mercredi 20 janvier 2016

Le désir - corrigé d'une dissertation : Y a-t-il un plaisir à désirer ?

Cupidon avec son arc et ses flèches est une allégorie traditionnelle du désir. L’amoureux est blessé, il souffre et pourtant qui voudrait, surtout jeune, ne pas connaître l’amour ? Y a-t-il donc un plaisir à désirer ?
Il y a apparemment une contradiction dans l’idée d’un plaisir à désirer puisque le désir est plutôt souffrance et le plaisir ce qui la fait cesser. Un plaisir à désirer semble donc une contradiction dans les termes.
Et pourtant, nous désirons désirer comme si l’état même du désir comportait un certain plaisir. Augustin ne dit-il pas dans les Confessions (~398) qu’il aimait à aimer (III, 1) ?
Dès lors on peut se demander si cela a un sens et lequel d’admettre qu’il y a un plaisir à désirer.
Le plaisir à désirer est-il dans l’imagination ? Le désir est-il seulement souffrance ? Le désir n’implique-t-il pas un plaisir corrélatif de son être même ?


L’idée d’un plaisir à désirer est paradoxale mais le paradoxe se dissipe si on prend en compte le fait que le désir, tout en étant le manque d’un objet qui est, voire qui nous paraît essentiel, peut se réaliser sur deux plans différents. D’une part, sur le plan du réel et c’est le plaisir au sens ordinaire. Ainsi a-t-on du plaisir après avoir mangé. D’autre part, sur le plan de l’imagination. On éprouve en effet du plaisir à se représenter le désir satisfait. La Fontaine (1621-1695) l’illustre dans sa fable « La laitière et le pot au lait » (Fables, VII, 9, 1668). Perette qui part au marché vendre son lait qu’elle a dans un pot sur sa tête, imagine tout ce qu’elle va faire avec. Elle va même jusqu’à penser au passé comme si elle possédait déjà le cochon qu’elle pense pouvoir acheter avec ses bénéfices. Finalement, en sautant, elle fait tomber son pot au lait. Dans sa morale, La Fontaine insiste sur le fait que tous, « Autant les sages que les fous ? » nous aimons imaginer ainsi ce qui est conforme à nos désirs. Mais ce plaisir imaginaire n’est-il pas inférieur au plaisir réel ?
On peut tout au contraire, avec Rousseau, considérer que c’est le plaisir réel qui est toujours inférieur au plaisir imaginaire. C’est ce qui fait qu’il fait s’exclamer ainsi un de ses personnages [C’est Julie devenue Madame de Wolmar qui s’adresse à Saint-Preux] dans son roman épistolaire, Julie ou la nouvelle Héloïse : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! » (Sixième partie, lettre VIII). En effet, l’argument est que l’homme, étant fini, ne peut, à la différence de l’Être infini, satisfaire réellement ses désirs. Par contre, grâce à l’imagination, il peut embellir l’objet autant qu’il le veut. Ainsi, l’imagination peut plus que la seule réalité qui est finie pour nous. Rousseau peut donc parler d’un « plaisir de désirer ». Comment rendre compte alors de la souffrance qui accompagne aussi le désir ?
C’est que le désir n’est pas seulement relation à un objet, il est aussi relation à un autre sujet. Comme René Girard (1923-2015) l’a soutenu dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), nous désirons ce que les autres désirent. C’est le désir des autres – réciproquement parfois – qui fixe l’objet de nos désirs. Aussi, lorsque nous ne désirons que seul, notre imagination peut se laisser aller à embellir le désir. Mais lorsque nous nous tournons vers autrui, alors nous souffrons de ne pas avoir ce que les autres désirent. Ainsi, dans Le Rouge et le Noir (1830) de Stendhal (1783-1842), monsieur de Reynal veut prendre Julien Sorel pour précepteur de ses enfants parce que Valenod qui a de beaux chevaux n’a pas de précepteur. Il suffit que sa femme évoque la possibilité que Valenod le prenne pour que son projet lui paraisse approuvé. C’est donc bien le caractère mimétique de désir qui se montre là. Et s’il y a aussi une satisfaction, elle est tout entière dans l’idée de réaliser ce que l’autre ne peut réaliser.

Cependant, ne pas réaliser son désir, quoi qu’on imagine par ailleurs, c’est nécessairement être frustré et donc souffrir. Qui a faim ne se réjouit pas d’imaginer ce qu’il peut manger. Au contraire, cela l’affligera. Dès lors, le désir n’est-il pas essentiellement souffrance de sorte que le plaisir à désirer ne serait qu’une sorte d’illusion ?


En tant qu’il est manque, le désir fait nécessairement souffrir. C’est pourquoi le plaisir le fait disparaître. Le plaisir lui-même est donc comme Épicure, selon la Lettre à Ménécée, l’a bien vu, l’absence de douleur pour le corps comme l’absence de trouble pour l’âme. En effet, lorsque nous désirons, nous éprouvons la souffrance de ne pas avoir quelque chose. C’est le cas dans la faim ou la soif. Mais c’est le cas aussi pour des désirs moins élémentaires comme ceux du voyage ou de la mode. Ainsi, un plaisir à désirer est strictement impossible puisqu’il impliquerait à la fois la souffrance du désir et le plaisir de la disparition du désir. Tout au plus est-on satisfait à l’idée qu’on sera satisfait et non par le désir lui-même. Mais n’y a-t-il pas certains désirs qui sont en quelque sorte toujours présents et qui ne peuvent disparaître ? N’y a-t-il pas un plaisir à désirer pour ces désirs-là ?
On peut en effet avec Épicure distinguer entre les désirs naturels et les désirs vains. Les premiers comprennent les désirs naturels et nécessaires, que ce soit pour vivre ou pour être heureux, et les désirs seulement naturels, c’est-à-dire qui appartiennent à tous les hommes sans reposer sur des représentations mais dont l’absence de satisfaction n’est pas négative pour l’individu. Les seconds sont tous les désirs qui n’ont pas de limites ou qui impliquent une variation. Dès lors, aucun plaisir ne peut permettre qu’ils disparaissent ne serait-ce que momentanément. On peut prendre comme exemple le désir de Dom Juan, le personnage éponyme de la pièce (1665) de Molière (1622-1673). En effet, il veut conquérir toutes les femmes et dans la scène 2 de l’acte I, il explique à son valet Sganarelle que c’est parce que « Tout le plaisir est dans le changement. » Dès lors, le plaisir n’est-il pas dans le désir comme Dom Juan l’exprime ? Or, qui recherche ce type de désir ne peut être véritablement heureux au sens d’obtenir du plaisir puisqu’il est nécessairement dans une anticipation qui fait que son plaisir actuel est recouvert par le désir de la suite. C’est au contraire la souffrance perpétuelle au moins sous la forme du trouble de l’âme dont parle Épicure qui gagne celui qui ne peut jamais s’arrêter de désirer et qui par conséquent souffre toujours. Faut-il alors penser que la vie peut être sans désir pour qu’il y ait plaisir ?
Dans le Gorgias, Socrate compare deux types de vie avec l’image de récipients qu’on remplit de différentes denrées précieuses comme le lait, le miel et le vin. Il y a ainsi un récipient solide de sorte que celui qui l’a rempli en a fini. Autrement dit, il peut vaquer à ses occupations sans souffrir du plaisir. Et il y a un récipient percé de sorte que celui qui le possède doit constamment remplir ses récipients. Pour lui le désir ne s’achève jamais, il est en quelque sorte toujours renaissant. La première vie Socrate l’appelle réglée, la seconde déréglée. Or, selon lui, la seconde est éprouvante. Autrement dit, le plaisir n’est possible que lorsque le désir est satisfait. Un plaisir à désirer est donc strictement impossible.

Néanmoins, on doit pouvoir distinguer le désir du besoin. Si ce dernier comble un manque, le premier a quelque chose de positif. Dès lors, cette positivité paraît de nature à rendre possible un plaisir à désirer. Mais comment est-il possible s’il n’est pas dans l’imagination ?


Désirer, ce n’est pas seulement manquer. Comme Platon le montre à travers le discours de Diotime dans le Banquet, le désir comme l’amour est double. Fils de Pauvreté et d’Expédient selon sa généalogie mythique, il est tout autant manque que ressource ou puissance d’agir. Si par le premier caractère, il n’est pas ce qu’il recherche, par le second il peut se mettre en quête de ce qu’il recherche. Ce caractère double du désir permet de penser qu’il y a un plaisir à désirer du côté justement où le désir est un mouvement positif. En effet, dans l’activité se manifeste un plaisir, non pas de voir achevé le désir, mais qui se trouve dans l’activité elle-même. C’est en ce sens qu’Alain, dans les Propos sur le bonheur (1925, XCVII Aristote), explique que le plaisir accompagne l’activité. Ainsi en va-t-il du latiniste ou du musicien qui prend du plaisir l’un à traduire, l’autre à exercer son art. Mais ne peut-on pas faire un pas de plus et ne voir le désir que comme quelque chose de positif ?
C’est qu’en effet, on peut considérer avec Spinoza dans l’Éthique (posthume 1677) que le désir est l’effort (conatus) pour persévérer dans son être (scolie de la proposition 9 de la troisième partie de l’Éthique). Autrement dit, il est d’abord positif. Il est ce par quoi nous sommes conduits à chercher certains biens non parce qu’ils sont des biens mais parce que nous les désirons. L’homme est alors désir en tant qu’il a conscience de cet effort que Spinoza nomme de façon générale « appétit » lorsqu’il est question de l’être tout entier mais qui prend le nom de volonté lorsqu’il s’agit simplement de l’âme ou de l’esprit seul. Aussi le plaisir accompagne-t-il la réalisation du désir. Il n’est nul besoin d’évoquer le manque. Si le plaisir cesse, c’est parce que le désir s’émousse ou parce que les biens obtenus dépassent la mesure. Ainsi, lorsque nous mangeons par exemple, le plaisir accompagne la réalisation du désir. On peut penser au festin qu’organise Gervaise au chapitre 7 dans L’Assommoir (1877) d’Émile Zola (1840-1902). Si l’idée de manger une oie fait plaisir ce n’est pas seulement parce que l’imagination embellit la réalité, c’est bien plutôt parce que le désir lui-même rend désirable l’objet même. Et le repas lui-même où tout le monde mange plus que de raison montre que c’est bien le désir qui fait que son objet est désiré et non l’inverse. Comment rendre compte donc de la souffrance qui parfois nous anime ?
C’est que d’une part le désir peut être lié à des idées adéquates ou inadéquates. Dans ce dernier cas, il peut donc conduire le sujet à souffrir de l’objet même du désir. Trop manger, trop boire, c’est tout simplement dépasser la mesure de ce qui permet au corps de se conserver. D’autre part, le désir peut ne pas être satisfait, ce qui crée alors le besoin, c’est-à-dire le manque. C’est en ce sens que Deleuze (1925-1995) et Guattari (1930-1992) ont pu écrire dans L’Anti-Œdipe (1972) que « le désir (…) a peu de besoins ». C’est bien parce qu’il est fini que l’homme ne peut pas ne pas avoir aussi des besoins, voire dans certaines conditions extrêmes être réduit aux besoins. Et c’est le besoin qui attire d’abord l’esprit qui croit alors être dans un état de manque. C’est pour cela que hors du besoin, le plaisir à désirer n’est rien d’autre que le plaisir silencieux qui accompagne la vie dans son déploiement normal.


Disons en guise de conclusion que le problème était de savoir s’il y avait un sens et lequel à admettre l’existence d’un plaisir à désirer. On a vu qu’on pouvait le concevoir comme appartenant à l’imagination qui embellit le plaisir. Mais elle est bien plutôt ce qui masque plutôt la souffrance. Aussi, c’est parce que le désir est essentiellement positif, qu’il est dans l’effort (conatus) pour persévérer dans son être que le plaisir l’accompagne nécessairement.


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