Faust a parcouru tout l’édifice des sciences et pourtant il n’est pas satisfait(cf. Annexe), raison pour laquelle il fera un pacte avec Méphistophélès (cf. Goethe, Faust, traduction de Gérard de Nerval, 1828). Le désir de savoir est-il comblé par la science ?
On pense généralement que c’est la science qui permet de savoir. Il est donc clair qu’en ce sens le désir de savoir est comblé par la science, c’est-à-dire la démarche qui consiste à démontrer ou prouver par l’expérience des théories. Seule la science comblerait la soif de savoir parce que tout autre prétention au savoir différent de la science paraîtra illusoire.
Et pourtant, la science, quelque progrès qu’elle fasse, apparaît divisée, occupée de petites tâches parcellaires, et passant toujours à côté des questions les plus importantes. La persistance des religions, voire d’antiques théories sans valeur comme l’astrologie, ne montre-t-elle pas cette impuissance ?
On peut donc se demander si le désir de savoir est comblé par la seule science ou bien s’il y a une connaissance autre que la science qui permet de réaliser le désir de savoir et laquelle.
Le désir de savoir peut être pensé comme comblé par la seule science universelle ou plutôt par le savoir que donne la foi mais finalement par la science positive lorsqu’elle s’est débarrassée de ses illusions.
Ce qu’il y a d’insatisfaisant dans le savoir des spécialistes, Socrate l’a montré au cours de sa défense si l’on en croit le témoignage de Platon qui nous est parvenu sous le titre d’Apologie de Socrate. En effet, voulant trouver le sens de la parole du Dieu qui l’a proclamé l’homme le plus sage, il va à la rencontre des « hommes de métier » (traduction Piettre, cf. 22d-e) chez qui il décèle un savoir, mais particulier, c’est-à-dire qui porte sur un domaine. Or, leur savoir s’accompagne d’une ignorance des limites de leur savoir. Ils sortent de leur domaine et prétendent connaître même les choses les plus importantes. Ainsi, pour que le désir de savoir pût être comblé, il faudrait tout connaître. Or, on pense généralement que c’est impossible. Comment résoudre alors le paradoxe de ce désir ?
Chaque science particulière peut être considérée comme une division de la science universelle, celle que les Grecs cherchaient selon Husserl dans « La crise de l’humanité européenne et la philosophie » (1935) (in La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1954). Une telle science doit remonter aux principes fondamentaux, et de là en déduire toute la connaissance humaine possible. Descartes l’a illustré par l’image de l’arbre dans sa lettre-préface aux Principes de la philosophie (1647). Il considère que la métaphysique en constitue les racines, la physique le tronc et la mécanique, la médecine et la morale, les branches principales. Cette science universelle répond au désir de savoir dans la mesure où elle réalise tout ce que l’homme peut connaître dans la mesure où la métaphysique fonde tout le savoir humain. Certes, aucun homme ne peut tout savoir en détail, mais il peut parcourir l’essentiel du savoir humain. Et surtout, la science universelle, couronnée par la morale, répond aux questions les plus importantes que l’homme se pose sur lui-même, notamment la question de savoir comment vivre.
Cependant, l’établissement des principes ne ressortit pas à la science au sens ordinaire puisque justement, il faut la rejeter pour les établir. C’est pourquoi le caractère scientifique de la métaphysique est douteux. Dès lors, le désir de savoir n’est-il pas comblé par tout autre chose que par la science ? Comment est-ce possible s’il s’agit de savoir ?
La science universelle finalement apparaît impossible ou plutôt on peut toujours avec les sceptiques la contester. Si faire œuvre de science, c’est prouver, on ne peut prouver les premiers principes. Ou alors, si on ne les prouve pas, il ne s’agit plus de science. Dès lors, le désir de savoir ne peut qu’être un désir insatisfait par la science s’il s’agit d’arriver à connaître. S’il s’agit simplement de chercher, alors c’est le scepticisme qui règne. Mais il creuse le manque que paraît constituer le désir plutôt qu’il ne le comble. Et surtout, le scepticisme est impossible car, comme Spinoza le montrait dans le Traité de la réforme de l’entendement (posthume, 1677, 47-48), le sceptique ne peut dire s’il sait ou ne sait pas puisqu’il ne peut que douter toujours. comment donc connaître les premiers principes si ce n’est par la science ?
Aussi est-ce bien plutôt la foi qui comble le désir de savoir si on en croit Pascal dans le n°110 de l’édition Lafuma des Pensées (posthume, 1670 pour la première édition). En effet, outre la raison, nous connaissons la vérité par le cœur selon lui. Telle est la connaissance des premiers principes. Ainsi, pour savoir, il ne faut pas s’en tenir à la science si par là on entend ce qui est prouvé ou démontré. Elle reste essentiellement hypothétique. Même les sciences particulières, les mathématiques ou la physique, dépendent de la connaissance de principes. Pascal donne comme premiers principes, le mouvement, le temps, l’espace, les nombres. Par exemple, nous sentons que l’espace a trois dimensions ou que les nombres sont infinis (ibid.). Et sans ce savoir qui repose sur le cœur ou le sentiment, il ne serait possible de rien connaître. Le désir de savoir n’est donc pas comblé par la science mais d’abord par le sentiment. Il est comblé par la présence mystérieuse du « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac et de Dieu Jacob, non des philosophes et des savants » (cf. Pascal, Mémorial).
Néanmoins, la foi ne peut servir de succédané à l’impossibilité d’une métaphysique comme science première dans la mesure où elle impliquerait une pluralité de vérités, c’est-à-dire autant qu’il y a de religions, voire d’interprétations de la même religion, ce qui est contradictoire. Dès lors, faut-il toujours rechercher un fondement métaphysique pour que le désir de savoir soit comblé ou bien est-il possible de renoncer à un savoir absolu pour que le désir de savoir soit comblé ?
C’est que le savoir humain peut se penser comme limité et le désir de savoir comme impliquant cette limite. Lorsque Platon fait relater la généalogie d’Éros dans le Banquet par la prêtresse Diotime, il montre le caractère ambivalent du désir. Il est manque, mais il est également ressource. Aussi fait-elle de l’amour un philosophe, c’est-à-dire quelqu’un qui désire savoir. Pour cela, il faut savoir qu’on ne sait pas. De sorte que le désir de savoir s’il était comblé par la science disparaîtrait. Ce n’est pas pour rien que Socrate est celui qui interroge inlassablement. Ne dit-il pas dans l’Apologie qu’une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue (Platon, Apologie de Socrate, 38a) ? Dès lors, il faut justement reconnaître les limites du savoir pour que le désir de savoir puisse être comblé. Est-ce donc que la science peut le faire ?
C’est que le désir de savoir est d’abord désir d’un savoir absolu. C’est pourquoi l’esprit humain selon Auguste Comte dans la première leçon du Cours de philosophie positive (1830) commence par être satisfait dans son désir de savoir par la théologie. Dans cet état, des agents surnaturels expliquent aussi bien les régularités de la nature que leurs apparentes exceptions. Mais l’explication théologique finit par montrer son insuffisance. Elle reçoit alors une critique. Tel est l’office de la métaphysique. Cet état remplace les êtres surnaturels par des entités abstraites. Essentiellement négatif, l’état métaphysique se voit substituer le seul état satisfaisant, l’état positif. C’est celui de la science qui se limite à la connaissance des lois qui expriment les rapports nécessaires de succession et de ressemblance des phénomènes, c’est-à-dire de ce qui apparaît. Et pour permettre à la science de ne pas s’en tenir à une dispersion de recherches spécialisées, le désir de savoir peut être comblé par la philosophie positive, entendue comme spécialité qui étudie les principes généraux des sciences et en pense la liaison.
En un mot le problème était de savoir si le désir de savoir peut être comblé par la science ou par autre chose. On a vu en effet en quoi la science, si elle est science universelle, peut combler le désir de savoir. Mais comme la science universelle repose sur la métaphysique dont le caractère de science est discutable, le désir de savoir peut passer pour être satisfait par la foi entendue comme savoir direct par le sentiment des premiers principes. Aussi, c’est lorsque l’esprit humain est capable de reconnaître que la connaissance qu’il est capable d’obtenir est limité qu’il peut satisfaire pleinement son désir de savoir par la science entendue comme la recherche patiente et toujours provisoire des lois des phénomènes.
Annexe
Voilà ce que déclare Faust quand il apparaît dans la première partie de la pièce de Goethe :
« Philosophie, jurisprudence, médecine, et toi aussi, malheureuse théologie ! je vous ai donc étudiées avec grand’peine, et maintenant me voici, pauvre fou, tout aussi sage que devant. Je m’intitule, il est vrai, maître, docteur, et depuis dix ans je promène çà et là mes élèves par le nez. — Et je vois bien que nous ne pouvons rien savoir ! Voilà ce qui me brûle le sang ! Je suis, il est vrai, plus instruit que tout ce qu’il y a de sots, de docteurs, de maîtres, d’écrivains et de moines. Ni scrupule, ni doute ne me tourmentent ! Je ne crains ni diable, ni enfer ; mais aussi toute joie m’est enlevée. Je ne crois pas rien savoir de bon, ni pouvoir rien enseigner aux hommes pour les améliorer et les convertir. Aussi n’ai-je ni bien, ni argent, ni honneur, ni domination dans le monde ; un chien ne vivrait pas long-tems ainsi ! »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire