Maintenant, je dis que l’esprit et
l’âme se tiennent étroitement unis, et ne forment ensemble qu’une seule
substance ; mais ce qui est la tête et ce qui domine pour ainsi dire dans tout
le corps, c’est ce conseil que nous appelons l’esprit et la pensée. Et celui-ci
a son siège fixé au milieu de la poitrine. C’est là en effet que tressautent
l’effroi et la peur ; c’est cette région que la joie fait palpiter
doucement : c’est donc là que résident l’esprit et la pensée. L’autre
partie de l’ensemble, l’âme, disséminée par tout le corps, obéit et se meut à
la volonté et sous l’impulsion de l’esprit. L’esprit est capable à lui seul de
raisonner par lui-même et pour lui-même, et de se réjouir pour lui-même, alors
qu’aucune impression ne vient affecter l’âme et le corps au même moment. Et de
même que la tête, ou l’œil, sous l’attaque de la douleur, peut souffrir en
nous, sans que nous ayons mal également à être animé par la joie, tandis que le
reste de l’âme, épars dans le corps et les membres, n’est ému d’aucune impression
nouvelle. Mais lorsqu’une crainte plus violente vient bouleverser l’esprit,
nous voyons l’âme entière s’émouvoir de concert dans nos membres, et sous l’effet
de cette sensation les suées et la pâleur se répandre sur tout le corps, la
langue bégayer, la voix s’éteindre, la vue s’obscurcir, les oreilles tinter,
les membres défaillir, enfin à cette terreur de l’esprit nous voyons souvent
des hommes succomber, à quoi chacun pourra facilement reconnaître que l’âme est
en étroite union avec l’esprit, et qu’une fois violemment heurtée par l’esprit,
elle frappe à son tour le corps et le met en branle.
Ce même raisonnement nous enseigne
que la substance de l’esprit et de l’âme est matérielle. Car si nous la voyons
porter nos membres en avant, arracher notre corps au sommeil, nous faire
changer de visage, diriger et gouverner le corps humain tout entier comme
aucune de ces actions ne peut évidemment se produire sans contact, ni le
contact sans matière, ne devons-nous pas reconnaître la nature matérielle de l’esprit
et de l’âme ?
De plus, est également vrai que
l’esprit pâtit avec le corps, qu’il partage les sensations du corps, comme il
t’est facile de le voir. Si, sans détruire tout à fait la vie, la pointe
barbelée d’un trait pénètre en nous et déchire les os et les nerfs, il en
résulte néanmoins une défaillance, un affaissement à terre-plein de douceur,
puis une, fois à terre une confusion qui naît dans l’esprit, et, par moments,
une velléité imprécise de nous relever. Donc, c’est de matière qu’il faut que soit
formée la substance de l’esprit, puisque des traits et des coups matériels sont
capables de la faire souffrir.
Lucrèce, De la Nature, 1er siècle av. J.-C.
Il y en a certains qui font une
distinction entre qualités premières et
qualités secondes : par
celles-là ils entendent l’étendue, la figure, le mouvement, le repos, la
solidité ou impénétrabilité et le nombre ; par celles-ci, ils dénotent
toutes les autres qualités sensibles, comme les couleurs, les sons, les
saveurs, etc. Ils reconnaissent que les idées que nous avons de ces dernières
ne sont pas des ressemblances de quelque chose existant hors de l’esprit ou de
non perçu ; mais ils soutiennent que nos idées des qualités premières sont
les types ou images de choses qui existent hors de l’esprit, dans une substance
non pensante qu’ils appellent matière.
Par matière, nous devons donc entendre une substance inerte, dépourvue de sens
dans laquelle l’étendue, la figure et le mouvement subsistent effectivement.
Mais il est évident, d’après ce que nous avons déjà montré, que l’étendue, la
figure et le mouvement sont seulement des idées existant dans l’esprit, qu’une
idée ne peut ressembler à rien qu’à une autre idée et que, par conséquent, ni
ces idées ni leurs archétypes ne peuvent exister dans une substance non
percevante. D’où il ressort clairement que la notion même de ce qu’on
appelle matière ou substance corporelle implique
contradiction. (…)
Je ne conteste l’existence d’aucune
chose que nous puissions saisir soit par le sens soit par la réflexion. Que les
choses que je vois de mes yeux et que je touche de mes mains existent, existent
réellement, je ne le mets pas du tout en question. La seule chose dont nous
nions l’existence, est celle que les philosophes appellent matière ou substance
corporelle. Et, en faisant cela, on ne cause aucun tort au reste du genre
humain, à qui, j’ose le dire, elle ne manquera jamais. L’athée certes, n’aura
plus le prétexte d’un nom vide pour soutenir son impiété ; et les
philosophes trouveront peut-être qu’ils ont perdu un beau sujet d’arguties et
de controverses.
Berkeley, Principes de la connaissance humaine, 1710.
§ 8. Premières et secondes qualités dans les corps. J’appelle idée tout ce que l’esprit perçoit en
lui-même ou est l’objet immédiat de la perception, de la pensée ou de
l’entendement : et j’appelle qualité
du sujet, la puissance ou faculté qu’il a de produire une certaine idée dans
l’esprit. Ainsi j’appelle idées, la
blancheur, la froideur, la rondeur, en tant qu’elles sont des perceptions ou
des sensations qui sont dans l’âme : et en tant qu’elles sont dans une
boule de neige, qui peut produire ces qualités en nous, je les appelle qualités. Que si je parle quelquefois de
ces idées comme si elles étaient dans les choses mêmes, on doit supposer que
j’entends par là les qualités qui se rencontrent dans les objets qui
produisent ces idées en nous.
§
9. Cela posé, on doit distinguer dans les corps deux sortes de qualités. Premièrement,
celles qui sont entièrement inséparables des corps, en quelque état qu’il soit,
de sorte qu’il les conserve toujours, quelques altérations et quelque
changement que le corps vienne à souffrir. Ces qualités, dis-je, sont de telle
nature que nos sens les trouvent toujours dans chaque partie de matière qui est
assez grosse pour être aperçue ; et l’esprit les regarde comme
inséparables de chaque partie de la matière, lors même qu’elle est trop petite
pour que nos sens puissent l’apercevoir. Prenez, par exemple, un grain de blé,
et le divisez en deux parties : chaque partie a toujours de l’étendue, de la solidité, une certaine figure,
et de la mobilité. Divisez-le encore,
il retiendra toujours les mêmes qualités ; et si enfin vous le divisez
jusqu’à ce que ces parties deviennent insensibles, toutes ces qualités
resteront toujours dans chacune des parties. (...) Ces qualités du corps qui
n’en peuvent être séparées, je les nomme qualités
originales et premières qui sont la solidité, l’étendue, la figure, le
nombre, le mouvement, ou le repos, et qui produisent en nous des idées simples,
comme chacun peut, à mon avis, s’en assurer par soi-même.
§ 10. Il y a, en second lieu, des
qualités qui dans les corps ne sont effectivement autre chose que la puissance
de produire diverses sensations en nous par le moyen de leurs premières qualités, c’est-à-dire, par la
grosseur, figure, contexture et mouvement de leurs parties insensibles, comme
sont les couleurs, les sons, les goûts, etc. Je donne à ces qualités le nom de
secondes qualités ; auxquelles
on peut ajouter une troisième espèce, que tout le monde s’accorde à ne
regarder que comme une puissance que les corps ont de produire tels et tels
effets, quoique ce soient des qualités aussi réelles dans le sujet que celles
que j’appelle qualités, mais que je
nomme secondes qualités pour les distinguer de celles qui sont réellement dans
les corps, et qui n’en peuvent être séparées. Car par exemple la puissance qui
est dans le feu, de produire par le moyen de ses premières qualités une nouvelle couleur ou une nouvelle consistance
dans la cire ou dans la boue, est autant une qualité dans le feu, que la
puissance qu’il a de produire en moi, par les mêmes qualités, c’est-à-dire, par la grosseur, la contexture, et le mouvement
de ses parties insensibles, une nouvelle idée ou sensation de chaleur ou de brûlure
que je ne sentais pas auparavant.
Locke, Essai sur l’entendement humain, (1689)
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