soit on peut la mettre en défaut, soit il se trouvera toujours une façon de la confirmer. C’est ainsi que l’essor des sciences n’a pas fait disparaître les religions. On pourra toujours répondre que l’état positif n’est pas encore réalisé dans tous les esprits. Or, tel est le problème de cette loi qu’elle est plus une norme que la description objective d’un état de choses.

On peut vérifier cette difficulté à penser une science de l’homme sur le même modèle que les sciences de la nature en prenant les exemples de la psychanalyse et du marxisme.
Selon la première, rappelons-le, les désirs inconscients de l’homme déterminent nombre de ses représentations sans qu’il en soit conscient. Pire ! Lorsqu’on signale à un patient qu’il semble avoir tel désir, s’il pense que tel n’est pas le cas, le psychanalyste y verra une résistance, effet du refoulement. C’est la raison pour laquelle toute critique de la psychanalyse peut être interprétée comme une résistance, c’est-à-dire comme l’expression de cette instance de l’appareil psychique que Freud nomme la censure dans sa première topique. Freud utilise cet argument contre les psychiatres qui n’admettent pas le caractère sexuel des causes des troubles pathologiques dans l’Introduction à la psychanalyse. Il est donc clair comme Popper l’a montré, notamment dans Conjectures et réfutations, qu’il est alors impossible de tester les hypothèses du psychanalyste car elles ne peuvent être réfutées. Il apparaît nécessaire de penser que l’esprit de l’homme n’est pas complètement déterminé pour qu’il soit possible d’examiner sans la ramener à des causes toute hypothèse contraire à la sienne. Bref, le savant n’est pas déterminé par des causes mais se prononce en fonction de raisons.
Selon Marx, la conscience des hommes est déterminée par leur vie sociale qui est de nature essentiellement économique comme l’indique le célèbre Avant-propos de sa Critique de l’économie politique. Dès lors, l’idéologie, c’est-à-dire la façon dont les hommes prennent conscience de leur existence, n’est qu’un reflet la plupart du temps faux de la réalité sociale qui les détermine. Par exemple, un économiste qui envisagera une explication ou un diagnostic favorable à l’économie de marché passera pour un représentant inconscient de la classe bourgeoise. Là encore, aucune possibilité de tester la moindre hypothèse puisqu’elle ne peut être que vraie (cf. Popper, Conjectures et réfutations [4èmeédition, 1972], chapitre premier « La science : conjectures et réfutations », p. 61-68, Paris, Payot, 1985).Comme plusieurs théories irréfutables existent, il faut considérer qu’elles ne sont pas toutes vraies. Dès lors, elles doivent toutes être rejetées comme sciences en tant que théories globales. Par contre, rien n’interdit d’user de certains de leurs énoncés soit pour tenter d’en faire des hypothèses scientifiques, soit des thèses philosophiques.
Il faut donc en conclure qu’admettre le principe du déterminisme pour toutes les actions et pensées humaines exclut la possibilité des sciences de l’homme et même de toutes les sciences. N’a-t-on pas vu sous Staline un prétendu biologiste, Lyssenko (1898-1976), pour qui la génétique n’était qu’idéologie bourgeoise (cf. la préface de l’ouvrage de Jaurès Medvedev, Grandeur et chute de Lyssenko, Gallimard, 1971, rédigée par Jacques Monod) ? Preuve s’il en était que la prétention à réduire l’homme à être un pur reflet conduit aux pires aberrations intellectuelles.
Si on n’admet pas que l’esprit de l’homme est libre, c’est-à-dire comme l’indique Descartes, capable de suspendre sa créance (Principes de la philosophie, Première partie, article 6), alors il n’y a pas de recherche scientifique possible. Il ne peut y avoir de discussion ou de dialogue où l’on examine les raisons que l’autre a de soutenir telle ou telle thèse. Il faut donc admettre que la pensée humaine n’est pas déterminée sans quoi il n’y a pas de sciences du tout. Mais alors, comment les sciences de l’homme peuvent-elles être possibles ? Ne faut-il pas penser qu’aucune science de l’homme n’est possible, c’est-à-dire que chaque homme sait, grâce à sa conscience, ce qu’il en est des raisons de son action ? Comment faire sur l’homme les expériences nécessaires pour le connaître ?

On voit donc que la difficulté sur le fond c’est que l’homme ne se contente pas de vivre, il cherche aussi à bien vivre comme le soutenait Aristote dans le chapitre 2 du livre I de sa Politique. On peut l’entendre au point de vue éthique comme une recherche du bonheur ou du point de vue moral comme une recherche de ce qu’est le devoir. Que faire alors des valeurs ? Le scientifique n’est-il pas obligé d’en tenir compte ? Mais comment peut-il alors expérimenter ?
L’idée qu’il ne faille tenir aucun compte des valeurs en ce qui concerne les sciences de l’homme est à la fois juste et absurde.
Juste si expliquer exclut d’introduire des valeurs dans son explication comme le sociologue allemand Max Weber (1864-1920) dans son Propos sur l’exposé d’Hermann Kantorowicz : “la science du droit et la sociologie” au congrès allemand de sociologie en 1910 l’a soutenu en tentant de penser une science de l’homme qui repose sur la séparation entre les faits et les valeurs. C’est le principe de la neutralité axiologique. Dès lors selon Weber, si on doit tenir compte du rapport aux valeurs des hommes pour expliquer les faits, on ne doit pas pour décrire et expliquer les faits sociaux porter de jugement de valeur, c’est-à-dire se prononcer sur la valeur du fait.
Or, c’est absurde. En effet, il n’est pas possible de décrire objectivement une action humaine sans une prise de position sur sa valeur comme Leo Strauss (1899-1973) l’a montré dans Droit naturel et histoire (1953). Par exemple, décrire un camp d’extermination nazi de façon neutre serait le comble de l’immoralité puisque cela reviendrait à nier qu’il y ait eu là un crime, pour ne pas dire le crime par excellence.
En outre, dans la mesure où les actions humaines ne peuvent être séparées des valeurs que les hommes ont adoptées, il est nécessaire de les comprendre comme Weber l’admettait. C’est la raison pour laquelle une action humaine ne peut pas simplement être expliquée, elle doit être comprise, c’est-à-dire qu’il faut ressaisir le sens qu’elle avait pour le sujet. Pour dire quelque chose sur l’assassinat de Jules César par exemple, il n’est pas possible de se contenter de remarquer que des couteaux ont pénétré dans le corps d’un dénommé César jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il faut saisir l’intention des assassins, à savoir sauver la république romaine de ce qu’ils pensaient être une tentative d’instauration d’une monarchie, etc. Autrement dit, dans toutes les sciences de l’homme comme dans l’histoire, il y a un moment irréductible, à savoir le moment de la compréhension, c’est-à-dire de la saisie du sens.
Or, la compréhension n’est pas susceptible de l’objectivité qui est celle de l’explication, c’est-à-dire de la recherche des causes ou des lois pour parler comme Comte. En effet, elle implique la lecture des intentions à partir des traces que sont les actes ou les discours. Est-ce à dire qu’elle est purement subjective ? L’objectivité en matière de compréhension consistera certainement à ne pas vouloir plaquer à tout prix un système d’interprétation mais à formuler les hypothèses les plus fines pour qu’il ne soit pas impossible de les contredire. De ce point de vue, comprendre et expliquer reposent sur la même démarche pour être scientifique, à savoir adopter une attitude critique vis-à-vis de soi-même comme Popper l’a soutenu dans le cadre de son travail d’interprétation de Platon dans le tome I de son ouvrage La société ouverte et ses ennemis intitulé L’ascendant de Platon.
Reste donc à savoir comment il est possible d’instituer des expériences, conditions pour qu’il soit possible de parler de sciences en ce qui concerne les disciplines qui ont l’homme pour objet.

§ 2. L’expérience dans les sciences de l’homme.
La première difficulté en ce qui concerne l’expérience chez l’homme c’est que, comme Kant l’avait déjà reconnu dans son Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798), dès que l’homme se sent observé, il change de comportement. Cette difficulté est-elle rédhibitoire ? Rend-elle impossible l’expérience sur l’homme ?
On peut d’abord lever la difficulté en considérant avec le sociologue Durkheim dans Les règles de la méthode sociologique que les statistiques permettent une forme d’expérimentation. Prenons comme exemple l’hypothèse selon laquelle on se suicide d’autant plus qu’il fait plus froid. On peut tester cette hypothèse en se tournant vers les statistiques du suicide et en cherchant si on trouve plus de suicides en hiver par exemple qu’en été. Or, c’est l’inverse qui est vrai. L’hypothèse est donc fausse. Autre exemple. Soit l’hypothèse qu’on se suicide plus lorsqu’on est jeune. Là encore elle est fausse car les statistiques du suicide montrent qu’on se suicide d’autant plus qu’on est plus âgé.
La sociologie ou la psychologie trouve donc dans les statistiques un terrain d’expérimentation. Expérimentation au sens où il faut construire le tableau statistique à partir d’hypothèses comme Durkheim l’a fait dans Le suicide (1897) en utilisant les données statistiques existantes. La scientificité n’est pas impossible si l’hypothèse est formulée de telle façon à ce qu’elle puisse être réfutée. Du point de vue de Popper, la falsifiabilité comme critère de la scientificité, appartient bien à la sociologie de Durkheim.
La seconde façon est de concevoir le protocole expérimental de telle façon que les sujets, quoique se sachant observés, voire calant leur comportement sur ce qui est attendu, ne sachent pas quel est l’objet véritable de l’expérimentation. Va l’illustrer une expérience célèbre, celle de Milgram que montre le film I comme Icare (1979) d’Henri Verneuil (1920-2002).
Elle consiste à demander à des sujets de participer à une expérience où il s’agit de tester les rapports entre la mémoire et la douleur. L’un pose des questions pendant que l’autre, attaché à un fauteuil avec des électrodes fixées, doit répondre. En cas de mauvaise réponse, il faut que le premier envoie une décharge électrique de voltage de plus en plus importante. En fait, le sujet attaché fait semblant d’avoir mal. Il s’agit de tester l’obéissance des sujets à des actes cruels demandés au nom de l’autorité de la science (cf. texte en annexe 1).
On voit donc qu’il est possible d’instituer des expériences visant à vérifier des hypothèses.

Mais une deuxième difficulté apparaît. Si l’homme est libre et non déterminé, comment comprendre que des sciences de l’homme soient possibles ?
On peut accepter avec Durkheim qui a mis en lumière dans Le suicide en quoi il y avait là un phénomène social la possibilité d’une science de l’homme à la condition de faire abstraction de la question de savoir si l’homme est libre ou non.
Durkheim prend le suicide comme terrain privilégié de recherches car, d’un point de vue théorique, il est le fait le plus défavorable à une analyse scientifique. En effet, le suicide est l’acte libre par excellence. Durkheim lui-même fait intervenir dans la définition du fait la connaissance qu’a le sujet de se donner à lui-même la mort. Hegel ne voyait-il pas dans le suicide une preuve de la liberté, c’est-à-dire finalement du libre choix qui exclut toute causalité ?
Or, Durkheim fait une recherche scientifique sur le suicide en montrant, à partir d’analyses des statistiques, que le suicide ne dépend pas toujours de troubles psycho-pathologiques sans discuter de la question de savoir si l’homme est libre.
« Ainsi, il y a des suicides, et en grand nombre, qui ne sont pas vésaniques. On les reconnaît à ce double signe qu’ils sont délibérés et que les représentations qui entrent dans cette délibération ne sont pas purement hallucinatoire. On voit que cette question, tant de fois agitée, est soluble sans qu’il soit nécessaire de soulever le problème de la liberté. Pour savoir si tous les suicidés sont des fous, nous ne nous sommes pas demandé s’ils agissent librement ou non ; nous nous sommes uniquement fondé sur les caractères empiriques que présentent à l’observation les différentes sortes de morts volontaires. » Durkheim, Le suicide, P.U.F. « Quadrige », 1991, pp.32-33.
Autrement dit, que les actions des individus soient libres ou pas, elles ont une face objective qui concerne les sciences de l’homme. En effet, l’objet de la sociologie du suicide, c’est le taux de suicides dans un groupe social. S’il dépend des suicides individuels, il obéit à des régularités fortes.
On peut l’illustrer avec une découverte de Durkheim qui a été confirmée après sa mort. Durkheim a déduit des statistiques que le taux de suicide augmente lors des vacances ou plutôt est fonction de l’intégration sociale. C’est pour cela que le jeudi, jour de repos scolaire, était un jour suicidogène. Sauf pour les femmes dans la mesure où elles s’occupent des enfants dont le taux de suicides baissait le jeudi. Or, lorsqu’en 1972, le jour de congé devient le mercredi, les statistiques l’enregistrent (cf. Baudelot et Establet, Durkheim et Le suicide, 1984).
Lorsqu’un homme agit, c’est à partir de mobiles qui sont souvent conscients. Toutefois, il peut non seulement se tromper sur ses propres mobiles (que l’on pense à l’analyse de la mauvaise foi par Sartre dans L’être et le néant) mais les conséquences de ses actes peuvent lui échapper. Dans les deux cas il est possible de connaître mieux que le sujet ce qu’il en est de lui-même.
Mieux ! Le sujet, grâce aux sciences de l’homme peut réfléchir aux déterminismes partiels dont il est l’agent involontaire et les modifier. Loin donc de le réduire au statut d’objet, les sciences de l’homme, bien comprises, lui permettent de se constituer comme un vrai sujet.
C’est ce que peut illustrer l’explication du capitalisme de Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904-1905 puis 1920).
Selon Weber, le capitalisme, c’est-à-dire la recherche rationnelle et continue du profit pour lui-même, a pour origine le protestantisme, plus précisément le calvinisme. L’hypothèse de Weber est construite d’abord sur une compréhension de ce qu’est le capitalisme qui le distingue notamment du brigandage (cf. texte en annexe 2) ou de l’activité commerciale antique qui sont aussi des recherches du profit mais différentes. En effet, le capitalisme apparaît comme une recherche rationnelle, continue et pacifique du profit basée sur les possibilités d’échange. Le brigandage est loin d’être pacifique. Quant au commerce dans l’Antiquité et au Moyen Âge, il est souvent un moyen d’obtenir de quoi vivre en l’abandonnant.
Mais surtout, le capitalisme est un effet non voulu du calvinisme. En effet, si nombre de protestants ont non seulement travaillé, mais également accordé au travail une si grande valeur, c’est en tant que signe de la prédestination. En effet, dans la théologie calviniste, Dieu a prédestiné les hommes de toute éternité à être sauvés ou damnés. Le croyant a donc besoin de trouver des signes de son salut. C’est le travail et la réussite dans le travail qui vont lui permettre de reconnaître dans une certaine mesure qu’il est bien sauvé. Comme les protestants qu’a étudiés Weber valorisent également une vie relativement sobre, l’effet de leur attitude, c’est l’accumulation du capital et une efficacité économique qui progressivement détruit et remplace les autres rapports au travail. Ainsi le capitalisme s’est-il installé sans qu’il ait été voulu et est devenu la condition du travail humain. On voit donc que le déterminisme dans l’explication de Weber ne s’oppose pas à la possibilité d’un agir qui est celui d’un sujet.
Ainsi, la liberté du sujet ne rend pas impossible des sciences de l’homme. Leur objet : ce qu’il y a d’objectif en l’homme.

Conclusion.
Il est donc apparu qu’il est impossible de penser que les sciences de la nature et les sciences de l’homme puissent être régis par un principe du déterminisme ou tout au moins par l’idée de lois de la nature déterministes ou probabilistes qui pourraient régir également le savant en tant que sujet. Pour qu’il y ait science, sciences de la nature comme des sciences de l’homme, il est nécessaire que l’esprit de l’homme ne soit pas déterminé. L’homme doit agir pour des raisons et non être agi par des causes.
Or, non seulement des phénomènes indéterminés peuvent permettre une connaissance de nature probabiliste, mais il est apparu en outre que les sciences humaines présupposaient seulement que l’homme ignore souvent ce qu’il en est de ses propres mobiles ou qu’il produit des effets qu’il n’a pas voulus : tels sont les objets des sciences de l’homme et ce à quoi elles sont limitées. En aucun cas donc, les sciences de l’homme n’épuisent la question de savoir ce qu’est l’homme, car elles ne peuvent se comprendre elles-mêmes ou alors elles ne sont plus des sciences, mais une philosophie qui se confond avec la science, c’est-à-dire une fausse science et une mauvaise philosophie. Bien comprises, les sciences de l’homme lui permettent de ne pas s’illusionner sur lui-même, c’est-à-dire d’oublier la face objective de son être.

Annexe I : les expériences de Milgram

Milgram (Stanley) (1933-1984), psychosociologue de New Haven (États- Unis) est l’initiateur des expériences sur la docilité et la cruauté humaines.

« Le directeur de l’expérience commence par payer aux participants une indemnité minime pour les dédommager de la perte de temps. Puis il leur déclare qu’il organise une enquête importante sur l’efficacité du châtiment en matière de mémoration. On va constituer des groupes de deux hommes : l’un sera le « professeur », l’autre l’ « élève ». L’expérimentateur s’arrange pour que le sujet non initié soit choisi comme « professeur », le complice de l’expérimentateur est « élève » : il prend place sur une sorte de chaise électrique et répond à une série de questions préparées qui constituent des tests de mémoire. Le professeur a mission de punir toute réponse fausse d’un choc électrique d’intensité croissante. L’appareil électrique qui déclenche les décharges porte 30 chiffres de voltage allant de 15 à 450 volts, assortis au début de la mention : décharge légère, et à la fin, de l’avertissement : danger, forte décharge. Le professeur reçoit lui-même avant le début de la série d’expériences une décharge de 45 volts à titre d’information, qui le convainc de l’efficacité des mécanismes dont il dispose.
L’élève multiplie les réponses fausses. Le professeur obéit à l’ordre reçu, il augmente la force de la décharge. A partir de 75 volts, l’élève se met à gémir et à se lamenter ; à 180 volts, il demande grâce, à 300 volts ses cris se taisent. Le directeur des expériences ordonne de continuer : "Il faut poursuivre, pas d’autre possibilité." Le professeur continue. 65 % des sujets de New Haven et 48 % de ceux de Bridgeport obéissent au directeur qui, pourtant, est pour eux un inconnu et restent sourds aux cris et protestations des victimes, qui sont en fait des enregistrements sur bande magnétique. Bien que ne doutant pas de la véracité de ce qu’ils entendent, ils poursuivent jusqu’à l’application de la dose maximale.
L’expérience de Bridgeport fut organisée dans un immeuble de bureaux, soi – disant au nom d’une firme respectable, mais peu connue. L’expérience de New Haven eut lieu dans les laboratoires scientifiques de la fameuse université de Yale. Le grand prestige dont jouit cette université valut à cette deuxième expérience un résultat plus impressionnant encore (65 % contre 48 %), les autres facteurs étant identiques. Au début, les expérimentateurs eurent peine à se remettre eux-mêmes du choc de ces résultats.
(…) Les Allemands aussi prévoyaient que des choses semblables ne sauraient se passer chez eux. Les savants de l’institut Max Planck estimèrent qu’en Allemagne 30 % répondraient positivement (ou, pour mieux dire, négativement) à ce test d’obéissance aveugle. On pensait qu’ayant déjà vécu l’horrible après Auschwitz, après l’épouvante des camps de concentration, après les procès des criminels de guerre, on était exorcisé, immunisé contre l’obéissance automatique. Or, les séries d’expériences qui furent réalisées sur le modèle de Milgram grâce à la collaboration de la télévision bavaroise et de l’institut Max Planck, démontrèrent que 85 % des personnes testées demeuraient les sujets dociles de l’expérimentateur scientifique et persistaient jusqu’au bout (…)
Le patriarche Abraham a-t-il su d’avance que Dieu s’interposerait au dernier moment et empêcherait l’acte qu’il lui imposait, arrêterait le meurtre du fils, auquel lui-même consentait ? En tout cas, l’humanité civilisée a brillamment échoué quand on l’a soumise au test d’Abraham. »
Hacker Friedrich, Agression/Violence dans le monde moderne (1971), Calmann-Lévy, 1972, pp.209-213.

Annexe II : le capitalisme selon Weber

La “pulsion de profit”, “l’appât du gain”, l’aspiration à gagner de l’argent, à gagner le plus d’argent possible, n’ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Cette aspiration s’est manifestée et se manifeste toujours chez les garçons de café, les médecins, les cochers, les artistes, les cocottes, les fonctionnaires vénaux, les soldats, les voleurs, les croisés, les habitués des tripots, les mendiants : « by all sorts and conditions of men », à toutes les époques et dans tous les pays du monde où la possibilité objective de s’enrichir s’est présentée et se présente encore d’une manière ou d’une autre. Renoncer définitivement à ce concept naïf, c’est le b-a-ba de l’histoire des civilisations. Le désir de profit le plus immodéré ne peut en aucun cas être identifié au capitalisme, moins encore à son « esprit ». Le capitalisme peut précisément se confondre avec la maîtrise de cette pulsion irrationnelle, ou tout au moins avec le projet de la tempérer rationnellement. Mais il est vrai que le capitalisme se confond avec l’aspiration au profit par l’activité capitaliste, continuelle et rationnelle : au profit toujours renouvelé, à la « rentabilité ». C’est pour lui une nécessité. Si l’ensemble de l’économie était soumis à l’ordre capitaliste, une entreprise capitaliste individuelle qui ne chercherait pas à saisir les chances de gagner en rentabilité serait condamnée à disparaître. – Donnons pour commencer une définitionun peu plus précise que cela n’est souvent le cas. Nous désignerons d’abord comme un acte économique « capitaliste » celui qui se fonde sur l’attente d’un gain par l’exploitation d’opportunités d’échange : sur des chances de profit (formellement) pacifique. Les profits réalisés par la violence (formelle et réelle) obéissent à leurs propres lois et il n’est pas opportun (même si on ne peut interdire à personne de le faire) de les ranger dans la même catégorie que les activités destinées à exploiter (en dernière instance) des chances de gain par le biais de l’échange. (…)
Mais l’Occident connaît aussi, à l’époque moderne, une forme toute différente du capitalisme, qui ne s’était jamais développée auparavant dans le monde : l’organisation capitaliste rationnelle du travail (formellement) libre. On ne la rencontre qu’à l’état d’ébauche dans d’autres pays »
Max Weber (1864-1920), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme,
Champs Flammarion, 2000, p.53-54, p.57.



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