lundi 3 juin 2019

Corrigé d'une dissertation : L'État a-t-il tous les pouvoirs ?

L’expérience des États totalitaires et leur disparition amène à se questionner : l’État a-t-il tous les pouvoirs ?
On considère habituellement que l’État, c’est-à-dire l’institution séparée de la société qui l’ordonne et la dirige, doit se limiter pour ne pas abuser des pouvoirs qu’il possède. On désigne par-là traditionnellement le pouvoir législatif par lequel des lois sont établis, le pouvoir exécutif qui les met en œuvre et prend les décisions opportunes pour maintenir l’État et la société, et le pouvoir judiciaire qui se prononce sur les différends ou sur les transgressions des lois. On laisse donc entendre qu’en réalité, il a tous les pouvoirs, c’est-à-dire des capacités à faire faire. C’est toujours lui qui a raison en dernière instance. Il peut ne pas respecter les lois ou décisions qu’ils imposent aux sujets, tout comme il peut les modifier à tout instant.
Cependant, un État n’est-il pas aussi dans la nécessité de faire ce qu’il faut pour se préserver, c’est-à-dire de ne pas faire ce qui le ferait disparaître comme État ? Ne trouve-t-il pas des limites dans les lois de la nature, voire dans les lois qui émanent de lui ? Ses pouvoirs n’en sont-ils pas ainsi limités ?
L’État a-t-il réellement tous les pouvoirs dans son domaine d’exercice ou bien a-t-il un pouvoir limité et si oui comment cette ou ces limites le contraignent-elles ?
L’État ne peut laisser aucun pouvoir libre par rapport à lui sans quoi il n’est pas tel pour le pouvoir qu’il laisse, mais il doit servir la société ou tout au moins la classe sociale qui le rend nécessaire, tout en étant limité par les conditions générales qui rendent possibles qu’il ait des pouvoirs.


Quelle que soit l’origine de l’État, qu’il provienne de la violence ou d’un accord au moins tacite entre les citoyens, il ne peut qu’avoir tous les pouvoirs. C’est ce que montre Hobbes dans le Léviathan (1651) en explicitant le pacte qui constitue l’État. En effet, il ne peut reposer que sur le consentement tacite des citoyens qui passent une sorte de contrat par lequel il s’engage mutuellement à confier leur pouvoir de se gouverner à un homme ou une assemblée. Sans ce pacte, c’est la guerre de tous contre tous qui règne. On le voit clairement dans les périodes de guerre civile. Ainsi, que l’État soit monarchique (ou tyrannique), aristocratique (ou oligarchique) ou encore démocratique, il ne peut pas ne pas avoir tous les pouvoirs. En effet, dans l’hypothèse où un pouvoir lui échapperait, alors il n’y aurait pas de relation entre l’État et la partie indépendante qui serait, au moins à un point de vue, un État dans l’État. Ainsi, le pouvoir judiciaire ne peut être indépendant, sans quoi il interpréterait comme il l’entend les lois et serait finalement le véritable législateur. C’est à qui détient la souveraineté dans l’État qu’il revient d’interpréter les lois ou plutôt, c’est le souverain qui autorise l’interprétation des lois (cf. Spinoza, Traité politique, chapitre 2 § 17, chapitre 3 § 4, chapitre 4 § 1, 5 et 6) Le pouvoir exécutif, s’il est indépendant du pouvoir législatif, ne peut que le soumettre à son point de vue. Bref, tous les pouvoirs appartiennent à l’État si on entend par-là ce qui est requis pour maintenir une société.
La séparation même des pouvoirs qu’on invoque souvent en s’appuyant sur le chapitre 6 du livre XI de De l’esprit des lois (1748) de Montesquieu par laquelle « le pouvoir arrête le pouvoir », n’est, en dernière analyse, qu’une chimère. En effet, c’est le souverain qui concentre l’essentiel des pouvoirs, qu’il soit un homme ou une assemblée, voire un peuple. Le pouvoir exécutif en dépend tout comme le pouvoir judiciaire de même que le législatif. D’un côté, les lois et celui qui les fait sont l’essentiel des pouvoirs de l’État. Ce sont les lois qui organisent les autres pouvoirs. Mais d’un autre côté, le pouvoir exécutif peut s’affranchir des lois chaque fois qu’il l’estime nécessaire. C’est en ce sens que l’État a tous les pouvoirs. Par exemple, les États-Unis ont enfermé les citoyens américains d’origine japonaise durant la seconde guerre mondiale alors qu’ils n’étaient pas coupables de quoi que ce soit pour se prémunir d’actes de traitrise possible. Qu’il soit tyrannique ou démocratique, l’État a bien tous les pouvoirs. Lorsqu’il est démocratique, il laisse plus de latitude aux citoyens mais c’est encore l’État qui a l’initiative et qui décide en dernière instance quelles possibilités ou droits il laisse aux citoyens, voire quand il leur en laisse. N’est-ce pas lui qui met en mouvement les forces de l’ordre contre les citoyens qui protestent et décident  ? On a vu dans une période récente un président de la république avouer qu’il avait ordonner des exécutions extra judiciaires de terroristes.

Néanmoins, si l’État a formellement tous les pouvoirs, il a aussi une origine puisqu’il n’apparaît que lorsque les sociétés se divisent en classes antagonistes. Dès lors, ne peut-on pas penser que les pouvoirs de l’État sont strictement limités non pas par des exigences morales, mais par sa fonction dans la société ? Loin d’être une sorte d’arbitre qui pacifie les relations entre les individus, n’est-il pas l’instrument de la classe dominante ?


L’État n’est en effet un arbitre qu’en apparence. On doit le concevoir comme l’a fait Friedrich Engels (1820-1895) dans L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884) comme une émanation de la société lorsqu’elle se divise en classes. Dès lors, l’État a tous les pouvoirs nécessaires et suffisants pour maintenir la domination d’une classe sur les autres. C’est pourquoi il ne peut pas tout. Il ne peut pas, sous peine de disparaître comme l’État d’une classe, ne pas tout faire pour que cette classe conserve son pouvoir. On comprend que Louis XVI (1754-1774-1792-1793) ait tout fait pour conserver l’ordre ancien et ne se soit jamais vraiment rallié à la révolution française et à la domination de la classe bourgeoise qui voulait prendre la place de l’ancienne aristocratie. De même, la forme républicaine de l’État a été l’instrument pour la bourgeoisie qui lui a permis d’accéder au pouvoir et de maintenir sa domination de classe sur le prolétariat, c’est-à-dire la classe de ceux qui ne possèdent que leur force de travail, qu’elle soit manuelle ou intellectuelle. Bref, les pouvoirs de l’État sont strictement déterminés par la fonction qui est la sienne dans la société. Pourtant dira-t-on, certains États ont moins de pouvoirs que d’autres ?
Les limites que l’État se donne à lui-même ne sont rien d’autres que les instruments de la domination de classe. Il n’y a pas d’un côté l’État et d’un autre le droit, notamment celui des individus. C’est l’État qui rend possible le droit comme Hobbes le faisait remarquer en comprenant par-là les libertés que laisse la loi. Mais, il faut comprendre que ce n’est pas arbitrairement que l’État donne des droits ; il le fait de façon à ce que le droit corresponde aux nécessités économiques qui appartiennent à la société. C’est ainsi que l’État antique admettait l’esclavage et donc le droit de posséder des esclaves parce que la société antique se caractérisait par cette opposition. Xénophon l’a reconnu en écrivant : « Les concitoyens se gardent mutuellement, sans solde, contre les esclaves et ils se gardent contre les malfaiteurs pour qu’aucun concitoyen ne meure de mort violente » (Hiéron, IV, 3). D’un autre côté, faire disparaître l’esclavage a été le moyen de renforcer le pouvoir de la bourgeoisie et non une sorte de limite que l’État se serait donné. Si les États du nord, industrialisés, se sont opposés aux États du sud, agricoles pendant la guerre de sécession aux États-Unis, l’enjeu n’était en rien moral. Il était politique puisque c’est la question de l’union qui prévalait. Mais il était surtout économique. Par conséquent, si l’État n’a jamais tous les pouvoirs, c’est parce qu’il est l’instrument d’une classe, la classe dominante et qu’il doit servir son maître. Pour peu qu’il le fasse mal, il disparaît pour réapparaître sous une autre forme. C’est ainsi que Napoléon III qui a bien servi la bourgeoisie, a fini par disparaître pour laisser place à la III° république qui a eu la même fonction.

Toutefois, dans son ordre, on peut penser que l’État peut avoir tous les pouvoirs, notamment pour garantir son existence. Or, comme la société de classe n’est pas possible sans lui, il apparaît alors comme ayant une certaine autonomie. Il ne peut être pensé comme émanant purement et simplement de la société. Est-ce à dire qu’il peut tout ou bien qu’il connaît des limites, celles par laquelle un État en général est possible ?


L’État trouve en dernière instance dans le peuple la source de son pouvoir. Non pas que tout État est démocratique, mais parce que tout État, pour autoritaire qu’il soit, doit s’appuyer au moins sur l’abstention tacite de toute résistance du peuple en corps. Aussi est-ce à juste titre que La Boétie (1530-1563), dans son Discours sur la servitude volontaire (posthume, 1576), reprochait au peuple de fabriquer le tyran. L’État ne peut donc en retour se retourner contre ce qui le constitue. En effet, une classe ne peut dominer tant que les autres classes la laissent dominer et estiment qu’elle le peut. Même des minorités peuvent obtenir une forme de reconnaissance par la lutte comme l’a montré le mouvement des droits civiques aux États-Unis. Comme Hannah Arendt le soutient dans « La désobéissance civile » (in Du mensonge à la violence, Crises of the republic, 1972), un groupe minoritaire organisé peut, en désobéissant à une loi qu’il estime injuste, conduire à une modification de l’opinion de la majorité dans un régime démocratique. Quant à la résistance à un régime autoritaire, il finit par le saper dans ses fondements. Le Chili de Pinochet a fini par rompre avec la dictature.
En outre, il ne peut susciter par des décisions au moins maladroites, voire absurdes, l’indignation ou la terreur comme Spinoza le montre dans le Traité politique (posthume, 1677). Sinon, il suscite la révolte et donc sa destruction ou au moins un état de guerre qui n’est pas la réalité de l’État. Dès lors, si l’État n’a pas tous les pouvoirs, c’est au sens d’abord où comme le dit Spinoza, personne n’a tous les pouvoirs. Celui qui possède une table n’a pas le pouvoir de lui faire manger de l’herbe (cf. Traité politique, chapitre V, § 4). Bref, l’État a ses pouvoirs limités par les lois de la nature. Ensuite, les pouvoirs de l’État sont d’autant plus grands que l’État use de la raison (cf. Traité politique, chapitre IV, § 4). Dans ce contexte, il ne fera pas tout ce qui est en son pouvoir mais seulement ce qui est conforme à la raison. Par exemple, il n’interdira pas une religion paisible et ne condamnera pas à l’exil ses membres, parce qu’il sait qu’il ne peut rien sur les croyances de ses sujets (cf. Traité politique, chapitre III, § 8). Enfin, l’État ne violera pas les lois qu’il a lui-même fixées sans un motif sérieux, non pas parce qu’il ne le peut pas absolument, mais parce qu’il ne peut être question pour lui de susciter une diminution de la confiance que les sujets ou citoyens ont en lui (cf. Traité politique, chapitre IV, § 6). Dans le cas où un État s’appuie sur une conquête et fait régner la terreur, en réalité, il ne réalise pas la fin de l’État, soit la paix, mais il est dans un état de guerre qui peut se réveiller à tout moment (cf. Traité politique, chapitre V, § 4, 5 et 6). C’est pour cela que les régimes tyranniques, les régimes autoritaires, voire les régimes totalitaires, sont plutôt impuissants. Ainsi, si le régime totalitaire de Staline s’est arrêté après sa mort, c’est certainement parce que les élites à la tête de l’État soviétique comprirent que la terreur qui envoyait en camp de concentration non pas seulement les ennemis du parti, mais ses membres, risquait de conduire à terme à la paralysie complète du régime (cf. Hannah Arendt « Sur la violence » in Du mensonge à la violenceCrises of the Republic (1972), Calmann-Lévy, « Agora Pocket », 1972, pp. 156-157). Et l’État autoritaire soviétique a fini par se saborder lui-même lors de la Glasnost par impossibilité de se maintenir.


Disons donc pour finir que le problème était de savoir si l’État a réellement tous les pouvoirs dans son domaine d’exercice ou bien s’il a un pouvoir limité et si oui comment cette ou ces limites le contraignent-elles. Il semble de prime abord que l’État a tous les pouvoirs, à savoir législatif, exécutif et judiciaire, condition pour qu’il puisse jouer son rôle vis-à-vis de la société et des individus, c’est-à-dire maintenir la paix. Toutefois, on peut le penser comme une émanation de la société de classe et dès lors ses pouvoirs sont limités par sa mission, permettre la domination d’une classe sur les autres. Or, comme la division de la société en classe présuppose bien plutôt l’État, en réalité, il n’a pas tous les pouvoirs puisqu’il doit s’en tenir aux lois de la nature et surtout ne rien faire qui puisse susciter la révolte des citoyens. Pour que l’État puisse vraiment remplir sa fonction de pacification, il doit donc se limiter dans l’exercice de ses pouvoirs et c’est ainsi qu’il obtient le maximum de puissance.



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