Le travail, la technique et la philosophie.
(Le travail – la technique ; les échanges ; la société, l’État)
Longtemps dans la culture occidentale le travail a été une activité méprisée. Hésiode (VIII° siècle av. J.-C.) dans la Théogonieet Les Travaux et les Jours en fait le résultat des fautes commises par Prométhée à l’égard des dieux. Depuis, les hommes sont condamnés à travailler pour subvenir à leurs besoins. On peut penser avec Hannah Arendt que la Bible, sans impliquer un mépris du travail puisque Dieu donne à cultiver le jardin d’Eden à l’homme (Adam en hébreu), a pu être lue à travers cet antique mépris. En effet, après le péché, l’homme est condamné à souffrir en travaillant. La femme est plus particulièrement condamnée à accoucher dans la douleur. Ne dit-on pas de la parturiente qu’elle est en travail ? Quant à la technique, le dieu de la “mythologie” qui la représente, Héphaïstos ou Vulcain, est laid, boiteux et son épouse, Aphrodite ou Vénus, lui préfère les bras du dieu de la guerre, Arès ou Mars.
Aussi n’est-il pas étonnant que les philosophes aient été peu prolixes sur ces sujets, surtout sur la question du travail. C’est seulement à partir du XVII° siècle que le travail acquiert une certaine importance. Et encore uniquement en ce qui concerne le fondement du droit de propriété comme on peut le voir dans le cinquième chapitre du Second traité du gouvernement civil de Locke (1690). Le premier “philosophe” a en avoir fait un thème important est celui qu’on considère comme le «père de l’économie », à savoir Adam Smith (1723-1790). Que le philosophe ait à analyser le travail, son rôle dans l’existence humaine n’est pas évident.
Pour la technique, si Platon ou Aristote tente de la penser, en aucun cas, ils ne la considèrent comme ayant une importance décisive. La preuve en est que les artisans ou techniciens sont dans leur philosophie politique dans une situation nécessairement inférieure. Tous deux leur refusent le droit d’être citoyens.
Pourtant, depuis l’expansion militaire et économique des grandes puissances européennes, depuis que l’économie de marché s’est répandue sur presque toute la surface de la Terre, l’importance du travail et le progrès technique semblent aller de soi pour tous. À tel point que l’idéal antique, qui était resté celui du moyen âge, voire de la Renaissance comme Max Weber(1864-1920) l’a montré dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, à savoir posséder suffisamment pour ne pas travailler, est devenu incompréhensible. Ne pas travailler passe pour un malheur ou pour une faute. Le loisir a mauvaise presse. On le confond avec le repos ou peut-être pire, avec le divertissement. Quant à l’innovation technique, surtout militaire ou amusante dans l’antiquité (le seul objet technique qui fonctionne à la vapeur inventé dans l’Antiquité, l’éolipile, est un jouet si on en croit l’ouvrage de Bruno Jacomy, Une histoire des techniques), elle passe de nos jours pour une fin en soi.
On peut donc se demander pourquoi le travail et la technique sont devenus si importants, et donc pourquoi la pensée philosophique les a accueillis comme objet de réflexion. Est-ce parce que leur importance a été longtemps méconnue et alors pourquoi ? N’est-ce pas au contraire parce que ce n’est que très récemment qu’ils ont envahi l’existence humaine ?
On commencera par l’analyse abstraite du travail en se demandant s’il est l’essence de l’homme comme Marx l’a prétendu. On essayera alors de déterminer le rôle qu’y joue la technique. Puis, on analysera le rôle du travail dans la vie sociale. En est-il la condition de possibilité ou bien au contraire est-ce le lien social qui rend possible le travail ? Puis, on cherchera à savoir si le travail a un rôle essentiel dans l’existence humaine ? Enfin, on s’interrogera sur la valeur du progrès technique.
II. Qu’est-ce que le travail en général ? travail et technique.
On peut prendre pour guide l’analyse à laquelle procède Marx parce qu’elle vise à définir l’essence de l’homme par le travail. C’est que selon Marx et son ami Friedrich Engels (1820-1895) :
« On peut distinguer les hommes des animaux par la conscience, par la religion ou par tout ce que l’on voudra. Eux-mêmes commencent à se distinguer des animaux dès qu’ils se mettent à produire leurs moyens d’existence : ils font là un pas qui leur est dicté par leur organisation physique. En produisant leurs moyens d’existence les hommes produisent indirectement leur vie matérielle elle-même. » Mars/Engels, L’idéologie allemande[1845, texte non publié par les auteurs].
Autrement dit, les philosophes ont défini de différentes manières l’homme dans sa différence avec les autres êtres vivants sans prendre en compte la façon réelle dont les hommes se distinguent des animaux. Si donc le travail n’est pas apparu comme important, la raison en est que tous les philosophes se sont jusque-là trompés.
Or, en tant qu’acte qui se passe entre l’homme et la nature, le travail vise, chez l’homme comme chez les animaux, à assurer la conservation de la vie. Ne peut-on pas objecter que les animaux aussi produisent indirectement leur vie matérielle ? Qu’en est-il donc du travail chez l’homme ?
À la différence de l’animal selon Marx, l’homme se représente l’objet qu’il va fabriquer : il ne travaille pas instinctivement, c’est-à-dire de façon irréfléchie, innée et automatique.
« Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille confond par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d’action, et auquel il doit subordonner sa volonté. » Marx, Le Capital, livre I [1867, seul livre publié du vivant de l’auteur. La traduction française de Joseph Roy a été faite en collaboration avec Marx], chapitre VII.
Lorsque donc Marx définit la spécificité humaine du travail, le critère est celui de la présence de la conscience. Autrement dit, s’ils n’avaient pas de conscience, les hommes produiraient leurs moyens d’existence comme les autres êtres vivants.
Marx revient donc en apparence à la conception des philosophes tout en prétendant le contraire. Se sont-ils donc trompés ou bien faut-il comprendre autrement le rôle de la conscience comme ce qui distingue les hommes des animaux et par conséquent ce qui se retrouve dans toutes ses activités ?
Pour trouver dans le travail une spécificité humaine, il faut la chercher dans les moyens qui permettent aux hommes de travailler, bref, dans la technique.
« L’emploi et la création de moyens de travail, quoiqu’ils se trouvent en germe chez quelques espèces animales, caractérisent éminemment le travail humain. Aussi Franklin donne-t-il cette définition de l’homme : l’homme est un animal fabricateur d’outils, a toolmaking animal. » Marx, Le Capital, livre I, chapitre VII.
[Benjamin Franklin (1706-1790) est un personnage charismatique de la révolution américaine, il popularisa la formule « le temps, c’est de l’argent » dont il est peut-être l’auteur (cf. Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme). Il est amusant de remarquer que ce représentant du capitalisme américain se rencontre avec le fondateur de la 1èreInternationale ouvrière.]
Comment comprendre ce rôle de la technique ?
Est technique au sens large toute activité où sont pensés la fin et les moyens qui permettent de la réaliser. Sinon, la technique ne se distinguerait en rien d’une production instinctive. En ce sens large, tout ce qui sert est technique. On peut parler de technique pour les mathématiques en tant qu’elles servent en physique.
Toutefois, un certain savoir-faire qui s’acquiert par l’exercice est indispensable. En effet, on peut savoir comment fabriquer une chaussure sans savoir faire une chaussure comme Kant, dans le § 43 de la Critique de la faculté de juger en donne l’exemple. C’est la raison pour laquelle au sens précis n’est pas technique ce qui ne donne pas lieu à la production d’un objet. En ce sens, il est clair qu’il n’y a rien de technique dans les mathématiques qui sont purement théoriques.
À l’inverse de l’homme, les abeilles savent fabriquer leur ruche sans savoir ce qu’elles font et qu’elles le font. Aussi, l’outil est-il la marque de la technique puisque sa fabrication est celle d’un moyen pour faire autre chose. Fabriquer un outil suppose qu’on le prenne pour fin et qu’on utilise des moyens. Ceux-ci peuvent être également des outils. Ne tombe-t-on pas là dans une régression infinie ? Nullement puisque les outils existent de même que les objets fabriqués. Aussi, le corps de l’homme est-il pour lui un outil naturel. D’abord ses mains dont il use en priorité, mais également les autres parties de son corps.
Il est vrai que certains animaux semblent capables d’activité technique. D’une part, ceux qui usent d’objets techniques, d’autre part ceux qui fabriquent incontestablement des outils.
Nombreux sont les animaux qui usent d’outils. On peut prendre l’exemple des renards qui déjouent plus ou moins bien les pièges. Comme ceux-ci sont des objets fabriqués, on ne peut invoquer l’instinct pour expliquer le rapport à des objets, qui, par définition, ne sont pas naturels. Bref, il y a une certaine intelligence chez les autres êtres vivants dont la technique est la marque comme le soutenait avec raison Bergson dans le chapitre 2 de l’Évolution créatrice (1907).
Concernant la fabrication d’outils, on peut prendre l’exemple de la baguette que confectionnent certains chimpanzés et qui leur sert à capturer des termites ou des fourmis (Cf. Jacques Ruffié (1921-2004), De la biologie à la culture, 1976 ; Jean-Luc Renck, Véronique Servais, L’éthologie – Histoire naturelle du comportement, Seuil, Points, janvier 2002, p.241). Que l’activité ne soit pas instinctive se prouve en ce que tous les chimpanzés ne fabriquent pas cet outil et qu’on peut observer les phases de leur apprentissage.
Il n’en reste pas moins vrai que seuls les hommes utilisent systématiquement des outils et fabriquent des outils à faire d’autres outils et ainsi de suite. C’est donc la permanence de la fabrication et de l’utilisation de l’outillage qui est spécifiquement humain. Or, ne peut-on pas considérer alors que l’homme est essentiellement un homo faber selon la thèse de Bergson, et non un homo laborans comme le veut Marx ?
Si Marx soutient que c’est bien le travail qui est fondamental, c’est parce qu’il est à la fois la condition de l’activité technique et que celle-ci n’en est qu’un moment :
« Voici les éléments simples dans lesquels le procès [= processus] de travail se décompose : 1° activité personnelle de l’homme, ou travail proprement dit ; 2° objet sur lequel le travail agit ; 3° moyen par lequel il agit. » ibid.
Le troisième moment ne serait pas possible sans les deux autres, de sorte que la technique n’est qu’un moment du travail. Elle présuppose ce que Marx appelle le travail proprement dit, à savoir les gestes concrets qui font l’outil ou son usage et sans lesquels il n’est rien.
Il reste qu’il est possible de distinguer et de séparer le travail de l’activité technique comme Hannah Arendt l’a proposé dans Condition de l’homme moderne (le titre américain plus sobre, et surtout plus général, est : The human condition, 1958). Le travail en tant qu’il est lié à la vie implique la consommation non seulement de la force du sujet qui peine mais également de l’objet. Les produits du travail sont des produits de consommation.
À l’inverse, les objets techniques, y compris les outils, sont des objets d’usage. Ils sont susceptibles de durer tout en nécessitant un usage et un entretien qui les usent. Leur objectivité diffère de l’évanescence des produits du travail qui, consommés, exigent une reproduction qui n’a pas de fin. En fait, si la finalité a une réalité, c’est dans la technique et nullement dans le travail.
Aussi faut-il ne pas réduire la technique à un simple moment du travail comme le fait Marx, même s’il n’y a pas de technique sans travail et inversement. L’absence de conscience rendrait également impossible le travail humain tout comme la technique. Dès lors, ramener toute l’activité humaine au travail, n’est-ce pas finalement prendre un trait de notre culture pour une donnée universelle de la nature humaine ?
L’analyse abstraite du travail, c’est-à-dire l’analyse effectuée indépendamment des formes variables qu’il prend dans les différentes sociétés au cours du temps, ne suffit donc pas pour le considérer comme fondamental pour penser l’homme.
On comprend donc aisément que les philosophes se soient fort peu occupés d’une activité qui, visant la simple vie, si ce n’est la survie, ne semblait guère distinguer l’homme des autres êtres vivants. Marx finalement échoue à penser l’essence de l’homme par le travail ou une essence humaine du travail. Sur ce point, il faut donc conclure que par le travail nous ne nous distinguons en aucune façon des autres êtres. Au mieux, la permanence et l’importance de la technique fait de nous des vivants assez singuliers sans qu’elle puisse suffire à penser l’homme.
L’importance du travail et de la technique se manifesteront peut-être s’ils sont analysés dans leur dimension sociale, ce que nous allons faire maintenant.
II. Division du travail, division des tâches. Société et État.
L’importance de la division des tâches ou division du travail au sens large, a été reconnue depuis longtemps en philosophie. Elle implique une pluralité de techniques. Pour qu’il y ait société, c’est même une condition nécessaire, voire suffisante. Ainsi, partant du principe que l’homme ne peut subvenir seul à ses besoins, Platon faisait de la division du travail le fondement de la société, au sens d’une origine intemporelle.
« … il y a, selon moi [c’est Socrate, son porte-parole, que Platon fait parler], naissance de société du fait que chacun de nous, loin de se suffire à lui-même, a au contraire besoin d’un grand nombre de gens. Penses-tu qu’il y ait quelque autre principe de la fondation d’un groupe social ? – Pas d’autre, fit-il. – S’il en est donc ainsi, un homme s’adjoignant un autre en raison du besoin qu’il a d’une chose, un second en raison du besoin d’une autre ; une telle multiplicité de besoins amenant à s’assembler sur un même lieu d’habitation une telle multiplicité d’hommes qui vivent en communauté et entraide, c’est pour cette façon d’habiter ensemble que nous avons institué le nom de société politique ; n’est-ce pas vrai ? – Hé ! absolument. » Platon, La République, livre II, 369b-c.
On le voit, c’est en fonction de la multiplicité des besoins, que la division du travail peut jouer le rôle de moyen permettant de tous les satisfaire. Le travail est donc pour Platon une activité subordonnée. En aucun cas, il ne manifeste un trait essentiel de l’homme. Chaque travailleur se définira par son métier, c’est-à-dire par l’usage acquis d’une technique particulière dans laquelle il pourra exceller alors que seul, il ne pourrait subvenir à tous ses besoins, à savoir nourriture, logement, etc.
Si la division du travail permet de rendre compte d’une société où les besoins sont simples et aisés à satisfaire, dès qu’ils se multiplient, la société est menacée de discordes. C’est pourquoi, lorsqu’il analyse les conditions de la « belle cité », Platon, dans les livres II à IV de La République, introduit deux autres classes sociales nécessaires en plus de celle des producteurs : celle composée des hommes qui sont chargés de l’ordre à l’intérieur de la cité et qui doivent la défendre contre les agressions extérieures qu’ils nomment les auxiliaires et celle qui comprend les hommes chargés de la gouverner, qu’ils nomment les gardiens.
Par elle-même, la division du travail ne permet pas de rendre compte de la totalité de la vie en société. Au contraire, l’instance politique ou l’État, qui est chargée de s’occuper du bien commun, est seule à rendre possible une division du travail et des échanges pacifiques des biens produits. La surveillance policière et la guerre (confondues par Platon), le gouvernement ne sont pas des travaux. C’est la raison pour laquelle il considère que ceux qui en sont chargés doivent être dispensés de travailler. Si Platon use bien du terme de technique (grec : tekhnikos, relatif à un art, une technique, issu de τέχνη, tekhnè, art, habileté, savoir) pour qualifier l’activité de ses deux classes, il l’apparente à la science plutôt qu’à l’artisanat. La politique est la technique ou l’art qui rend possible l’ordre et la mesure dans les relations humaines en vue du bien : la connaissance lui est essentielle comme Platon le soutient dans le Gorgias ou dans Le politique.
Dans la même lignée, quoique de façon différente, au début du XIX° siècle, Hegel, dans les Principes de la philosophie du droit (1820), au § 258, distingue la sphère de la société civile où règne la division du travail des activités de l’État, fidèle en cela à la pensée de Platon. Le travail vise toujours l’intérêt particulier, l’activité de l’État vise l’intérêt universel.
Or, les analyses de Platon, en ce qu’elle vise à dégager les conditions d’une cité juste, peuvent paraître par trop éloignées de la réalité. C’est la raison pour laquelle, il faut maintenant suivre comment Aristote, dont la philosophie politique se veut plus proche de la réalité empirique, conçoit la division du travail.
Comme Platon, Aristote voit dans la division du travail la condition de certaines formes de communauté. D’abord dans la famille, qui lie un homme et une femme, un maître et un esclave, les parents et les enfants (Politique, I, chapitre 2). L’esclave est chargé, par son travail, d’assurer la subsistance du reste de la famille. En obéissant à son maître dont le rôle est de le diriger pour le bien de la famille, il lui permet en retour de se libérer des nécessités vitales, voire de la tâche de commander.
« … ceux qui ont les moyens d’éviter ces tracas [= donner des ordres aux esclaves] en laissent le soin à un intendant, tandis qu’eux-mêmes s’occupent de politique et de philosophie. » Aristote, Politique, livre I, chapitre 7.
La deuxième forme de communauté qu’Aristote distingue est ce qu’il nomme le village, constitué de plusieurs familles, et qui permet de satisfaire des besoins plus nombreux grâce à la spécialisation technique et à l’échange. Du même genre est l’ethnos, c’est-à-dire une organisation sociale qui réunit plusieurs villages, terme que l’on pourrait traduire par nation ou peuple (d’où étymologiquement « ethnie »). Par cette notion, Aristote, dans la Politique (livre I, chapitre 2 et livre II chapitre 2), décrit certaines sociétés du monde grec ainsi que la totalité des sociétés “barbares”, c’est-à-dire non grecques, qu’il distingue de la cité (polis).
Elle est, en effet, la troisième forme de communauté dont le but n’est pas de satisfaire aux exigences de la vie, mais de permettre de bien vivre, c’est-à-dire qu’elle a pour fin le bonheur. Aussi, la cité n’est-elle pas fondée sur le travail ou plutôt elle implique que l’on soit libéré le plus possible du travail qui vise à satisfaire les exigences vitales.
En outre, la relation entre les hommes libres n’est pas technique. Elle est pratique. La technique vise toujours à modifier un objet extérieur alors que la pratique implique un rapport de soi à soi. Être juste, être courageux, c’est toujours se transformer soi-même et non modifier une autre chose.
Composée d’hommes libres, la cité désigne leur association en laquelle le pouvoir est partagé. En définissant l’homme comme un « animal politique » dans la Politique (livre I, chapitre 2) on peut dire qu’Aristote entend clairement que le travail et la technique ne sont qu’activités secondaires : secondaires parce que nécessaires. Aussi, l’esclavage lui apparaît-il « naturel » en ce sens que certains hommes sont faits pour obéir et travailler pour que d’autres puissent justement réaliser l’essence politique de l’homme. La compétence technique n’a aucune valeur. Les activités bancaires, par exemple, étaient parfois confiées à des esclaves ou des affranchis dans l’antiquité, non pas par mépris de la richesse, mais parce que celle-ci apparaissait comme une condition pour vivre comme homme, c’est-à-dire comme citoyens [Et le célèbre Pasion qui vécut à la fin du V° et au IV° av. J.-C. fut un esclave banquier, affranchi, qui finit par obtenir la citoyenneté, fin d’une vie réussie comme le relate Simmel dans La philosophie de l’argent, 1900]. Aussi pour Aristote, tous les hommes ne sont-ils pas pleinement hommes.
De là peut se comprendre la condamnation de ce que Aristote appelle la chrématistique dans le chapitre 9 du livre I de sa Politique. Il entend par chrématistique la recherche du profit ou plutôt la recherche du gain pour lui-même. Outre le caractère absurde d’une telle recherche car, chercher à gagner toujours plus, c’est se condamner à ne jamais obtenir ce qu’on désire, elle asservit celui qui est pris par une telle recherche. Bref, ce n’est pas dans le travail en vue d’avoir toujours plus que l’homme peut se réaliser. Bien au contraire, il ne peut que se perdre.
Le thème est fréquent dans l’Antiquité. Par exemple, dans la Lettre à Ménécée, Épicure soutient que le désir de la richesse fait partie des désirs vains, c’est-à-dire des désirs dont l’objet est illimité et qui, parce qu’ils sont impossibles à satisfaire, conduisent au malheur. Le philosophe, parce qu’il veut être heureux, se contente du nécessaire, facile à obtenir. Sénèque, dans La vie heureuse, use d’une argumentation similaire. La richesse n’est bonne que pour l’usage public. Aussi dans les Lettres à Lucilius (lettre 95), considère-t-il qu’un repas qui a coûté un million de sesterces pour son entrée en fonction, n’est pas du luxe dans la mesure où et seulement parce qu’il remplit une fonction politique. Il peut alors condamner le désir de la richesse en tant que philosophe. Qu’il soit celui de l’esclave ou du capitaliste, pour user d’un terme anachronique, le travail asservit. Aussi, la cité est-elle la seule forme qui permet de s’en libérer. On comprend alors pourquoi les Anciens n’ont pas véritablement considéré le travail comme un thème philosophiquement déterminant.
Toutefois, cette conception d’une libération du travail est particulièrement ambiguë puisqu’elle repose sur l’asservissement de certains hommes. L’idée selon laquelle la nature aurait destiné certains hommes à l’esclavage contredit la définition de l’essence de l’homme comme animal politique qui, si elle est bien une essence, doit être universelle. La pensée d’Aristote sur ce point, ne peut pas ne pas apparaître comme l’expression d’un moment historiquement dépassé. Aussi, n’est-il pas possible de penser la division du travail comme le meilleur fondement de la société en tant qu’elle permettrait à chacun de subvenir à ses besoins sans chercher à dominer les autres ? Les philosophes ne sont-ils pas illusionnés par leur place sociale qui les coupe de la vie sociale véritable ?
Que la division du travail et les échanges commerciaux fondent la société, telle est la thèse de ce qu’il est convenu de nommer le libéralisme. Il apparaît en France au XVIII° siècle, dans une école politico-économique, la physiocratie, dont Turgot, ministre de Louis XVI, fut un membre comme Michel Foucault l’a montré dans son cours intitulé Naissance de la biopolitique. Elle a trouvé en Adam Smith son principal défenseur. La division du travail lie les hommes par leur intérêt.
« Ce n’est pas du bon vouloir du boucher, du boulanger ou du paysan que nous attendons notre repas de midi, mais de leur obéissance à leur intérêt personnel : nous ne faisons pas appel à leur amour du prochain mais à leur égoïsme, et ne leur parlons jamais de nos besoins, mais toujours de leur intérêt. » Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), livre I, chapitre 2.
Nul besoin donc de faire appel à la morale, à la religion ou au bien commun, pour que chacun soit utile aux autres dans ce qu’il fait, puisque de l’échange dépend pour lui la satisfaction de ses besoins. Mais surtout, la division du travail permet de produire plus. Non seulement lorsqu’elle a la forme d’une division des tâches, comme lorsque le boulanger échange son pain contre les outils du forgeron, mais surtout quand chaque tâche est elle-même divisée, ce qui est le propre de la production industrielle ou de la division du travail au sens précis. Adam Smith, dans sa Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, au livre I, chapitre 1, donne l’exemple fameux de la fabrication des aiguilles plus efficace lorsqu’elle est divisée dans une fabrique en dix-huit tâches plutôt que fabriquées par un seul artisan. On voit alors dans une telle conception en quoi le progrès technique devient important : il permet d’augmenter la production ou de produire des nouveautés susceptibles de trouver preneur sur le marché.
Toutefois, cette conception du lien social se heurte immédiatement à une objection tirée des faits, à savoir que l’intérêt peut pousser à prendre plutôt qu’échanger. C’est la raison pour laquelle aucune société ne semble pouvoir se passer d’instance de régulation, que la société dans son ensemble s’en charge comme dans les sociétés dites primitives ou qu’une instance de pouvoir séparé que l’on peut nommer l’État ait le monopole de la régulation. En outre, pour qu’il y ait division du travail, il faut déjà que la société existe comme Durkheim l’a fait remarquer avec raison dans son ouvrage De la division du travail (1893, Paris, P.U.F. Quadrige, p.259-262).
À cette objection, le libéralisme ou plutôt le néolibéralisme qui apparaît dans les années 1930 (cf. Foucault, Naissance de la biopolitique) répond que si l’État est nécessaire, c’est uniquement pour permettre le bon fonctionnement du marché, c’est-à-dire le système d’échanges pacifiques des biens. Aussi doit-il être conçu comme une fonction de la société et non comme devant se substituer à elle. On peut même aller jusqu’à considérer que les fonctions de l’État elle-même sont des services susceptibles d’échanges ou de validation par le marché.
Autre conséquence, l’État doit agir le moins possible, être le moins important possible. À cette condition, “la main invisible du marché” d’Adam Smith, c’est-à-dire la régulation des intérêts par les seuls mécanismes du marché, peut permettre à chacun de trouver à se satisfaire.
Bref, toutes les formes de société qui ne font pas du marché l’alpha et l’oméga condamnent la plupart de leurs membres à la misère. Si donc la division du travail et ses corollaires, à savoir le travail libre, la recherche du profit notamment par l’innovation technique et le marché, peuvent être conçus comme les éléments constitutifs du lien social, c’est parce qu’ils sont toujours présents en toute société. La compréhension de ce qui est à la base de toutes les sociétés, c’est-à-dire la connaissance des lois économiques, conçues comme des lois de la nature analogues à celles des sciences de la nature (physique, biologie, etc.) qui les rendent possibles, doit permettre de construire une société qui permettrait à chacun de réaliser pleinement ses intérêts sans aucune coercition.
Les échanges non marchands.
On ne peut nier que toutes les sociétés pratiquent au moins la division des tâches et que les biens produits soient échangés. Toutefois, il peut y avoir échange sans qu’il y ait marché.
En effet, l’observation ethnologique a amené l’anthropologie à distinguer trois formes d’échanges en fonction des objets échangés, à savoir premièrement les biens et les services, deuxièmement les femmes et troisièmement les mots (cf. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale).
Mais surtout, l’échange peut prendre la forme du don qui entraîne une obligation de rendre le même objet ou un équivalent. Par exemple, chez les Indiens Guayaki observés par Pierre Clastres (1934-1977) (cf. Chronique des Indiens Guayaki, 1972 ; La Société contre l’État, 1974, notamment le chapitre 5, l’arc et le panier), le travail est divisé sexuellement. Les femmes s’occupent de la cueillette et du transport des effets de la tribu et les hommes de la chasse. Chaque groupe doit donner à l’autre ce qu’il produit. En outre, chaque homme doit donner aux autres ce qu’il chasse et il lui est interdit d’en consommer. Dès lors, l’obligation de donner faite à chacun crée l’échange qui est purement social et qui dont n’a rien à voir avec le marché où chacun donne à l’autre pour recevoir et non par obligation sociale.
On pourrait, il est vrai, objecter que les Guayaki sont un peuple primitif et qu’il ne s’agit là que d’échanges archaïques. Toutefois, on peut prendre en compte le fameux exemple de Lévi-Strauss sur l’échange du vin dans les restaurants du sud de la France et se demander si archaïque ne veut pas dire fondamental plutôt que dépassé :
« Dans ces petits établissements où le vin est compris dans le prix du repas, chaque convive trouve devant son assiette une modeste bouteille d’un liquide le plus souvent indigne. Cette bouteille est semblable à celle du voisin, comme le sont les portions de viande et de légumes qu’une servante distribue à la ronde, et cependant une singulière différence d’attitude se manifeste aussitôt à l’égard de l’aliment liquide et de l’aliment solide. Celui-ci représente les servitudes du corps, et celui-là son luxe. L’un sert d’abord à nourrir, l’autre à honorer… C’est qu’en effet, à la différence du plat du jour, bien personnel, le vin est bien social. La petite bouteille peut contenir tout juste un verre, ce contenu sera versé non dans le verre du détenteur, mais dans celui du voisin, et celui-ci accomplira aussitôt un geste correspondant de réciprocité. Que s’est-il passé ? Les deux bouteilles sont identiques en volume, leur contenu semblable en qualité. Chacun des participants à cette scène révélatrice n’a, en fin de compte, rien reçu de plus que s’il avait consommé sa part personnelle. D’un point de vue économique, personne n’a gagné et personne n’a perdu. Mais c’est qu’il y a bien plus dans l’échange que les choses échangées. » Claude Lévi-Strauss, Les Structures élémentaires de la parenté, 1949.
On peut bien admettre que la loi de l’offre et de la demande soit partout respectée là où l’échange est marchand : ce qui est une pure tautologie. Il est plus difficile par contre de penser que dans toutes les sociétés on recherche seulement le profit. Le néolibéralisme est donc moins une théorie de la société qu’une idéologie politique, voire une utopie ou une dystopie.
Toutefois, à supposer cela soit le cas, est-il bien sûr que le marché puisse constituer un but pour tous ?
L’échange marchand et l’opposition des riches et des pauvres.
C’est Marx qui a proposé la critique la plus pertinente de l’économie de marché comme horizon de la meilleure organisation sociale. En effet, si le marché est le lieu où les produits s’échangent, s’il est le lieu où leur valeur se réalise, c’est également le lieu où se vend une marchandise spéciale : la force de travail.
Par ce terme, Marx désigne le travailleur qui ne possède que lui-même et qui pour vivre, doit échanger sa capacité de travail contre des biens pour subvenir à ses besoins. Marx le nomme le prolétaire. On peut faire abstraction ici du détour monétaire même si la question de la valeur de la monnaie n’est pas sans incidence sur celle du salaire. Or, seul celui qui possède des biens de production peut acheter la force de travail. Marx le nomme le bourgeois.
Cet échange est loin d’être égal. En effet, une fois achetée, la force de travail produit. La valeur de ce qu’elle produit doit dépasser la valeur de ce qu’elle reçoit pour sa subsistance : c’est ce que Marx nomme la plus-valueet que l’on désigne de nos jours sous le terme pudique de productivité du travail. Le profit n’est rien de plus que l’écart entre le salaire et la valeur produite et réalisée sur le marché.
Il y a donc une spécificité du travail à l’ère bourgeoise.
« Le travail n’a pas toujours été une marchandise. Le travail n’a pas toujours été du travail salarié, c’est-à-dire du travail libre. L’esclave ne vend pas son travail au maître, non plus que le bœuf ses services au paysan. L’esclave est vendu une fois pour toutes, et son travail est compris dans le marché. C’est une marchandise que le propriétaire peut un jour remettre entre d’autres mains. Il est marchandise ; mais le travail n’est point sa marchandise. Le serf ne vend qu’une partie de son travail. Loin de recevoir un salaire du propriétaire de la terre, c’est à lui de fournir une redevance. Le serf appartient à la terre et il rapporte des fruits au maître. Le travailleur libre, en revanche, se vend lui-même, et se vend au détail. Il met aux enchères 8, 10, 12, 15 heures de sa vie, c’est-à-dire une journée que rien ne distingue d’une autre. Il l’adjuge à un propriétaire de matières premières, d’instruments de travail et de moyens de subsistance : ce sera le plus offrant des capitalistes. Le travailleur n’appartient ni au propriétaire, ni à la glèbe, mais 8, 10, 12, 15 heures de sa vie quotidienne sont à qui les achète. Le travailleur quitte aussi souvent le capitaliste à qui il s’est loué. Le capitaliste le congédie aussi souvent qu’il lui convient, dès qu’il ne tire plus avantage de lui, ou qu’il n’en tire pas l’avantage espéré. Or le travailleur n’a qu’un revenu : il vend son travail ; il ne peut pas planter là la classe toute entière des acheteurs, c’est-à-dire la classe des capitalistes, sans renoncer à vivre. Il n’appartient pas à tel bourgeois ; il appartient à la bourgeoisie, à la classe des bourgeois. À lui de trouver son homme. À lui de mettre, parmi les membres de la classe bourgeoise, la main sur un acheteur. » Marx, Travail salarié et capital, 1849.
Aussi, l’économie de marché implique-t-elle nécessairement une division entre les riches et les pauvres que déjà Hegel, dans les Principes de la philosophie du droit, aux § 200 et § 201, avait remarquée et donc une opposition entre eux. Marx parle, quant à lui, de l’opposition entre la bourgeoisie et le prolétariat. Bref, le marché ne concilie pas les intérêts. Aussi l’expression de guerre économique est-elle pertinente.
En outre, pour que la force de travail puisse être achetée au meilleur prix, c’est-à-dire le moins cher possible, il est nécessaire que l’offre de force de travail soit supérieure à la demande, autrement dit, que tous ceux qui ne possèdent qu’eux-mêmes et leur talent ne travaillent pas. Par conséquent, pour qu’une économie de marché fonctionne bien, le chômage est nécessaire. Le chômeur possède cette utilité sociale de permettre au travail, nécessité pour vivre, d’être un bien relativement rare. Marx avait analysé la nécessité du chômage ou de ce qu’il nommait l’armée industrielle de réserve.
« Si l’accumulation, le progrès de la richesse sur la base capitaliste, produit donc nécessairement une surpopulation ouvrière, celle-ci devient à son tour le levier le plus puissant de l’accumulation, une condition d’existence de la production capitaliste dans son état de développement intégral. Elle forme une armée de réserve industrielle qui appartient au capital d’une manière aussi absolue que s’il l’avait élevée et disciplinée à ses propres frais. Elle fournit à ses besoins de valorisation flottants, et, indépendamment de l’accroissement naturel de la population, la matière humaine toujours exploitable et toujours disponible. (…)
L’expansion de la production par des mouvements saccadés est la cause première de sa contraction subite ; celle-ci, il est vrai, provoque à son tour celle-là, mais l’expansion exorbitante de la production, qui forme le point de départ, serait-elle possible sans une armée de réserve aux ordres du capital, sans un surcroît de travailleurs indépendant de l’accroissement naturel de la population ? Ce surcroît s’obtient à l’aide d’un procédé bien simple et qui tous les jours jette des ouvriers sur le pavé, à savoir l’application de méthodes qui, rendant le travail plus productif, en diminuent la demande. La conversion, toujours renouvelée, d’une partie de la classe ouvrière en autant de bras à demi occupés ou tout à fait désœuvrés imprime donc au mouvement de l’industrie moderne sa forme typique. (…)
Les variations du taux général des salaires ne répondent donc pas à celles du chiffre absolu de la population ; la proportion différente suivant laquelle la classe ouvrière se décompose en armée active et en armée de réserve, l’augmentation ou la diminution de la surpopulation relative, le degré auquel elle se trouve tantôt « engagée », tantôt « dégagée », en un mot, ses mouvements d’expansion et de contraction alternatifs correspondant à leur tour aux vicissitudes du cycle industriel, voilà ce qui détermine exclusivement ces variations. » Marx, Le capital (1867), livre I, VII° section : Accumulation du capital, chapitre XXV : Loi générale de l’accumulation capitaliste, III. – Production croissante d’une surpopulation relative ou d’une armée industrielle de réserve.
Mais dans une société où chacun est sommé d’être utile à lui-même, où le travail apparaît comme une valeur, le chômeur est un scandale pour lui-même. Et s’il lui arrive de ne pas être meurtri par sa situation, s’il se complaît dans le loisir, il apparaît alors comme un scandale aux yeux des autres. Et la valeur du travail n’est rien d’autre que l’expression sous la forme d’une obligation morale d’une société que le marché organise.
On peut donc en conclure que si l’économie de marché est l’idée d’une société qui serait organisée par la seule division du travail et par l’échange des biens quels qu’ils soient (matériels, services, éducation, police, etc.), loin de permettre à chacun de satisfaire ses intérêts, elle ne peut que conduire à l’affrontement des intérêts. Aussi, la division du travail ne peut-elle fonder l’existence sociale. C’est pourquoi l’État reste une réalité incontournable.
On peut donc se demander quel rôle il joue par rapport au système de la division du travail que Hegel nommait, avons-nous dit, la société civile.
Le rôle de l’État.
Une première solution consiste à le concevoir comme la condition de l’exploitation du travail, ce qui a été une des thèses constantes de Marx dans L’idéologie allemande ou encore dans le Manifeste du parti communiste. Pouvoir séparé, l’État exprime les intérêts de la classe des possédants dans toute l’histoire. La cité grecque ou romaine, la monarchie féodale ou d’ancien régime, l’État moderne, sont l’enjeu de luttes qui en fin de compte sont l’expression d’intérêts économiques. Et les philosophes, comme Aristote, exprimaient le point de vue des classes dominantes. Leur cécité quant au travail et à la technique tenait à leur position dans les luttes politiques.
C’est la raison pour laquelle Marx prédisait qu’avec la disparition de l’économie de marché, rendue possible par la conquête du pouvoir par les travailleurs dépossédés, l’État disparaîtrait. C’est cette prédiction que Lénine (1870-1924), après la “révolution” d’octobre 1917, reprenait à son compte en 1919 dans sa conférence intitulée De l’État. Pour lui, les jours de l’État étaient comptés.
« Quelles que soient les formes revêtues par la république, fût-elle la plus démocratique, si c’est une république bourgeoise, si la propriété privée de la terre, des usines et des fabriques y subsiste, et si le capital privé y maintient toute la société dans l’esclavage salarié, autrement dit si l’on n’y réalise pas ce que proclament le programme de notre Parti et la Constitution soviétique, cet État est une machine qui permet aux uns d’opprimer les autres. Et cette machine, nous la remettrons aux mains de la classe qui doit renverser le pouvoir du capital. Nous rejetterons tous les vieux préjugés selon lesquels l’État, c’est l’égalité générale. Ce n’est qu’un leurre ; tant que l’exploitation subsiste, l’égalité est impossible. Le grand propriétaire foncier ne peut être l’égal de l’ouvrier, ni l’affamé du repu. Cet appareil qu’on appelait l’État, qui inspire aux hommes une superstitieuse vénération, ajoutant foi aux vieilles fables d’après lesquelles l’État, c’est le pouvoir du peuple entier, – le prolétariat le rejette et dit : c’est un mensonge bourgeois. Cette machine, nous l’avons enlevée aux capitalistes, nous nous en sommes emparés. Avec cette machine, ou avec ce gourdin, nous anéantirons toute exploitation ; et quand il ne restera plus sur la terre aucune possibilité d’exploiter autrui, qu’il ne restera plus ni propriétaires fonciers, ni propriétaires de fabriques, qu’il n’y aura plus de gavés d’un côté et d’affamés de l’autre, quand cela sera devenu impossible, alors seulement nous mettrons cette machine à la ferraille. Alors, il n’y aura plus d’État, plus d’exploitation. » Lénine, De l’État (1919).
Dès lors, c’est une société sans État qui organiserait le travail. En un sens, Marx partageait la thèse des libéraux ou des anarchistes comme Bakounine (1814-1876) ou le prince russe Kropotkine (1842-1921), selon laquelle l’État devait disparaître.
Or, organiser la production, mais également légiférer, régler les différends, etc. sont les tâches de l’État. On ne peut les concevoir comme des tâches purement techniques et la comparaison de l’État avec un gourdin est pour le moins insuffisante. En effet, il s’agit de s’organiser avec les autres. C’est le domaine de la pratique où l’autre doit être considéré et traité comme un être libre. Il doit être reconnu comme libre et non pensé et traité comme un simple instrument.
Transférer à la société les tâches de l’État, ce n’est pas comme on pourrait croire une utopie. C’est utiliser le modèle de la Cité antique où il n’y avait pas de fonctionnaires et où les citoyens disposant de loisir (“scholè” en grec ; “otium” en latin ; “negotium” le commerce en est la négation) au sens de temps libéré du travail, peu nombreux, (quelques dizaines de milliers à Athènes par exemple) pouvaient se rassembler.
Pour que l’État disparaisse, il faudrait que la société s’organise d’elle-même, indépendamment de la volonté commune des hommes qui la composent. Bref, seule une pure économie de marché pourrait réaliser la prédiction de Marx.
[Il n’est donc pas étonnant que d’anciens marxisants se soient convertis à la pensée néolibérale, pour qui l’économie de marché doit être instituée, voire à la pensée libertarienne qui s’oppose radicalement à l’État et fait de l’égoïsme un principe moral.]
Mais comme l’économie de marché ne peut se passer dans la réalité d’une instance de régulation, il faut donc avec Hegel distinguer l’État de la société civile. Celui-là a bien à s’occuper de l’universel, c’est-à-dire de ce qui unit les citoyens. Il a à les considérer comme des citoyens. Là où l’État est la proie des simples intérêts privés comme dans la Russie post-communiste ou dans nombre de pays du Tiers Monde, l’économie de marché n’est vraiment pas possible. Aussi, est-il nécessaire de rejeter la thèse marxienne d’un État nécessairement partial comme la thèse libérale ou libertarienne d’une disparition possible de l’État.
Dès lors, le travail peut-il avoir une valeur pour l’existence humaine puisque les hommes semblent voués à travailler ?
III. Travail et existence humaine.
On a vu que longtemps le travail a été méprisé, notamment parce qu’il apparaissait comme le lieu de l’asservissement des hommes. Aussi, les cités antiques (grecques ou Rome) étaient-elles organisées de telle sorte à permettre à quelques hommes, les citoyens, de ne pas travailler. L’esclavage était la solution pour se libérer du travail. Solution ambiguë parce qu’elle ne peut pas être universelle. Les cités grecques finirent par tomber sous le joug de la monarchie macédonienne avant d’être conquises par Rome. La République romaine disparut dans l’Empire. Et si celui-ci succomba aux barbares, c’est aussi parce que ceux-ci étaient favorablement accueillis par les travailleurs qu’ils libéraient indirectement dans la mesure où l’asservissement se généralisait dans l’Empire à partir du IV° siècle, c’est-à-dire curieusement lorsqu’il commença à se christianiser selon les remarques de l’historien Henri-Irénée Marrou (1904-1977) dans Décadence romaine ou antiquité tardive (1977, posthume).
Celle solution permet-elle effectivement à quelques hommes de se libérer ?
Remarquons d’abord que, contrairement à ce que l’on pense habituellement, l’esclavage n’est pas seulement une façon de rechercher le profit. Il peut l’être. Toutefois, du point de vue de la pure recherche du profit, il est une solution insuffisante. En effet, les esclaves (antiques ou modernes) travaillent mal. C’est la raison pour laquelle les économies qui reposent sur l’esclavage sont moins “performantes” que celles qui reposent sur le travail “libre”. L’histoire du développement inégal de l’économie dans le sud et le nord des États-Unis au XIX° siècle l’illustre. On ne peut donc avec Marx considérer l’esclavage simplement comme une forme d’exploitation qui ne viserait que le seul intérêt des possédants. L’esclavage peut être et a été une façon de se libérer du travail. Pourquoi ?
Hegel a proposé une solution dans ce qu’il est convenu de nommer la dialectique du maître et de l’esclave [L’expression n’est pas de Hegel lui-même mais d’un de ses commentateurs. Il en existe plusieurs versions dans les ouvrages suivants : Phénoménologie de l’Esprit, 1807 ; Propédeutique philosophique, 1808-1811 ; Précis de l’encyclopédie des sciences philosophiques, 1817] ou la lutte pour la reconnaissance.
L’homme ne peut se contenter de se penser comme libre : il faut qu’il se prouve cette liberté, c’est-à-dire il faut qu’elle se manifeste. L’homme doit se faire reconnaître comme homme, c’est-à-dire comme libre et seul un autre homme peut le reconnaître comme tel. Mais une telle reconnaissance ne peut consister simplement en la pensée. D’où la nécessité du combat pour prouver à l’autre et donc à soi-même que l’on est libre. Dans le combat, en effet, on met en jeu sa vie et on manifeste ainsi son pouvoir de ne pas être soumis aux nécessités vitales. De même, les États doivent se faire la guerre pour être reconnus dans leur indépendance par d’autres États.
On peut généraliser cette conception et voir dans la lutte pour la reconnaissance un modèle dynamique du conflit social alternatif à celui du marché et des consommateurs. On verrait alors dans l’exigence de reconnaissance tout autre chose que le simple souci de la consommation et dans les conflits sociaux non pas le résultat d’archaïsmes mais l’exigence proprement humaine de ne pas être réduit à l’état de consommateur qui n’est que l’envers du travailleur, c’est-à-dire de celui qui se consume dans la consommation C’est ce que développe un philosophe allemand contemporain, Axel Honneth(né en 1949) notamment dans son ouvrage La lutte pour la reconnaissance (1992), traduit de l’allemand par Pierre Rush, Paris, Cerf, 2002.
Toujours est-il que le résultat en est selon Hegel que celui qui a préféré la liberté à la vie devient le maître et celui qui a préféré la vie à la liberté devient le serviteur ou l’esclave. Le maître a donc dans l’esclave qui travaille pour lui la certitude de sa liberté. En outre, il voit ses désirs satisfaits. De même, les États vainqueurs dominent les États vaincus. Le Calliclès du Gorgiasde Platon exprime cet idéal.
À l’inverse, le serviteur ou l’esclave connaît sa non liberté dans son maître. Toutefois, parce qu’il doit satisfaire les désirs de son maître et non les siens, il lui faut maîtriser les siens, ce qu’il fait par le travail. En outre, en donnant une forme aux objets naturels, il manifeste sa capacité à maîtriser les choses. L’esclave apprend l’obéissance, condition de la liberté effective de la volonté. Le maître, lui, ne connaît pas cette maîtrise des choses et des désirs, de sorte qu’il est paradoxalement soumis à son esclave. C’est ainsi que, d’un point de vue politique, la tyrannie permet selon Hegel d’apprendre aux individus à obéir et donc à se forger une volonté.
« Tandis que l’esclave travaille pour le maître, par suite non dans l’intérêt exclusif de sa propre singularité, son désir reçoit cette ampleurconsistant en ce qu’il n’est pas seulement le désir d’un celui-cimais, en même temps, contient en lui le désir d’un autre. L’esclave s’élève donc au-dessus de la singularité, rivée au Soi, de sa volonté naturelle, et se tient, dans cette mesure, suivant sa valeur, plus haut que le maître pris dans son égoïsme, intuitionnant dans l’esclave seulement sa volonté immédiate, reconnu de manière formelle par une conscience sans liberté. L’assujettissement – dont il a été parlé – de l’égoïsme de l’esclave forme le commencementde la liberté véritable de l’homme. Le tremblement de la singularité de la volonté, – le sentiment du néant de l’égoïsme, – l’habitude de l’obéissance, cela est un moment nécessaire dans la formation de chaque homme. Faute d’avoir fait l’expérience de cette discipline qui brise le vouloir capricieux, personne ne devient libre, raisonnable et apte à commander. Aussi, pour devenir libres, pour acquérir la capacité de se gouverner, tous les peuples ont-ils dû préalablement passer par la sévère discipline de la soumission à un maître. Ainsi était-il, par exemple, nécessaire que, après que Solon eut donné aux Athéniens des lois démocratiques, libres, Pisistrate se procurât une puissance lui permettant de contraindre les Athéniens à obéir à ces lois. Ce n’est que lorsque cette obéissance eut pris racine que la domination des Pisistratides devint superflue. Ainsi, Rome, elle aussi, dut vivre le sévère gouvernement des Rois, avant que ne pût naître, par le brisement de l’égoïsme naturel, cette admirable vertu romaine de l’amour patriotique prêt à tous les sacrifices. La servitude et la tyrannie sont, ainsi, dans l’histoire des peuples, un degré nécessaire et, par-là, quelque chose de relativementjustifié. À ceux qui demeurent esclaves, n’est faite aucune injustice absolue ; car celui qui ne possède pas le courage de risquer sa vie pour la conquête de la liberté, celui-là mérite d’être esclave ; et si, par contre, un peuple ne fait que s’imaginer qu’il veut être libre, mais a effectivement la volonté énergique de la liberté, aucune puissance humaine ne pourra le retenir dans la position servile d’être gouverné en étant simplement passif. » Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, III. – La philosophie de l’esprit, Addition au § 435, traduction Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p.534-535.
Aussi, en se révoltant et en supprimant l’esclavage, l’esclave rétablit les conditions d’une véritable liberté. C’est là également pour Hegel le sens de la marche de l’Histoire qui commence par les monarchies orientales où un seul est le maître et qui aboutit à l’État moderne où il n’y a plus d’esclaves en passant par les cités antiques où quelques hommes sont libres.
Le travail apparaît donc comme indispensable à la réalisation de l’homme, à la fois d’un point de vue individuel et quant à son devenir historique. Non pas comme les Anciens le pensaient en s’en libérant, mais en tant qu’activité formatrice de la volonté. C’est pour cela que la liberté n’est pas possible si quelques-uns uns travaillent, mais seulement si tous travaillent. Les Grecs et les Romains n’étaient pas libres selon le Hegel de l’Introduction aux Leçons sur la philosophie de l’histoire, puisqu’ils dépendaient de leurs esclaves.
Il n’en reste pas moins vrai que le travail, une fois généralisé, ce que notre époque connaît, apparaît peut-être moins comme une étape dans la constitution de la liberté que comme sa négation.
En effet, travailler à notre époque, ce n’est pas seulement dominer la nature, c’est-à-dire maîtriser les choses. C’est qu’une telle domination dépend de l’outillage technique. Or, toute culture domine la nature sans quoi elle disparaîtrait. Seuls les peuples dominés, réduits à la famine ou les populations exploitées ont pu donner l’illusion que le progrès technique libérait de l’angoisse du besoin insatisfait.
Une telle domination d’ailleurs est toute relative puisqu’elle est toujours partielle et provisoire dans la mesure où elle nécessite pour se maintenir le travail, qui est donc sans fin. On peut donc dire avec Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, que le travail est fondamentalement vital, c’est-à-dire suit les cycles de la nature. Aussi ne peut-il libérer au sens de maîtriser la nature puisqu’en son essence il lui appartient nécessairement. Et libérer totalement l’homme en général du travail n’a pas de sens.
En effet, on peut dire avec le philosophe contemporain français Michel Serres (né à Agen en 1930), dans un ouvrage intitulé Le parasite (1980), qu’il n’y a pas de différence entre l’abeille et l’architecte. Le travail n’est rien d’autre qu’une fonction vitale, celle de l’ordre.
Travailler pour l’homme, c’est surtout faire des efforts, en vue de subvenir à ses besoins, en étant dépendant d’un tissu de relations sociales qu’aucun individu ne maîtrise. Aussi, parce qu’il est divisé, le travail ne contribue guère à la possibilité de former sa volonté, puisque même “libre”, le travailleur doit obéir à un autre que lui. Même l’entrepreneur est soumis aux lois du marché, lois qu’il ne s’est pas données.
Ainsi, la seule possibilité pour que le travail soit vraiment le lieu de l’accomplissement de soi, résiderait dans la suppression de la division du travail. C’est là ce que permettrait la société communiste selon Marx :
« Dans la société communiste (…) personne n’est enfermé dans un cercle exclusif d’activités et chacun peut se former dans n’importe quelle branche de son choix ; c’est la société qui règle la production générale et qui me permet ainsi de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de m’occuper d’élevage le soir et de m’adonner à la critique après le repas, selon que j’en ai envie, sans jamais devenir chasseur, pêcheur, berger ou critique. » Marx/Engels, L’idéologie allemande.
Ce texte exprime l’espoir que le travail social toujours divisé disparaisse et l’idée du libre choix de son activité. Si le travail reste cette activité pénible – et une étymologie discutée le fait dériver du latin tripaliumle joug où l’on attachait les animaux et les esclaves pour les torturer– c’est parce qu’il n’est pas, sauf exception, voulu. Même dans ce cas, il n’est guère possible d’en changer comme on l’entend. C’est une utopie, c’est-à-dire la description, partielle en l’occurrence, d’une société qui n’existe pas, voire dont la possibilité est pour le moins douteuse. [Le terme “utopie” a été inventé par l’humaniste Thomas More, 1478-1535, qui intitula Utopia un ouvrage publié en 1516 où il décrivait une société parfaite située «nulle part » ou un « bon lieu » : ce sont les sens de ce néologisme construit à partir du grec ancien.] Utopie car Marx présuppose, sans l’expliquer, que la société peut volontairement organiser la production de telle sorte que chaque individu puisse librement choisir, selon son envie du moment son activité : voilà qui est pour le moins contradictoire. Comment, si chacun se livre à l’activité de son choix, produire suffisamment pour que chacun soit satisfait ? Ce n’est donc pas pour rien que Marx abandonna, au cours de son trajet de pensée, cette conception de la société communiste pour définir autrement les rapports du travail et de la liberté.
« (…) le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures ; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite. Tout comme l’homme primitif, l’homme civilisé est forcé de se mesurer avec la nature pour satisfaire ses besoins, conserver et reproduire sa vie ; cette contrainte existe pour l’homme dans toutes les formes de la société et sous tous les types de production. Avec son développement, cet empire de la nécessité naturelle s’élargit parce que les besoins se multiplient : mais, en même temps, se développe le processus productif pour les satisfaire. Dans ce domaine, la liberté ne peut consister qu’en ceci : les producteurs associés – l’homme socialisé – règlent de manière rationnelle leurs échanges organiques avec la nature et les soumettent à leur contrôle commun au lieu d’être dominés par la puissance aveugle de ces échanges, et ils les accomplissent en dépensant le moins d’énergie possible, dans les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine. Mais l’empire de la nécessité n’en subsiste pas moins. C’est au-delà que commence l’épanouissement de la puissance humaine qui est sa propre fin, le véritable règne de la liberté qui, cependant ne peut fleurir qu’en se fondant sur le règne de la nécessité. La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération. » Marx, Le Capital, Livre III [texte non publié par l’auteur], Conclusion in Œuvres, Economie II, La Pléiade, pp.1487-1488.
L’idée d’une économie planifiée demeure une solution pour lui. Or, il n’énonce pas clairement comment elle doit être organisée. Or, les sociétés communistes ont toutes augmenté le temps de travail pour la grande masse et ont reconstitué des aristocraties et une forme d’esclavage dans les camps de concentration ou camps de travail. Ceux-ci n’ont pas disparu de la Chine actuelle quoique le parti communiste chinois se soit converti à l’économie de marché. Marx ne peut en être tenu pour responsable au sens moral du terme. Mais, le caractère pour le moins vague de ses prédictions a laissé à ses successeurs des problèmes d’organisation qui les ont conduits à retrouver des formes anciennes de despotisme et à innover dans les processus de domination.
Marx quant à lui a renoncé au programme utopique d’une société où chacun choisit son travail.
Dès lors, réduire le temps de travail est la condition pour permettre la liberté. La libre activité, le loisir au sens de la σχολή, scholè antique ou de l’otium des latins, ne peut que se gagner contre le travail. Le travail socialisé, c’est-à-dire divisé, reste, pour l’homme, non pas ce qui lui permet de réaliser la liberté de son existence, mais ce qui en constitue l’obstacle.
Or, comment une telle réduction serait-elle possible ? Est-ce au progrès technique de réaliser les conditions d’une libération du travail ?
IV. Du progrès technique.
L’idée de progrès technique nous apparaît comme une évidence. Elle fait partie de notre culture et apparaît même comme sa valeur essentielle. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs, nous jugeons des autres cultures avec ce critère. Un pays sous développé, un peuple primitif, autant de notions qui n’ont de sens que si on s’en tient à ce qu’on pense être le progrès technique. On croit que l’histoire tout entière y compris la préhistoire dépend de la seule sphère technique et de son progrès.
Et pourtant, cette notion est extrêmement ambiguë. Elle suppose qu’on puisse mesurer sur une échelle unique les produits techniques. Elle suppose également que ce soit un bien pour l’homme que justement il modifie à l’infini les produits qu’il fabrique et qu’il en invente de nouveaux.
Or, un tel progrès est somme toute lui-même une innovation. La plupart des hommes ont vécu dans des cultures où les modifications techniques s’opéraient sur des siècles, voire des milliers d’années, de sorte qu’à l’intérieur de son existence, chacun était familiarisé avec les mêmes objets. Les éventuelles innovations étaient limitées et visaient à résoudre des problèmes particuliers. Tel est le cas de l’horloge mécanique, innovation du moyen âge (XII° ou XIII° siècle) qui permit de mieux compter le temps pour régler dans les monastères les heures des prières.
Mais surtout le sens du progrès technique est pour le moins obscur. Vise-t-il à diminuer la peine, c’est-à-dire le travail ou bien à mieux satisfaire les désirs humains ? Ou bien n’est-il pas plutôt une entreprise de domination sur la nature et sur l’homme qui n’a aucun sens et qui dévaste le monde et les cœurs ?
Que le projet de domination de la nature soit nouveau, il suffit de se rapporter à l’un de ses promoteurs pour s’en convaincre. En effet, Descartes dans la sixième partie du Discours de la méthode, assigne bien à la science moderne dont il est un des fondateurs, à savoir la physique mathématique qui s’appuie sur l’expérimentation, c’est-à-dire sur la modification active des phénomènes pour vérifier les hypothèses de calcul des effets de certaines causes selon des lois, la création de la technique. C’est dire qu’elle n’existe pas pour lui au moment où il la pense. C’est qu’en effet, elle doit selon lui s’appuyer sur une connaissance des phénomènes naturels qui doit s’élever à la même clarté et distinction que celle des métiers des artisans. Descartes distingue donc les applications de la nouvelle science, qu’on peut nommer la technique moderne, qu’il appelle de ses vœux, de l’artisanat.
C’est que celui-ci est fondamentalement un empirisme comme le Polos du Gorgiasle soutenait avec raison et se limite au succès, c’est-à-dire à une fin limitée. À l’inverse, la technique moderne s’appuie sur une théorie selon laquelle tout est réductible à un modèle mathématique et tout peut donner lieu à une modification calculable afin de produire un effet déterminé. Une telle théorie, parce qu’elle n’est pas elle-même susceptible d’une expérimentation puisqu’elle la rend elle-même possible, est une philosophie. C’est non seulement la philosophie de Descartes mais aussi bien celle de Galilée (1564-1642) ou de Kepler (1570-1631) pour ne rien dire de Newton (1642-1727), bref, c’est la philosophie implicite de la science moderne.
La fameuse formule de Descartes dans la sixième partie du Discours de la méthode (1637), selon laquelle l’application de la science doit « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » comme celle de Bacon dans le Novum organon (1620), « vaincre la nature en lui obéissant » laissent entendre qu’il s’agit de permettre à l’homme d’obtenir ce qu’il désire et d’abord selon Descartes la santé. On comprend que la médecine passe pour le lieu même d’un tel progrès.
Qu’en est-il donc de cette amélioration ?
Que les besoins de l’homme soient mieux satisfaits par les nouveaux produits techniques que par les anciens c’est à la fois une évidence et une absurdité. Une évidence car il est clair que le besoin de communiquer rapidement est mieux satisfait par le téléphone portable que par un courrier transporté par une diligence, voire à pied. Une absurdité car l’objet technique n’est pas simplement un moyen de satisfaire un besoin. Il lui donne une forme, voire il le forme. Aussi le progrès technique, comme Marx dans le livre III du Capital, pour la deuxième moitié du XIX° siècle ou Bergson, dans Les deux sources de la morale et de la religion, pour le début du XX° siècle, l’ont reconnu, produit-il de nouveaux besoins.
On peut même penser avec Condillac dans son Traité des animaux (1755) que la multiplication des besoins produit le plus pressant de nos besoins, désirer. Sa pensée est plus révélatrice d’une mutation dans la culture occidentale au XVIII° que d’une donnée anthropologique. Autrement dit, notre culture a fait du progrès l’objet d’un désir, voire l’essence du désir de sorte que son objectif est impossible à atteindre.
Quant à l’amélioration du travail qu’on assigne au progrès technique, elle est à la fois une possibilité logique et une impossibilité réelle. En effet, on peut avec John Stuart Mill considérer qu’il y a plusieurs variables dans ce qu’on nomme le progrès technique, à savoir le temps passé à produire et la quantité produite.
Logiquement donc, rien n’interdit que le progrès technique permette de diminuer le temps de travail, sa pénibilité et libère du temps pour permettre à chacun de se cultiver. Bref, logiquement, la scholè ou l’otium des Anciens, réservés aux maîtres, pourraient être le lot de tous. Non pas d’ailleurs que le travail disparaîtrait, mais il serait limité quant au temps. Cet idéal, Bergson l’exprimait dans les Deux sources de la morale et de la religion. Il y voyait l’aspect positif du machinisme.
Mais ce n’est pas du tout ce qui se passe dans la réalité. D’une part, le temps de travail s’est d’abord accru avec la révolution industrielle. Il n’a donc pas commencé par diminuer. Pire, au moyen âge, il y avait environ 141 jours chômés si l’on en croit Hannah Arendt (The Human condition, § 17, note 85). Marx remarquait dans le livre I du Capitalque les serfs travaillaient moins dans l’Est féodal de l’Europe que les prolétaires de l’Ouest. Toutes les études quantitatives sur le temps de travail chez les peuples primitifs montrent qu’ils travaillent peu. On peut estimer à environ trois heures par jour le temps de travail des plus primitifs (Cf. Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance – l’économie des sociétés primitives, 1972, traduit de l’anglais par Tina Jolas, Paris, Gallimard, 1976).
D’autre part, l’organisation du travail, c’est-à-dire la division du travail, le rend pénible, d’autant plus qu’il ne s’agit jamais directement d’en diminuer la pénibilité mais d’en augmenter la productivité. Cette pénibilité est augmentée par le non-sens que comprend la division du travail au sens précis qui amène chaque travailleur à répéter le même geste. C’est ce que Charlie Chaplin (1889-1977) a illustré dans son film, Les Temps modernes (1936) en se montrant en ouvrier aliéné par le travail à la chaîne.
Quant à la libération que la machine permettrait par rapport à l’outil, elle est éminemment discutable.
En effet, la machine est étymologiquement dérivée du terme grec “méchanè” qui signifie ruse, invention. Le mot français a encore ce sens au XVII° siècle comme en témoignent La Fontaine ou Molière. Dans « La tortue et les deux canards » des Fables (X, 2, 1679) du premier, la « machine » (v.16) qui permet aux canards de transporter la tortue est un bâton. Dans Les fourberies de Scapin de Molière, Octave demande à Scapin de « trouver quelque invention, forger quelque machine » (Acte I, scène 2) pour le sortir de la situation difficile où il s’est placé en se mariant sans l’autorisation de son père.
Dans la mesure où elle se distingue de l’outil fondamentalement parce qu’elle implique une autonomie énergétique par rapport au vivant, y compris les animaux, on admet qu’elle économise de la peine.
Il n’en reste pas moins vrai que le travail mécanique sur la chaîne de montage, le taylorisme et la dépendance du travailleur par rapport à la machine rend ce prétendu progrès pour le moins ambivalent. Hannah Arendt a raison de considérer qu’il y a une liberté dans l’usage de l’outil qui disparaît avec la machine. La destruction des machines par les ouvriers anglais au début du XIX° siècle n’est-elle pas la preuve que si les machines semblent libérer les hommes, ce n’est que dans la représentation du philosophe qui réfléchit dans son cabinet … de travail ?
Il apparaît donc que le progrès technique ne se présente en aucune façon comme l’instrument d’une amélioration de l’existence humaine. Il introduit le manque dans le désir ou le désir comme manque qui est son propre objet dans l’existence humaine. Et encore l’expression de progrès technique est-elle une tautologie s’il est vrai que la technique moderne est fondamentalement un projet de domination. Qu’est-ce à dire ?
Il est courant de considérer que la technique est neutre d’un point de vue moral et politique. C’est qu’en effet ,remarque-t-on, ce n’est pas le couteau qui est responsable de son usage, mais le meurtrier. En ce sens, Kant distinguait dans la seconde section des Fondements de la métaphysique des mœurs les impératifs techniques qui usent de moyens pour certaines fins des impératifs moraux qui définissent les fins bonnes. Le médecin peut indifféremment d’un point de vue strictement technique soigner ou tuer son patient. Dès lors, l’idée que la technique soit un projet de domination apparaît comme proprement absurde. La technique dira-t-on est ce qu’on en fait.
Cette conception anthropologique de la technique est exacte et pourtant elle n’est pas vraie. D’abord elle confond la technique avec ses objets. S’il est vrai que le couteau peut être utilisé à diverses fins, toujours est-il que la technique n’est jamais simplement un objet ou une façon de s’en servir. Elle est toujours un ensemble d’objets et de savoir-faire qui renvoie les uns aux autres comme Heidegger l’a montré dans Être et temps (1927).
En outre, la technique moderne apparaît bien plutôt comme le résultat de la volonté de maîtrise. Celle-ci est tendue vers la réalisation de son objet de sorte qu’il n’y a pas d’un côté une volonté libre et de l’autre un objet inerte mais bien plutôt une volonté qui veut se saisir de tout ce qui est et qui apparaît précisément dans la frénésie d’inventions que nous connaissons.
La technique donc telle qu’elle apparaît dans notre culture n’est pas le résultat d’un projet mais la forme de tout projet, elle n’est pas le résultat d’une volonté mais bien plutôt sa manifestation.
C’est pourquoi, la question de savoir comment elle a pu être projetée n’a pas de sens. Elle est apparue, sans qu’il faille chercher quelque responsabilité et elle domine notre culture sans qu’il soit possible de vouloir la modifier et encore moins la maîtriser puisque cela revient à s’y soumettre encore plus.
Si donc elle est apparue telle une fatalité, si on entend par là non pas un quelconque événement écrit de toute éternité mais plutôt comme un événement strictement imprévisible, il n’est pas impossible de penser qu’elle pourra disparaître, libérant ainsi un autre rapport à la nature et aux objets techniques. La penser, c’est-à-dire philosopher, est peut-être le seul moyen pour que cet autre rapport apparaisse peut-être.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire