samedi 22 août 2020

Descartes l'animal-machine (textes)

 J’avais expliqué assez particulièrement toutes ces choses dans le traité que j’avais eu ci-devant dessein de publier. Et ensuite j’y avais montré quelle doit être la fabrique des nerfs et des muscles du corps humain, pour faire que les esprits animaux, étant dedans, aient la force de mouvoir ses membres : ainsi qu’on voit que les têtes, un peu après être coupées, se remuent encore, et mordent la terre, nonobstant qu’elles ne soient plus animées ; quels changements se doivent faire dans le cerveau, pour causer la veille, et le sommeil et les songes ; comment la lumière, les sons, les odeurs, les goûts, la chaleur, et toutes les autres qualités des objets extérieurs y peuvent imprimer diverses idées par l’entremise des sens ; comment la faim, la soif, et les autres passions intérieures, y peuvent aussi envoyer les leurs ; ce qui doit y être pris pour le sens commun, oces idées sont reçues ; pour la mémoire, qui les conserve ; et pour la fantaisie, qui les peut diversement changer, et en composer de nouvelles, et par même moyen, distribuant les esprits animaux dans les muscles, faire mouvoir les membres de ce corps, en autant de diverses façons, et autant  propos des objets qui se présentent à ses sens, et des passions intérieures qui sont en lui, que les nôtres se puissent mouvoir sans que la volonté les conduise. Ce qui ne semblera nullement étrange  ceux qui, sachant combien de divers automates, ou machines mouvantes, l’industrie des hommes peut [56] faire, sans y employer que fort peu de pièces, à comparaison de la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal, considèreront ce corps comme une machine, qui, ayant été faite des mains de Dieu, est incomparablement mieux ordonnée, et a en soi des mouvements plus admirables, qu’aucune de celles qui peuvent être inventées par les hommes. 

Et je m’étais ici particulièrement arrêté  faire voir que, s’il y avait de telles machines, qui eussent les organes et la figure d’un singe, ou de quelque autre animal sans raison, nous n’aurions aucun moyen pour reconnaître qu’elles ne seraient pas en tout de même nature que ces animaux ; au lieu que, s’il y en avait qui eussent la ressemblance de nos corps et imitassent autant nos actions que moralement il serait possible, nous aurions toujours deux moyens très certains pour reconnaître qu’elles ne seraient point pour cela de vrais hommes. Dont le premier est que jamais elles ne pourraient user de paroles, ni d’autres signes en les composant, comme nous faisons pour déclarer aux autres nos pensées. Car on peut bien concevoir qu’une machine soit tellement faite qu’elle profère des paroles, et même qu’elle en profère quelques-unes  propos des actions corporelles qui causeront quelque changement en ses organes : comme, si on la touche en quelque endroit, qu’elle demande ce qu’on lui veut dire ; si en un autre, qu’elle crie qu’on lui fait mal, et choses semblables ; mais non pas qu’elle les arrange diversement, pour ré[57]pondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire. Et le second est que, bien qu’elles fissent plusieurs choses aussi bien, ou peut-être mieux qu’aucun de nous, elles manqueraient infailliblement en quelques autres, par lesquelles on découvrirait qu’elles n’agiraient pas par connaissance, mais seulement par la disposition de leurs organes. Car, au lieu que la raison est un instrument universel, qui peut servir en toutes sortes de rencontres, ces organes ont besoin de quelque particulière disposition pour chaque action particulière ;d’où vient qu’il est moralement impossible qu’il y en ait assez de divers en une machine pour la faire agir en toutes les occurrences de la vie, de même façon que notre raison nous fait agir.

Or, par ces deux mêmes moyens, on peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c’est une chose bien remarquable, qu’il n’y a point d’hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu’ils ne soient capables d’arranger ensemble diverses paroles, et d’en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu’au contraire, il n’y a point d’autre animal, tant parfait et tant heureusement né qu’il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n’arrive pas de ce qu’ils ont faute d’organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c’est-à-dire en témoignant qu’ils pensent ce qu’ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux au[58]tres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d’inventer d’eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre  ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d’apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu’elles n’en ont point du tout. Car on voit qu’il n’en faut que fort peu pour savoir parler ; et d’autant qu’on remarque de l’inégalité entre les animaux d’une même espèce, aussi bien qu’entre les hommes, et que les uns sont plus aisés à dresser que les autres, il n’est pas croyable qu’un singe ou un perroquet, qui serait des plus parfaits de son espèce, n’égalât en cela un enfant des plus stupides, ou du moins un enfant qui aurait le cerveau troubl, si leur âme n’était d’une nature du tout différente de la nôtre. Et on ne doit pas confondre les paroles avec les mouvements naturels qui témoignent les passions et peuvent être imités par des machines aussi bien que par les animaux ; ni penser, comme quelques anciens, que les bêtes parlent, bien que nous n’entendions pas leur langage : car s’il était vrai, puisqu’elles ont plusieurs organes qui se rapportent aux nôtres, elles pourraient aussi bien se faire entendre  nous qu’ leurs semblables. C’est aussi une chose fort remarquable que, bien qu’il y ait plusieurs animaux qui témoignent plus d’industrie que nous en quelques-unes de leurs actions, on voit toutefois que les mêmes n’en témoignent point du tout en beaucoup d’autres : de façon que ce qu’ils font mieux que nous ne prouve pas qu’ils ont de l’esprit ; car à ce compte, ils en auraient plus qu’aucun de nous et fe[59]raient mieux en toute autre chose, mais plutôt qu’ils n’en ont point, et que c’est la nature qui agit en eux, selon la disposition de leurs organes : ainsi qu’on voit qu’une horloge, qui n’est composée que de roues et de ressorts, peut compter les heures, et mesurer le temps, plus justement que nous avec toute notre prudence.

Descartes, Discours de la méthode (1637), Cinquième partie.

 

 


Pour ce qui est de l’entendement ou de la pensée que Montaigne ([1]) et quelques autres attribuent aux bêtes, je ne puis être de leur avis. Ce n’est pas que je m’arrête à ce qu’on dit, que les hommes ont un empire absolu sur tous les autres animaux ; car j’avoue qu’il y en a de plus forts que nous, et crois qu’il y en peut aussi avoir qui aient des ruses naturelles, capables de tromper les hommes les plus fins. Mais je considère qu’ils ne nous imitent ou surpassent qu’en celles de nos actions qui ne sont point conduites par notre pensée ; car il arrive souvent que nous marchons ou mangeons, sans penser en aucune façon à ce que nous faisons ; et c’est tellement sans user de notre raison que nous repoussons les choses qui nous nuisent, et parons les coups que l’on nous porte, qu’encore que nous voulussions expressément ne point mettre nos mains devant notre tête, lorsqu’il arrive que nous tombons, nous ne pourrions nous en empêcher. Je crois aussi que nous mangerions, comme les bêtes, sans l’avoir appris, si nous n’avions aucune pensée ; et l’on dit que ceux qui marchent en dormant, passent quelquefois des rivières à la nage, où ils se noieraient, étant éveillés. Pour les mouvements de nos passions, bien qu’ils soient accompagnés en nous de pensées, à cause que nous avons la faculté de penser, il est néanmoins très évident qu’ils ne dépendent pas d’elle, parce qu’ils se font souvent malgré nous, et que, par conséquent, ils peuvent être dans les bêtes, et même plus violents qu’ils ne sont dans les hommes, sans qu’on puisse pour cela conclure qu’elles ont des pensées.

Enfin, il n’y aucune de nos actions extérieures, qui puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ; et j’ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse, lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation([2]) de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise, lorsqu’elle l’a dit ; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que les mouvements de leur crainte, de leur espérance, de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée. Or, il est, ce me semble, fort remarquable que la parole ainsi définie, ne convient qu’à l’homme seul. Car, bien que Montaigne ([3]) et Charron aient dit qu’il y a plus de différence d’homme à homme que d’homme à bête, il ne s’est toutefois jamais trouvé aucune bête si parfaite, qu’elle ait usé de quelque signe, pour faire entendre à d’autres animaux quelque chose qui n’eut point à ses passions ; et il n’y a point d’homme si imparfait, qu’il n’en use ; en sorte que ceux qui sont sourds et muets, inventent des signes particuliers, par lesquels ils expriment leurs pensées. Ce qui me semble un très fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous, est qu’elles n’ont aucune pensée, et non point que les organes leurs manquent. Et on ne peut dire qu’elles parlent entre elles mais que nous ne les entendons pas ; car, comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées, s’ils en avaient.

Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m’en étonne pas ; car cela même sert à prouver qu’elles agissent naturellement et par ressort, ainsi qu’une horloge, laquelle montre bien mieux l’heure qu’il est que notre jugement ne nous l’enseigne. Et sans doute que, lorsque les hirondelles viennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel ([4]) est de même nature, et l’ordre que tiennent les grues en volant, et celui qu’observent les singes en se battant, s’il est vrai qu’ils en observent quelqu’un, et enfin l’instinct d’ensevelir leurs morts n’est pas plus étrange que celui des chiens et des chats, qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu’ils ne les ensevelissent presque jamais, ce qui montre qu’ils ne le font que par instinct et sans y penser. On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu’elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu’il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite. À quoi je n’ai rien à répondre, sinon que, si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous, ce qui n’est pas vraisemblable, à cause qu’il n’y a point de raison pour le croire de quelques animaux, sans le croire de tous, et qu’il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d’eux, comme sont les huîtres, les éponges, etc.

Descarteslettre au marquis de Newcastle du 23 novembre 1646 (extrait).

 

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DescartesTraité de l’homme (posthume 1664). Schéma d’une action mécanique.

 

 

 


Je regarde comme une chose démontrée qu’on ne saurait prouver qu’il y ait des pensées dans les bêtes (…). Il est plus probable de faire mouvoir comme des machines les vers de terre, les moucherons, les chenilles et le reste des animaux, que de leur donner une âme immortelle.

Premièrement parce qu’il est certain que, dans les corps des animaux, ainsi que dans les nôtres, il y a des os, des nerfs, des muscles, du sang, des esprits animaux ([5]), et autres organes disposés de telle sorte qu’ils peuvent produire par eux-mêmes, sans le secours d’aucune pensée, tous les mouvements que nous observons dans les animaux, ce qui paraît dans les mouvements convulsifs, lorsque, malgré l’âme même, la machine du corps se meut souvent avec plus de violence et en plus de différentes manières qu’il n’a coutume de le faire avec les secours de la volonté ; d’ailleurs parce qu’il est conforme à la raison que l’art imitant la nature, et les hommes pouvant construire divers automates où il se trouve du mouvement sans aucune pensée, la nature puisse de son côté produire ses automates, et bien plus excellents, comme les brutes, que ceux qui viennent de main d’homme, surtout ne voyant aucune raison pour laquelle la pensée doive se trouver partout où nous voyons une conformation de membres telle que celle des animaux et qu’il est plus surprenant qu’il y ait une âme dans chaque corps humain que de n’en point trouver dans les bêtes.

La principale raison, selon moi, qui peut nous persuader que les bêtes sont privées de raison, est que, bien que parmi celles d’une même espèce les unes soient plus parfaites que les autres, comme dans les hommes, ce qui se remarque particulièrement dans les chevaux et dans les chiens, dont les uns ont plus de dispositions que les autres à retenir ce qu’on leur apprend, et bien qu’elles nous fassent toutes connaître clairement leurs mouvements naturels de colère, de crainte, de faim, et d’autres semblables, ou par la voix, ou par d’autres mouvements du corps, on n’a point cependant encore observé qu’aucun animal fût parvenu à ce degré de perfection d’user d’un véritable langage, c’est-à-dire qui nous marquât par la voix, ou par d’autres signes, quelque chose qui pût se rapporter plutôt à la seule pensée qu’à un mouvement naturel. Car la parole est l’unique signe et la seule marque assurée de la pensée cachée et renfermée dans les corps; or tous les hommes les plus stupides et les plus insensés, ceux mêmes qui sont privés des organes de la langue et de la parole, se servent de signes, au lieu que les bêtes ne font rien de semblable, ce que l’on peut prendre pour la véritable différence entre l’homme et la bête.

Je passe, pour abréger, les autres raisons qui ôtent la pensée aux bêtes. Il faut pourtant remarquer que je parle de la pensée, non de la vie, ou du sentiment; car je n’ôte la vie à aucun animal, ne la faisant consister que dans la seule chaleur de coeur. Je ne leur refuse pas même le sentiment autant qu’il dépend des organes du corps. Ainsi, mon opinion n’est pas si cruelle aux animaux qu’elle est favorable aux hommes, je dis à ceux qui ne sont point attachés aux rêveries de Pythagore ([6]), puisqu’elle les garantit du soupçon même de crime quand ils mangent ou tuent des animaux.

Descartes, Lettre à Morus du 5 février 1649.

 

 



([1]Montaigne (1533-1592) défend la pensée des bêtes très longuement dans les Essais, II, 12, « Apologie de Raymond Sebond ».

([2]) Action de proférer.

([3]) Le propos est de Montaigne (1533-1592), Essais, I, 42, « De l’inequalité qui est entre nous » :

« Plutarque dit en quelque lieu qu’il ne trouve point si grande distance de beste à beste, comme il trouve d’homme à homme. Il parle de la suffisance de l’ame et qualitez internes. A la verité, je trouve si loing d’Epaminundas, comme je l’imagine, jusques à tel que je connois, je dy capable de sens commun, que j’encherirois volontiers sur Plutarque ; et dirois qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle beste :

hem vir viro quid praestat [« D’un homme à l’autre, ah ! quelle différence ! (Térence, Eunuque, II, iiii.)] ;

Et qu’il y a autant de degrez d’esprits qu’il y a d’icy au ciel de brasses, et autant innumerables. »

Il le répète en Essais, II, 12, « Apologie de Raymond Sebond » :

« ce que je maintiens ordinairement, qu’il se trouve plus de différence de tel homme à tel homme que de tel animal à tel homme. »

([3]) Charron (1541-1603), plus nuancé, écrivait dans De la sagesse (1601) :

« il y a des hommes si faibles et hébétés qu’ils ne diffèrent de la bête que par la seule figure. »

([4]) Abeilles.

([5]Par esprits animaux, Descartes entend des particules matérielles qui proviennent du sang et circulent dans les nerfs, les faisant se mouvoir pour agit sur les muscles ou sur le cerveau.

([6]Descartes doit faire allusion à la métempsychose ou plutôt la métensomatose qu’on attribue à Pythagore. On lui attribue l’idée que les animaux pouvant avoir des âmes d’hommes, les tuer revient à commettre des meurtres ; cf. Ovide, Métamorphoses, livre XV (Notes de Bégnana).

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