jeudi 31 mai 2018

Corrigé d'une dissertation : L'artiste est-il un artisan ?



Les productions de l’artiste, c’est-à-dire les œuvres d’art, semblent le distinguer des œuvres de l’artisan dans la mesure où les premières sont destinées à être contemplées (vues ou entendues) et comprises alors que les secondes sont destinées à être utilisées, voire consommées. Comme artiste et artisan travaillent, la question se pose de savoir si l’artiste est aussi un artisan.
Ce qui rend possible la création de l’œuvre d’art semble être un talent naturel qu’on ne peut comparer en apparence à celui de l’artisan, sachant qu’apprendre un savoir-faire est à la portée de tous même s’il y a de meilleurs artisans que d’autres.
Pourtant, sans aucun savoir-faire, sans maîtrise, un sculpteur ou un musicien ne pourrait rien faire. Ce savoir-faire ne suffit-il pas à rendre compte des capacités de l’artiste ?
On peut donc se demander si l’artiste produit de la même manière que l’artisan ou bien s’il y a une différence de nature dans leur façon de produire.
On verra d’abord comme l’art peut se penser comme production du génie par opposition avec la production artisanale qui confine au mécanique, puis qu’un moment artisanal est nécessaire sans être suffisant et enfin que le génie n’est qu’une apparence d’un artiste qui est un artisan masqué.


On peut distinguer l’artiste de l’artisan en considérant le premier comme un génie et non le second. C’est que comme Alain le fait remarquer, l’artisan travaille à la réalisation d’une idée qui précède et surtout règle la réalisation. Aussi une machine peut-elle faire ce qu’un artisan conçoit. L’artiste lui, produit de façon à ce que l’idée vienne au fur et à mesure et même à la fin : il est spectateur de son œuvre. C’est en ce sens qu’on peut dénoncer certaines œuvres d’art contemporaines comme les ready-made de Marcel Duchamp (1887-1968), qu’on pense à sa Fontaine (1917) qui présente un urinoir inversé signé d’un pseudonyme, R. Mutt ou son Hérisson (1914, 1964), qui n’est rien d’autre qu’un sèche-bouteille qu’il a acheté et simplement nommé. Or, dans la mesure où l’art est intentionnel, comme l’artiste peut-il créer s’il ne sait pas quoi créer ?
On peut reprendre les exemples d’Alain. Le peintre de portrait ne peut savoir quelles sont les couleurs qu’il va mettre, dans quel ordre, etc. Certes, il veut faire un portrait, mais il ne peut savoir comment sera son portrait. De même, le poète n’a pas l’idée du vers avant de l’avoir créé. C’est pour cela que ce qui rend possible la création artistique à la différence de la production artisanale, c’est le génie, c’est-à-dire un talent inné. Ainsi, quand on voit Science et charité (1887) du jeune Picasso (1881-1973) qu’il a réalisé à seize ans, on comprend ce qu’est le génie.

Toutefois, ne faut-il pas que l’artiste apprenne son art ? Comment un sculpteur pourrait-il sans savoir-faire réaliser une œuvre ? On imagine mal Michel-Ange (1475-1564) improviser la Pietà (1498-1499) de la Chapelle Sixtine. Dès lors, ne doit-on pas penser que l’artiste est un artisan dans sa façon de travailler ?


On peut avec Hegel soutenir que le génie, c’est-à-dire un don inné pour produire dans un art, ne suffit pas. En effet, si le génie lui donne les idées, toujours est-il qu’il doit les mettre en œuvre. Et cette mise en œuvre est indispensable pour qu’il y ait une œuvre unique et non la simple reproduction ou imitation de ce qui existe déjà, bref, une création. L’artiste doit donc acquérir des connaissances et un savoir-faire. C’est la condition pour qu’il puisse maîtriser le matériau qui lui permet de faire son œuvre. En ce sens, il travaille comme un artisan. En ce sens, l’artiste est artisan dans la mise en œuvre.
Cette mise en œuvre varie en fonction des arts. Il est clair qu’en architecture ou en sculpture, la dimension artisanale est essentielle. Dans la première, il faut même connaître plusieurs métiers de l’artisanat pour les mettre en œuvre. C’est ainsi que les artisans continuent à construire la Sagrada Familia d’Antoni Gaudí (1852-1926) commencée en 1882 pour laquelle il a fait le plan et a commencé à conduire les travaux. Le sculpteur quant à lui donner être capable de donner au marbre par exemple la forme désirée comme on le voit dans Le Baiser (1889) de Rodin (1840-1917).

Cependant, si l’artiste travaille comme l’artisan, le génie en moins, n’est-ce pas le travail qui rend possible l’œuvre ? Est-il vraiment nécessaire de supposer la notion de génie ? L’artiste n’est-il pas finalement un artisan comme un autre ?


La production artistique paraît d’autant plus mystérieuse qu’on ne voit que le produit fini. Lorsqu’on admire La Vierge, l’enfant Jésus et la Sainte Anne (1503-1519) de Léonard (1452-1519), on ne voit pas l’immense travail préparatoire. On comprend que Nietzsche ait pu soutenir dans Humain, trop humain (aphorisme 155) que la croyance en l’inspiration de l’artiste n’était rien d’autre que l’expression de l’intérêt de l’artiste qui mystifie ainsi les spectateurs. On doit concevoir bien plutôt l’artiste comme un travailleur, un grand travailleur. Nietzsche prend l’exemple des Carnets de Beethoven où l’on voit l’élaboration progressive de ses mélodies les plus célèbres. Elles ne sont pas tombées du ciel. Comment donc la grande œuvre est possible ?
Pour que l’œuvre d’art puisse se distinguer et donner l’apparence du génie, il faut non seulement que sa fabrication soit masquée, mais il faut surtout que l’artiste distingue dans tout ce qu’il fait, la qualité. Aussi a-t-il un goût extrêmement aiguisé pour rejeter ses mauvaises productions et ne garder que les bonnes. Ce qu’il a d’exercer avant tout c’est le jugement qui distingue. Aussi, le beau vers ou le beau portrait ne sorte pas tout droit armé de la tête de l’artiste : ils sont l’un et l’autre travaillés, modifiés, arrangés. Et ils n’apparaissent que lorsque l’artiste les juge suffisants. Il en va de même de l’artisan, à cette différence négligeable qu’il peut reproduire une même forme si elle se révèle utile et n’a pas à chercher l’originalité qui intéresse la contemplation.


Disons donc pour terminer que le problème était de savoir si l’artiste produit de la même manière que l’artisan ou bien s’il y a une différence de nature dans leur façon de produire. Si on admet l’idée de génie, on peut penser que l’artiste travaille différemment de l’artisan parce que son œuvre est unique. Mais il vaut mieux avec Hegel insister sur la nécessaire acquisition d’un savoir-faire. On peut même aller jusqu’à considérer que l’artiste est un artisan dans sa façon de travailler et que le génie est un titre qu’il s’attribue de façon usurpée. L’artiste est exercé à juger : il peut donc choisir dans sa production celle qu’il présentera après un long et patient travail qui donne l’impression de la grâce là où il n’y a qu’effort.

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