samedi 14 décembre 2019

Corrigé d'une dissertation : La vérité n'a-t-elle de valeur que si elle est utile ?

On loue souvent la recherche scientifique pour ses résultats, notamment techniques. L’idéal du chercheur semble se résoudre dans la figure du médecin qui découvre un nouveau traitement comme Pasteur (1811-1895) avec la rage (1885). La vérité n’a-t-elle de valeur que si elle est utile ?
Il est clair que la valeur de la vérité, entendue comme la représentation adéquate de la réalité, paraît, comme toute chose, résider dans son utilité même. En effet, avoir une valeur, qu’est-ce sinon servir à quelque chose ? Et comment la vérité pourrait-elle avoir une valeur si elle ne servait à rien ?
Toutefois, la recherche désintéressée a bien la vérité pour fin et non les conséquences de la découverte. Ne doit-on pas alors considérer qu’elle aussi possède une valeur qui n’a rien à voir avec l’utilité ?
Dès lors est-il possible d’accorder une valeur à la vérité lorsqu’elle n’est pas utile ou bien faut-il ne lui en accorder qu’en cas d’utilité.
La vérité a-t-elle une valeur parce qu’elle est utile au sens ordinaire ? Ou bien parce qu’elle permet de faire le bonheur du plus grand nombre ? Ou bien est-ce parce qu’elle est une fin en soi ?


On peut dire que la vérité n’a de valeur que si elle est utile. En effet, être une valeur signifie pouvoir être remplacée par autre chose dans un échange ou rendre possible ce qui est désiré. A une valeur un moyen. C’est ainsi que chercher la vérité dans les sciences permet de produire des résultats utiles, soit pour l’homme lui-même comme en médecine, soit en fabriquant des objets utiles comme ceux de la technologie. Par contre, lorsque la vérité est simplement recherchée par pure curiosité, elle peut certes distraire les amateurs, mais n’a pas en elle-même de valeur. On pourrait tout au plus lui accorder la même valeur qu’un divertissement, ce qui ramène à l’utilité s’il est vrai que le divertissement sert, soit à se reposer, soit, comme Pascal l’analysait dans les Pensées (1670 posthume, Lafuma 136, 137), à nous faire oublier l’horreur de notre condition.
La vérité s’oppose non seulement à l’erreur ou à l’illusion mais en un sens au mensonge. Certes, il est possible de mentir et de dire la vérité lorsqu’on a l’intention de tromper l’autre et qu’on se trompe soi-même. Mais mentir, c’est empêcher que l’autre accède au vrai, tout au moins, c’est essayer de l’empêcher. Or, il peut se faire qu’un mensonge soit utile, c’est-à-dire lorsqu’il permet d’arriver à une fin donnée. C’est le cas dans la guerre où il est utile de mentir à l’ennemi. Imagine-t-on Jean Moulin (1899-1943) refusant de mentir à ses tortionnaires pour être véridique ? Dire la vérité ou ce qu’on croit tel peut être nuisible. C’est alors une valeur négative que possède la vérité. Dès lors, c’est bien toujours l’utilité qui fait sa valeur.

Cependant, entendue au sens de l’utilité ordinaire, la valeur de la vérité va varier en fonction des fins qu’on se propose à tel point que la vérité sera soit utile, soit inutile, soit nuisible ; bref, sa valeur sera purement relative. Or, il arrive qu’on la recherche en un sens pour elle-même. Dans ce cas, sa valeur vient-elle encore de son utilité ?


La vérité a une valeur parce qu’elle est utile au sens où elle contribue au bonheur du plus grand nombre qu’on peut considérer avec John Stuart Mill dans L’utilitarisme (1861) comme la fin ultime. La vérité est donc utile parce qu’elle permet de réaliser ce qui permet de répondre au désir du plus grand nombre. L’utilité des sciences et des techniques qu’elles permettent répond bien à cette fin ultime. Et la vérité permet la confiance entre les individus, condition de bonnes relations sociales. Aussi, le mensonge ne peut être utilisé que dans de très rares cas, c’est-à-dire vraiment lorsqu’il serait nuisible immédiatement et à long terme de dire la vérité ou tout au moins ce qu’on croit être tel. Dès lors, c’est bien l’utilité et non l’intérêt immédiat qui constitue la valeur de la vérité. Qu’en est-il alors de la recherche de la vérité ?
On peut dire que la vérité est aussi utile en ce sens que sa recherche et sa découverte est source d’un grand plaisir qualitatif que goûtent ceux qui ont l’expérience de la recherche intellectuelle. Elle participe donc au bonheur qui est la fin ultime : elle en est un moyen. En effet, comme John Stuart Mill le soutient à juste titre dans L’utilitarisme, les plaisirs se distinguent quantitativement mais aussi qualitativement. Et pour déterminer objectivement la supériorité qualitative d’un plaisir il faut deux conditions : en faire l’expérience et être rompu à l’observation de soi-même. Aussi, si la plupart des hommes n’y voient qu’un jeu puéril ou un simple divertissement étrange, c’est par manque d’expérience.

Néanmoins, la valeur elle-même ne peut se réduire à l’utilité car sinon il faudrait arriver à cette absurdité que la fin ultime qu’on recherche n’aurait pas de valeur puisqu’elle n’est pas un moyen pour arriver à une fin. Il faut plutôt penser qu’elle est la valeur absolue. Dès lors, la vérité ne peut-elle pas être aussi une fin et non un simple moyen et à ce titre avoir une valeur autre que celle de l’utile ?


Qui recherche la vérité parce qu’elle est utile risque de la négliger. C’est qu’en effet, lorsqu’on se propose un autre but que la vérité elle-même, on va négliger des recherches qui auraient pu servir. Les mathématiques, si elles sont nées lorsque Thalès chercha à mesurer indirectement la hauteur des pyramides, ne sont-elles pas les filles du loisir (σχολή, skholê) ? Qui peut nier leur utilité après coup dans la constitution des sciences, notamment de la physique ? Aussi la recherche de la vérité dans quelque domaine que ce soit est une fin qui a en elle-même de la valeur. Faut-il ramener cette valeur aux conséquences possibles donc finalement à l’utilité ?
On peut considérer en effet que sa recherche pour elle-même a une valeur pour l’homme lui-même. On peut considérer que la recherche du savoir pour lui-même et donc de la vérité, qui est une des caractéristiques de la philosophie selon Aristote dans la Métaphysique (IV° av. J.-C., livre A, chapitre 2), est une fin en soi. En effet, argumente-t-il, elle est fille de l’étonnement et surtout tous les besoins étaient satisfaits lorsqu’on se mit à faire de la philosophie. La vérité serait donc à elle-même sa propre fin. Elle serait une fin en soi. Si donc elle vaut, ce n’est pas en tant qu’elle est utile, mais en tant qu’elle est désirable par elle-même. La raison en est que rechercher la vérité est une activité désintéressée donc qui libère l’homme de l’utilité. Et quelle valeur plus haute que la liberté puisque c’est par elle que l’homme peut se réaliser.
C’est en outre une valeur morale. Car, dire la vérité c’est, au contraire du mensonge, ne pas traiter les autres comme de simples outils qu’on manipule. C’est donc agir pour leur bien, même s’il faut bien évidemment dire la vérité avec des égards et des manières et non pour blesser lorsqu’elle heurte les légitimes aspirations de l’autre. Et même le mensonge par bienveillance ou par utilité supérieure, si on l’admet, ne peut qu’être une exception et disparaître lorsque la vérité peut être dite. Aussi, la recherche de la vérité est un bien pour les hommes en tant qu’elle leur permet non seulement de sortir de leur ignorance ou des illusions dans lesquelles ils se bercent sans le savoir, mais en tant qu’elle leur permet d’user de leur raison, c’est-à-dire de ce qui les fait homme (cf. Descartes, Discours de la méthode, première partie, AT, VI, 2 et cinquième partie, AT, VI, 56-59).


En un mot, le problème était de savoir si la vérité peut avoir une valeur autrement que si elle est utile. Il est apparu que c’est l’utilité qui lui donne sa valeur en ce sens que la valeur réside dans la possibilité d’être échangé contre autre chose ou de servir pour autre chose. Mais une telle utilité étant relative donc vaine, c’est en tant qu’on admet que la fin ultime est le bonheur du plus grand nombre que la vérité se révèle utile pour trouver ce qui peut satisfaire les désirs légitimes des hommes et pour bâtir une société de confiance et acquérir par là une valeur y compris dans le plaisir que sa recherche et sa découverte procure. Toutefois, une valeur peut être sans être utile : c’est le cas des fins en soi. Et la vérité recherchée pour elle-même libère l’homme de la sphère de l’utile et lui permet d’être libre, c’est-à-dire qu’elle est en ce sens une valeur absolue.

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