dimanche 11 mars 2018

La matière et l'esprit : matérialisme, idéalisme, dualisme (textes)

Maintenant, je dis que l’esprit et l’âme se tiennent étroitement unis, et ne forment ensemble qu’une seule substance ; mais ce qui est la tête et ce qui domine pour ainsi dire dans tout le corps, c’est ce conseil que nous appelons l’esprit et la pensée. Et celui-ci a son siège fixé au milieu de la poitrine. C’est là en effet que tressautent l’effroi et la peur ; c’est cette région que la joie fait palpiter doucement : c’est donc là que résident l’esprit et la pensée. L’autre partie de l’ensemble, l’âme, disséminée par tout le corps, obéit et se meut à la volonté et sous l’impulsion de l’esprit. L’esprit est capable à lui seul de raisonner par lui-même et pour lui-même, et de se réjouir pour lui-même, alors qu’aucune impression ne vient affecter l’âme et le corps au même moment. Et de même que la tête, ou l’œil, sous l’attaque de la douleur, peut souffrir en nous, sans que nous ayons mal également à être animé par la joie, tandis que le reste de l’âme, épars dans le corps et les membres, n’est ému d’aucune impression nouvelle. Mais lorsqu’une crainte plus violente vient bouleverser l’esprit, nous voyons l’âme entière s’émouvoir de concert dans nos membres, et sous l’effet de cette sensation les suées et la pâleur se répandre sur tout le corps, la langue bégayer, la voix s’éteindre, la vue s’obscurcir, les oreilles tinter, les membres défaillir, enfin à cette terreur de l’esprit nous voyons souvent des hommes succomber, à quoi chacun pourra facilement reconnaître que l’âme est en étroite union avec l’esprit, et qu’une fois violemment heurtée par l’esprit, elle frappe à son tour le corps et le met en branle.
Ce même raisonnement nous enseigne que la substance de l’esprit et de l’âme est matérielle. Car si nous la voyons porter nos membres en avant, arracher notre corps au sommeil, nous faire changer de visage, diriger et gouverner le corps humain tout entier comme aucune de ces actions ne peut évidemment se produire sans contact, ni le contact sans matière, ne devons-nous pas reconnaître la nature matérielle de l’esprit et de l’âme ?
De plus, est également vrai que l’esprit pâtit avec le corps, qu’il partage les sensations du corps, comme il t’est facile de le voir. Si, sans détruire tout à fait la vie, la pointe barbelée d’un trait pénètre en nous et déchire les os et les nerfs, il en résulte néanmoins une défaillance, un affaissement à terre-plein de douceur, puis une, fois à terre une confusion qui naît dans l’esprit, et, par moments, une velléité imprécise de nous relever. Donc, c’est de matière qu’il faut que soit formée la substance de l’esprit, puisque des traits et des coups matériels sont capables de la faire souffrir.
LucrèceDe la Nature, 1er siècle av. J.-C.





Il y en a certains qui font une distinction entre qualités premières et qualités secondes : par celles-là ils entendent l’étendue, la figure, le mouvement, le repos, la solidité ou impénétrabilité et le nombre ; par celles-ci, ils dénotent toutes les autres qualités sensibles, comme les couleurs, les sons, les saveurs, etc. Ils reconnaissent que les idées que nous avons de ces dernières ne sont pas des ressemblances de quelque chose existant hors de l’esprit ou de non perçu ; mais ils soutiennent que nos idées des qualités premières sont les types ou images de choses qui existent hors de l’esprit, dans une substance non pensante qu’ils appellent matière. Par matière, nous devons donc entendre une substance inerte, dépourvue de sens dans laquelle l’étendue, la figure et le mouvement subsistent effectivement. Mais il est évident, d’après ce que nous avons déjà montré, que l’étendue, la figure et le mouvement sont seulement des idées existant dans l’esprit, qu’une idée ne peut ressembler à rien qu’à une autre idée et que, par conséquent, ni ces idées ni leurs archétypes ne peuvent exister dans une substance non percevante. D’où il ressort clairement que la notion même de ce qu’on appelle matière ou substance corporelle implique contradiction. (…)
Je ne conteste l’existence d’aucune chose que nous puissions saisir soit par le sens soit par la réflexion. Que les choses que je vois de mes yeux et que je touche de mes mains existent, existent réellement, je ne le mets pas du tout en question. La seule chose dont nous nions l’existence, est celle que les philosophes appellent matière ou substance corporelle. Et, en faisant cela, on ne cause aucun tort au reste du genre humain, à qui, j’ose le dire, elle ne manquera jamais. L’athée certes, n’aura plus le prétexte d’un nom vide pour soutenir son impiété ; et les philosophes trouveront peut-être qu’ils ont perdu un beau sujet d’arguties et de controverses.
Berkeley, Principes de la connaissance humaine, 1710.


§ 8. Premières et secondes qualités dans les corps. J’appelle idée tout ce que l’esprit perçoit en lui-même ou est l’objet immédiat de la perception, de la pensée ou de l’entendement : et j’appelle qualité du sujet, la puissance ou faculté qu’il a de produire une certaine idée dans l’esprit. Ainsi j’appelle idées, la blancheur, la froideur, la rondeur, en tant qu’elles sont des perceptions ou des sensations qui sont dans l’âme : et en tant qu’elles sont dans une boule de neige, qui peut produire ces qualités en nous, je les appelle qualités. Que si je parle quelquefois de ces idées comme si elles étaient dans les choses mêmes, on doit supposer que j’entends par là les qualités qui se rencontrent dans les objets qui produisent ces idées en nous.
§ 9. Cela posé, on doit distinguer dans les corps deux sortes de qualités. Premièrement, celles qui sont entièrement inséparables des corps, en quelque état qu’il soit, de sorte qu’il les conserve toujours, quelques altérations et quelque changement que le corps vienne à souffrir. Ces qualités, dis-je, sont de telle nature que nos sens les trouvent toujours dans chaque partie de matière qui est assez grosse pour être aperçue ; et l’esprit les regarde comme inséparables de chaque partie de la matière, lors même qu’elle est trop petite pour que nos sens puissent l’apercevoir. Prenez, par exemple, un grain de blé, et le divisez en deux parties : chaque partie a toujours de l’étendue, de la solidité, une certaine figure, et de la mobilité. Divisez-le encore, il retiendra toujours les mêmes qualités ; et si enfin vous le divisez jusqu’à ce que ces parties deviennent insensibles, toutes ces qualités resteront toujours dans chacune des parties. (...) Ces qualités du corps qui n’en peuvent être séparées, je les nomme qualités originales et premières qui sont la solidité, l’étendue, la figure, le nombre, le mouvement, ou le repos, et qui produisent en nous des idées simples, comme chacun peut, à mon avis, s’en assurer par soi-même.
§ 10. Il y a, en second lieu, des qualités qui dans les corps ne sont effectivement autre chose que la puissance de produire diverses sensations en nous par le moyen de leurs premières qualités, c’est-à-dire, par la grosseur, figure, contexture et mouvement de leurs parties insensibles, comme sont les couleurs, les sons, les goûts, etc. Je donne à ces qualités le nom de secondes qualités ; auxquelles on peut ajouter une troisième espèce, que tout le monde s’accorde à ne regarder que comme une puissance que les corps ont de produire tels et tels effets, quoique ce soient des qualités aussi réelles dans le sujet que celles que j’appelle qualités, mais que je nomme secondes qualités pour les distinguer de celles qui sont réellement dans les corps, et qui n’en peuvent être séparées. Car par exemple la puissance qui est dans le feu, de produire par le moyen de ses premières qualités une nouvelle couleur ou une nouvelle consistance dans la cire ou dans la boue, est autant une qualité dans le feu, que la puissance qu’il a de produire en moi, par les mêmes qualités, c’est-à-dire, par la grosseur, la contexture, et le mouvement de ses parties insensibles, une nouvelle idée ou sensation de chaleur ou de brûlure que je ne sentais pas auparavant.
Locke, Essai sur l’entendement humain, (1689)


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