Sujet.
La pièce est chaude, le sucre est doux,
l’absinthe (1) est désagréable, ce sont là des jugements dont la valeur
est simplement subjective. Je ne prétends nullement que moi-même je doive en
juger ainsi en tout temps ou que quiconque doive en juger comme moi ; ces
jugements expriment seulement une relation de deux sensations au même sujet,
c’est-à-dire à moi-même et encore uniquement en l’état actuel de ma perception,
et, de ce fait, ils ne doivent pas valoir non plus pour l’objet ; ce sont
de tels jugements que j’appelle « jugements de perception ». Il en va
tout autrement du jugement d’expérience. Ce que l’expérience m’apprend en de
certaines circonstances, il faut qu’elle me l’apprenne en tout temps et qu’elle
l’apprenne à quiconque également, et sa validité ne se restreint pas au sujet
ou à son état momentané. Voilà pourquoi j’énonce de tels jugements comme
objectivement valables. Quand je dis, par exemple : l’air est
élastique (2), ce jugement n’est tout d’abord qu’un jugement de perception
où je me contente de rapporter l’une à l’autre deux sensations telles que mes
sens me les procurent. Pour que je puisse en faire un jugement d’expérience,
j’exige que cette connexion (3) soit soumise à une condition qui la rende
universellement valable. Il faut donc que la même perception dans les mêmes
circonstances m’impose à moi en tout temps ainsi qu’à quiconque d’établir une
connexion nécessaire.
Kant,
Prolégomènes à toute métaphysique future,
1783
(1)
l’absinthe : plante amère.
(2)
élastique : qui ne résiste pas à la compression.
(3)
connexion : mise en rapport.
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux
questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre
rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que
le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.
QUESTIONS :
1°
Dégagez la thèse du texte et montrez comment elle est établie.
2°
a)
À partir des trois premiers exemples donnés par l’auteur, expliquez :
« ce sont là des jugements dont la valeur est simplement
subjective. »
b)
Quelle différence l’auteur établit-il entre « jugement de
perception » et « jugement d’expérience ».
c)
Expliquez : « Il faut [...] que la même perception dans les mêmes
circonstances m’imposent à moi en tout temps ainsi qu’à quiconque d’établir une
connexion nécessaire. »
3°
Peut-on établir une connaissance objective à partir de l’expérience ?
[Ce
texte est extrait des Prolégomènes à
toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, publiés en
1783. Il se trouve au § XIX dans la deuxième partie : Comment la physique
pure est-elle possible ?]
Corrigé.
Qu’est-ce qui nous garantit,
lorsque nous percevons, que nous sommes objectifs et non simplement subjectifs ?
L’expérience, qui est d’abord toujours d’abord nôtre, nous permet-elle
d’arriver à l’objectivité ?
Tel est le problème dont traite cet
extrait des Prolégomènes à toute
métaphysique future de Kant paru en 1783.
Le philosophe veut montrer que c’est
l’expérience et non la perception qui permet d’atteindre l’objectivité. Or,
dans la mesure où une expérience est toujours particulière, comment
pourrait-elle établir une connaissance objective ?
1°
Kant veut donc montrer que le jugement d’expérience,
c’est-à-dire le jugement objectif, doit être universellement valable exigeant
pour cela une connexion nécessaire entre sensations.
Il commence par énoncer trois exemples de jugements
qui ne sont valables que subjectivement. Il explique ce que veut dire un
jugement subjectif : c’est un jugement pour lequel le sujet ne prétend ni
qu’il jugera toujours ainsi, ni que les autres doivent juger comme lui. Il
précise que les jugements subjectifs lient deux sensations au sujet,
c’est-à-dire le moi, dans la mesure où il est pris individuellement – qu’il
soit celui de Kant ou celui de n’importe quel autre sujet, c’est-à-dire un être
capable de se penser. Et cette liaison de deux sensations n’est valable qu’au
moment où elle a lieu pour le sujet qui l’éprouve. C’est pour cela qu’il n’est
pas possible d’attribuer le jugement à l’objet, soit à ce qui est et apparaît extérieur
au sujet. Kant indique alors que c’est ce qu’il définit par l’expression de « « jugement de perception » ».
Dans une deuxième partie, il distingue le jugement d’expérience
du jugement de perception. Comme son nom l’indique, il se réfère à
l’expérience. Kant en définit les caractéristiques. L’expérience apprend au
sujet quelque chose qui n’est pas momentané et qui ne se limite pas à lui. Kant
en déduit que les jugements d’expérience sont énoncés comme objectivement
valables. Il l’illustre avec l’exemple du jugement : « l’air est
élastique ». Il s’agit d’un exemple emprunté à la physique. C’est d’abord
un jugement de perception qui rapporte deux sensations, à savoir celle de l’air
et celle de l’élasticité. Pour que ce jugement de perception devienne un
jugement d’expérience, il faut selon Kant une condition supplémentaire, à
savoir que le rapport entre les deux sensations soit lié à une condition qui le
rend valable pour tous et non seulement pour moi, ce que signifie
« universellement valable ». Kant en déduit que la perception de l’air
et de son élasticité ainsi que toute autre perception qui devient expérience
s’impose au sujet à tous les moments et en même temps à tous les autres sujets
de façon qu’il y ait une connexion nécessaire entre les sensations. Autrement
dit, il faut que cette connexion ne puisse pas être autre qu’elle ne l’est.
2°
a)
Lorsqu’il
écrit « ce sont là des jugements
dont la valeur est simplement subjective », il s’appuie sur trois
exemples, à savoir : « La pièce
est chaude, le sucre est doux, l’absinthe est désagréable ». Il faut
comprendre que la sensation de chaleur associée à la pièce pourrait ne pas
l’être soit à un autre moment pour le sujet, soit pour un autre sujet au même
moment ou non. De même, le sucre pourrait ne pas paraître doux à un autre
moment ou pour un autre sujet, de même pour la liaison entre la sensation de
désagréable et l’absinthe. On peut dire que la liaison entre les sensations
pourrait être autre qu’elle n’est : on dira qu’elle est contingente et non
nécessaire. La liaison entre les sensations que le sujet perçoit n’est valable
que pour lui et non pour tous les autres. Mais elle est bien valable pour lui.
b)
Selon Kant, le jugement de perception est valable pour
le seul sujet et au moment où il perçoit. On peut dire qu’il lie de façon
contingente deux sensations. Aussi ne peut-on l’attribuer qu’au sujet. C’est
pour cela qu’il est subjectif.
Le jugement d’expérience quant à lui est valable pour
tous les sujets et exige donc une connexion nécessaire entre les sensations.
Aussi conduit-il à attribuer les sensations non pas au sujet mais à l’objet.
C’est pour cela qu’il est objectif.
c)
Lorsque
Kant écrit qu’ « Il faut [...] que la même perception dans les mêmes
circonstances m’imposent à moi en tout temps ainsi qu’à quiconque d’établir une
connexion nécessaire. », il veut indiquer par-là ce qui fait le
passage du jugement de perception au jugement d’expérience. La perception
devient expérience lorsque dans certaines circonstances, à chaque fois, je dois
établir une connexion nécessaire entre deux éléments, à savoir les sensations
qui constituent la perception. Dès lors, la perception donne lieu à un jugement
d’expérience et non seulement à un jugement de perception.
3°
L’expérience paraît dépendre de la
perception. Elle est toujours mon
expérience. C’est la raison pour laquelle elle paraît seulement subjective.
Pourtant, on distingue, même dans
la vie courante, l’expérience de la simple perception subjective. On se fonde
en effet sur l’expérience pour fonder son discours et surtout son objectivité.
On peut donc se demander s’il est
possible et comment d’établir une connaissance objective à partir de
l’expérience.
Si on part du principe que c’est la
simple répétition de la perception qui permettrait d’atteindre l’objectivité, il
n’est pas possible qu’elle conduise à un jugement objectif. En effet, que je
rentre plusieurs fois dans la même pièce et que j’ai chaud, voire que nous
soyons plusieurs à percevoir la chaleur, ne prouve pas que tous le feraient
toujours. Car, comme Leibniz l’a montré dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, une perception n’est
jamais universelle et nécessaire. Elle est tout au plus général. La raison en
est qu’on n’a jamais fait toutes les expériences possibles même pour une seule
question. D’où les erreurs. Par exemple affirmer qu’en l’espace de 24 heures le
jour succède à la nuit n’est pas vrai à Nova Zembla. De même, on ne peut faire
l’expérience du lever du Soleil dans le futur.
Est-ce à dire qu’on ne peut
distinguer l’objectif du subjectif ? Comment nier que le feu brûle ou que
l’eau peut nous suffoquer ?
Il est vrai qu’on pourrait appeler
objectif ce qui s’est montré toujours identique jusque-là à l’instar de Hume
dans l’Enquête sur l’entendement humain.
En effet, c’est l’expérience et elle seule qui permet la connaissance en ce qui
concerne les faits extérieurs. Sans elle, nous ne pouvons par le simple
raisonnement savoir quel effet produira un objet qu’on perçoit. On peut dire avec
Hume qu’Adam n’aurait pu savoir en voyant l’eau qu’elle pouvait le suffoquer. Est
alors subjectif ce que l’expérience ne présente pas toujours de la même façon
comme le montre les exemples de Kant, notamment celui sur le caractère
désagréable de l’absinthe. Ce qui est objectif, c’est ce qui se montre toujours
de la même façon comme l’élasticité de l’air pour reprendre l’exemple de Kant.
Reste que la répétition des mêmes
expériences ne nous garantit pas du tout de l’objectivité. Les hommes ne sentent-ils
pas tous la Terre immobile ? Ne peuvent-ils pas tous se tromper ?
Il reste qu’en rattachant l’expérience
à une hypothèse formulée sous la forme de l’universel et du nécessaire, on peut
avoir là une condition de l’objectivité. En effet, seul l’esprit peut établir
une connexion nécessaire comme on le voit dans les mathématiques. Aussi, lorsqu’on
interroge l’expérience avec une hypothèse, on peut la formuler sous la forme d’une
proposition universelle et nécessaire. Ainsi, on a bien un vrai jugement d’expérience
lorsqu’en réponse à la question qu’on pose à la nature comme le soutient
Bergson dans La pensée et le mouvant,
on fait une expérience qui répond positivement ou négativement à la question. Par
exemple, voulant savoir s’il y a bien une pression atmosphérique comme il le
supposait, Torricelli (1608-1647) a mis du mercure dans un tube à essai d’un mètre,
l’a bouché, l’a renversé dans un récipient plein de mercure et l’a ouvert en
prévoyant qu’il ne descende pas totalement, son poids devant être contrebalancé
par la pression atmosphérique. L’expérience réussit et servit à fabriquer
ensuite les baromètres qui portent son nom.
Disons donc que Kant a montré dans
cet extrait des Prolégomènes à toute
métaphysique future paru en 1783, que le jugement d’expérience pouvait se
penser à la condition qu’il puisse s’imposer sur la base d’une connexion
nécessaire. Il se distingue ainsi du jugement de perception qui n’est que
subjectif. Nous avons vu alors que l’expérience peut servir à établir une
connaissance objective non pas directement ou par sa répétition mais en étant
la réponse à une question posée à la nature.
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