Il ne faut pas mentir. Cet
interdit, nous l’avons entendu dès notre plus jeune âge. C’est que le mensonge
implique de nuire aux autres, au moins de détruire la confiance comme le montre
cet apologue [= court récit imaginaire ou parfois réel dont se dégage une
vérité morale] d’Esope (VII°-VI° av. J.-C.) intitulé Le berger mauvais plaisant, relatant l’histoire de ce jeune berger
qui, plusieurs fois, crie au loup et ameute ainsi les villageois. Or, un jour
un loup arrive, il crie, mais plus personne ne le croit : il perd ainsi ses
moutons. Dès lors, le mensonge ne semble jamais légitime.
Cependant, il arrive qu’on mente,
autrement dit qu’on énonce autre chose que ce que l’on croit, pour aider un
autre parce que la vérité, semble-t-il, lui serait nuisible.
Dès lors, on peut se demander s’il y
a des conditions qui peuvent rendre légitime le mensonge.
Le mensonge, qui consiste à dire
autre chose que ce qu’on croit vrai, est une arme comme le soutient
Schopenhauer dans son Fondement de
la morale. En effet, il sert à nuire aux autres. Aussi peut-il être
légitime. Face à des assassins pour lesquels je n’ai pas assez de force, je ne
peux me défendre physiquement. Or, le mensonge est l’arme du faible. De même
que la loi m’autorise à me défendre, elle ne peut pas me condamner parce que
j’ai menti dans ce genre de cas. Et si elle le fait, elle serait illégitime au
sens d’injuste puisqu’elle privilégierait des assassins plutôt que des honnêtes
gens. La légitimité du mensonge s’arrête-t-elle là ?
Il l’est aussi lorsqu’on nous pose
des questions indiscrètes soutient aussi Schopenhauer. En effet, qui
m’interroge sur ma vie intime, cherche indirectement à me nuire en permettant
la médisance, c’est-à-dire dire ce qui est vrai de quelqu’un mais qui porte
atteinte à la réputation de quelqu’un. De même donc qu’il arrive qu’elle soit
punie – actuellement elle peut être condamnée au civil en France – elle est en
elle-même injuste dans la mesure où elle nuit à autrui. Aussi est-il légitime,
c’est-à-dire conforme à la légalité, mais également juste au sens moral de
mentir lorsqu’une curiosité malveillante nous assaille.
Cependant, une telle extension de
la légitimité du mensonge laisse à chacun le soin de définir quand il peut dire
la vérité. Et on ne voit alors aucune limite au mensonge. Dès lors, c’est la
confiance, nécessaire dans toutes les relations humaines qui paraît détruite.
Ne faut-il pas alors proscrire radicalement le mensonge ? Est-il légitime
de ne jamais mentir ?
Mentir, c’est nuire à l’humanité en
l’autre comme le soutient Kant dans son article, D’un prétendu droit de mentir par humanité (1797). La raison
en est que la véracité est un devoir vis-à-vis de tout autre qu’on ne traite
pas alors comme un simple instrument à son service. Même si des assassins me
demandent si mon ami est là, je dois leur dire la vérité. D’abord parce que si
je mens et que mon ami est parti sur la route, je serais responsable de sa
mort. Je ne peux pas prévoir absolument ce qui résultera de mes déclarations
pour savoir ce que j’ai le devoir de faire. Ensuite, rien ne m’interdit en
ameutant les voisins de défendre mon ami : le mensonge paraît là une
solution de facilité, voire de lâcheté.
Quant à l’indiscrétion, elle ne
peut me nuire si je n’ai pas de vice. Je peux franchement dire que je ne veux
pas répondre à la question même si l’autre me soupçonne des pires turpitudes et
en répand le bruit. N’est-ce pas à moi, par mes actes, à m’assurer une bonne réputation.
Si par contre, j’ai commis des fautes, l’aveu même peut permettre une réforme.
Le sentiment de la honte (= malaise dû à la conscience d’avoir transgressé une
norme sociale), la morsure du remords (= le sentiment de culpabilité morale)
sont susceptibles de m’inviter à changer de comportement. D’ailleurs, il nous
arrive bien d’avouer nos fautes à nos amis.
Néanmoins, les conséquences de ma
sincérité doivent m’être imputées aussi bien que celles du mensonge. Si donc en
disant la vérité un crime est commis, je ne puis faire comme si je n’y étais
pour rien. Comment donc puis-je mentir sans que cela soit immoral ?
Comme il y a de fortes chances que
mon mensonge soit nuisible, je dois en tenir compte. C’est la raison pour
laquelle, il n’est pas légitime de mentir dans la vie ordinaire. En effet, le
mensonge nuit à la confiance et donc au bien-être social. C’est pourquoi il
n’est légitime ni moralement ni légalement comme le soutient John Stuart Mill
dans L’utilitarisme. Je dois tenir
compte des conséquences prévisibles de mes actes pour en évaluer la légitimité.
Seuls alors les cas extraordinaires et manifestes de négation des droits
humains légitiment le mensonge pour les défendre. Aussi doit-on toujours les
juger après coup et tenir compte non de ce qui doit nécessairement arriver,
mais de ce qui est probable. Ainsi, il y a plus de chances que je sois responsable
du meurtre de quelqu’un si je dis où je crois qu’il est que si je mens ou au
moins prétend que je n’en sais rien.
Je peux même mentir lorsqu’il
s’agit des autres si leur dire la vérité est susceptible de leur nuire. C’est
ce que font parfois les médecins lorsqu’ils ne peuvent dire à un patient la
vérité à un moment donné sous peine de nuire à son état. Non qu’ils ne
finissent par dire la vérité à leur patient, mais tant qu’ils la diffèrent, ils
mentent. Il est donc immoral de dire la vérité à quelqu’un qui ne peut la recevoir.
Et c’est pour cela qu’il est alors légitime dans ce cas de mentir. Le but est
d’empêcher comme le dit John Stuart Mill un grand malheur immérité, que ce soit
pour soi ou pour autrui.
Ainsi, nous nous demandions s’il y
a des conditions qui peuvent rendre légitime le mensonge. Il est apparu comme
une arme de légitime défense. Mais ainsi conçu, il n’y a aucune limite au
mensonge. D’où l’idée qu’il n’y a aucune condition qui le légitime sur le plan
moral et sur le plan légal. Mais la morale devient alors cruelle et finalement
immorale. Il faut donc tenir compte de l’utilité, non pas seulement de soi,
mais des autres, ceux de notre société, voire de l’homme en général. Et dès
lors, le mensonge n’est légitime que si et seulement dire la vérité a toutes
les chances de produire un grand malheur.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire