mercredi 18 janvier 2017

Textes : La force de la volonté est-elle autre chose que celle de nos désirs ?

Nul être matériel n’est actif par lui-même, et moi je le suis. On a beau me disputer cela, je le sens, et ce sentiment qui me parle est plus fort que la raison qui le combat. J’ai un corps sur lequel les autres agissent et qui agit sur eux ; cette action réciproque n’est pas douteuse ; mais ma volonté est indépendante de mes sens ; je consens ou je résiste, je succombe ou je suis vainqueur, et je sens parfaitement en moi-même quand je fais ce que j’ai voulu faire, ou quand je ne fais que céder à mes passions. J’ai toujours la puissance de vouloir, non la force d’exécuter. Quand je me livre aux tentations, j’agis selon l’impulsion des objets externes. Quand je me reproche cette faiblesse, je n’écoute que ma volonté ; je suis esclave par mes vices, et libre par mes remords ; le sentiment de ma liberté ne s’efface en moi que quand je me déprave, et que j’empêche enfin la voix de l’âme de s’élever contre la loi du corps.
Rousseau, Émile ou de l’éducation (1762)

Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent ; le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir : le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un ; l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible.
Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, livre troisième Le monde comme représentation – second point de vue : la représentation considérée indépendamment du principe de raison. L’idée platonicienne. L’objet de l’art, § 38 (1819, 1844, 1859)

En réalité, la délibération suit la décision, c’est ma décision secrète qui fait paraître les motifs et l’on ne concevrait pas même ce que peut être la force d’un motif sans une décision qu’il confirme ou contrarie. Quand j’ai renoncé à un projet, soudain les motifs que je croyais avoir d’y tenir retombent sans force. Pour leur en rendre une, il faut que je fasse l’effort de rouvrir le temps et de me replacer au moment où la décision n’était pas encore prise. Même pendant que je délibère, c’est déjà par un effort que je réussis à suspendre le temps, à maintenir ouverte une situation que je sens close par une décision qui est là et à laquelle je résiste. C’est pourquoi, si souvent, après avoir renoncé à un projet, j’éprouve une délivrance : « Après tout, je n’y tenais pas tant », il n’y avait débat que pour la forme, la délibération était une parodie, j’avais déjà décidé contre. On cite souvent comme un argument contre la liberté l’impuissance de la volonté. Et en effet, si je peux volontairement adopter une conduite et m’improviser guerrier ou séducteur, il ne dépend pas de moi d’être guerrier ou séducteur avec aisance et « naturel », c’est-à-dire de l’être vraiment. Mais aussi ne doit-on pas chercher la liberté dans l’acte volontaire, qui est, selon son sens même, un acte manqué. Nous ne recourons à l’acte volontaire que pour aller contre notre décision véritable, et comme à dessein de prouver notre impuissance. Si nous avions vraiment assumé la conduite du guerrier ou du séducteur, nous serions guerrier ou séducteur.

Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, p.498 (1945)

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