mercredi 1 mai 2019

L'État (cours)

Qu’est-ce que l’État ? En quoi se distingue-t-il de la société ? Ces questions sont à la fois descriptives et normatives puisque l’État n’est pas seulement une réalité, c’est une réalité à laquelle il faudrait obéir.
D’où tient-il donc sa légitimité à supposer qu’il en ait une ? Faut-il lui obéir par prudence, c’est-à-dire pour éviter de subir les conséquences de sa désobéissance ? Ou bien faut-il lui obéir parce qu’il a une valeur morale ? Tous les États méritent-ils une telle obéissance ou bien ne faut-il obéir qu’à l’État qui est conforme à la morale ? Un tel l’État est-il possible, si oui, que faire quand l’État n’est pas conforme à ce qu’il devrait être ?

I. Origine de l’État.
La question de l’origine de l’État doit être posée, puisqu’il existe des sociétés qui ne connaissent pas un pouvoir séparé, institué, distinct de la société et des individus par quoi l’on peut formellement définir l’État par différence avec la société entendue comme le fait que des individus soient unis et reproduisent cette union. Mais, répondre à cette question présuppose que l’on sait ce qu’il est.
On peut entendre alors la question de l’origine de deux façons non exclusives. Soit l’origine historique, soit l’origine rationnelle. Selon la première, il revient à l’histoire d’indiquer comment l’État s’est formé. On part alors de ce qu’il est dans le présent et on remonte alors le plus loin possible dans le passé pour le voir apparaître. L’inconvénient d’une telle méthode est qu’elle ne dit rien quant à l’obligation où l’individu se trouve vis-à-vis de luit. Selon la seconde, il s’agit de déterminer ce qui fonde l’État en raison. Origine rationnelle et origine historique peuvent s’opposer.
On examinera d’abord les théories du contrat social en tant qu’elles visent à définir l’État par sa seule origine rationnelle et qu’elles considèrent la recherche historique comme secondaire. On pourra ensuite se demander si la recherche historique permet d’apporter quelque lumière sur ce qu’est l’État.

§ 1. Le contrat social.
Une doctrine du contrat vise à montrer ce qui fonde l’État. Par-là même, elle répond à la question de son origine rationnelle.
Elle consiste à montrer qu’il provient d’un contrat entre des individus aux termes duquel ceux-ci se dessaisissent de leur droit de se gouverner. Pour cela on suppose un état de nature où les hommes vivraient originellement en l’absence de pouvoir commun. Les hommes ne peuvent y vivre soit parce qu’il est un état de guerre comme chez Hobbes (voire chez Spinoza) et chez Kant, soit parce qu’il le permet comme chez Locke, soit parce qu’il le devient comme chez Rousseau.
Lisons la formulation de l’origine de l’État chez Hobbes qui est la source de discussion de tous les théoriciens du contrat en philosophie.
« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque des étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi les protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir et toute leur force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté. Cela revient à dire : désigner un homme ou une assemblée, pour assumer leur personnalité ; et que chacun s’avoue et se reconnaisse comme l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses qui concernent la paix et la sécurité commune, celui qui a ainsi assumé leur personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté et son jugement à la volonté et au jugement de cet homme ou de cette assemblée. Cela va plus loin que le consensus ou concorde : il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par une convention de chacun avec chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et que tu autorises toutes ses actions de la même manière. Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une république, en latin civitas. » HobbesLéviathan, chap. 17.
On remarquera donc qu’il s’agit bien de montrer comment s’institue ce pouvoir séparé. L’indifférence quant à la question de savoir quel est le nombre du personnel de l’État et s’il s’agit en fait d’une tâche distincte montre que ce qui est fondamental aux yeux de Hobbes est la question du pouvoir. Fondé sur une décision de chacun des individus qui sont soumis à l’autorité de l’État, celui-ci a donc une origine qui n’est pas temporelle mais volontaire. Toutefois, qu’en est-il par rapport à cette origine de l’État lui-même.
Soit, l’État est considéré comme indépendant du contrat qui le fonde comme chez Hobbes et chez Spinoza, et dès lors son origine historique correspond à son origine rationnelle. En effet, la conquête fonde l’État car ceux qui sont conquis sont considérés comme des contractants implicites. Il est alors possible de penser un pacte d’esclavage.
Soit l’État est fondé sur un contrat qui implique des devoirs de la part de ceux qui gouvernent comme chez Locke, Rousseau et Kant et origine rationnelle et origine historique peuvent s’opposer. Dès lors, un pacte d’esclavage est exclu et un État n’est pas toujours légitime.
On peut alors avec Kant considérer que le contrat social n’est qu’une pure norme rationnelle et que l’histoire n’est au mieux, que sa réalisation.
Si la théorie du contrat, logiquement conduite, entraîne la nécessité d’obéir à l’État, quel qu’il soit, on peut la considérer comme superflue.
Mais, même comme instance de légitimation, elle ne permet pas de comprendre qu’il ait pu apparaître. Car, il y a comme un cercle vicieux dans l’idée que chacun promet aux autres d’obéir au souverain institué qui est justement nécessaire pour garantir l’obéissance de chacun.
C’est pourquoi il est nécessaire d’analyser la seule origine historique de l’État.

§ 2. La violence.
On peut avec Hegel considérer la violence des fondateurs d’État comme un moment nécessaire (cf. Principes de la philosophie du droit, § 322, § 349-350 et Encyclopédie des sciences philosophiques, § 433 remarque et § 431 addition), qui doit céder sa place au droit. En effet, le droit de l’État institue la rationalité des individus, c’est-à-dire la capacité à obéir au droit de sorte qu’ils ne peuvent se conformer immédiatement ou naturellement au droit. Hegel ne concevant d’ailleurs pas l’État comme provenant d’un contrat pour cette raison.
La porte est ouverte pour concevoir une origine purement historique de l’État, c’est-à-dire à n’y voir que le produit de la violence. On pourrait ainsi se passer de toute considération de fondation rationnelle.
C’est en partie la thèse de Hume pour qui l’État provient de l’usurpation ou de la conquête (Du contrat originel).
« La presque totalité des gouvernements qui existent à ce jour, ou dont il subsiste quelque trace dans l’histoire, ont été fondés originellement soit sur l’usurpation, soit sur la conquête, soit sur les deux, sans aucune prétention à un consentement légalement obtenu ou à une sujétion volontaire du peuple. » HumeDu contrat originel, in 4 essais politiques, Toulouse, éditions Trans-europ-repress, p.6.
En présentant sa thèse avec un « presque », Hume insiste sur l’origine purement empirique de l’État, c’est-à-dire sur la pluralité des origines possibles et sur l’ignorance où nous sommes car il nous manque justement des traces.
On peut toutefois considérer la thèse de l’usurpation comme problématique pour expliquer l’origine de l’État. En effet, l’usurpation présuppose qu’au sein d’une société sans État, il peut apparaître. Or, comment peut fonctionner une société en l’absence du pouvoir de l’État ?
L’anthropologue Pierre Clastres (1934-1977) dans La société contre l’État( 1974) comme dans Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives (1977) a présenté, à partir d’exemples tirés du domaine américain, les sociétés primitives comme des sociétés non seulement sans État, mais même contre l’État. Elles se gardent bien d’instituer un pouvoir séparé. Au contraire, elles maintiennent leur “chef” dans la sujétion. Il a les devoirs de régler les différends sans user de la force, de parler sans être écouté et de faire des cadeaux, raison pour laquelle il est souvent celui qui travaille le plus. Seule consolation. Il peut être le seul à avoir plusieurs épouses. Elles l’aident alors à produire les cadeaux qu’il fera.
C’est pourquoi selon Clastres, la loi des sociétés primitives est l’égalité, loi qu’elles inscrivent par la torture dans les rites d’initiation à leurs membres (La société contre l’État, chapitre 10). Si elles maintiennent à tout prix leur tradition, leur coutume, c’est justement pour lutter contre le pouvoir qui les hante.
Dès lors, la seule origine possible de l’État serait la conquête d’un peuple par un autre peuple. Telle est la thèse de Nietzsche dans la Généalogie de la morale (II, 17). Telle était peut-être déjà la thèse de Platon dans la République qui s’appuyait peut-être sur l’histoire de la conquête dorienne dans le Péloponnèse si l’on en croit Popper dans La société ouverte et ses ennemis, tome 1 : l’ascendant de Platon. Dans cette hypothèse, on comprend à la fois l’institution d’un pouvoir séparé et la distinction des gouvernants et des gouvernés. Dès lors, l’obéissance n’est rien d’autre que le résultat de la prudence, c’est-à-dire du pur souci de conserver sa vie. On comprend également comment il est possible aux membres de l’État de ne pas produire les moyens de vivre et de conserver le monopole de l’usage de la force.
Une telle thèse est plus réaliste que la thèse de Marx et d’Engels. Dans L’idéologie allemande, ils soutenaient que l’État est l’institution que se donne la classe dominante pour maintenir sa domination. En effet, une telle thèse est impuissante à expliquer son origine, c’est-à-dire comment la société primitive s’est scindée de sorte qu’une classe en est venue à dominer une autre. Elle ne permet même pas de comprendre la formation des classes. De façon générale, la division de la société en un groupe qui produit et d’autres qui commandent ne peut s’expliquer par des considérations économiques puisque le phénomène de l’État apparaît après le néolithique dans certaines sociétés et non dans d’autres. D’un point de vue technologique, les sociétés primitives ne sont pas vraiment différentes des premières civilisations. Il faut même renverser le schéma de causalité. En effet, c’est l’État qui permet une organisation économique qui amène à des réalisations colossales comme on peut le voir à la fois autour du bassin méditerranéen, en Extrême-Orient et en Amérique centrale et du Sud à des époques différentes et de façon tout à fait indépendante.
Si on admet que la formation de l’État renvoie à une violence originaire, reste à se demander si cette institution que Max Weber (1864-1920) définissait par sa capacité à monopoliser la violence légitime dans Le savant et le politique (1919) est ou non légitime ?
« Il y a quelque part encore des peuples et des troupeaux, mais ce n’est pas chez nous mes frères, chez nous il y a des États.
État, qu’est-ce que cela ? Allons ! Ouvrez vos oreilles, je vais vous parler de la mort des peuples.
L’État, c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : « moi l’État, je suis le peuple ».
C’est un mensonge ! Ils étaient des créateurs ceux qui créèrent les peuples et qui suspendirent au-dessus des peuples une foi et un amour : ainsi ils servaient la vie.
Ce sont des destructeurs ceux qui tendent des pièges au plus grand nombre et qui appellent cela un État : ils suspendent au-dessus d’eux un glaive et cent appétits.
Partout où il y a encore du peuple, il ne comprend pas l’État et il le déteste comme le mauvais œil et une dérogation aux coutumes et aux lois. » NietzscheAinsi parlait Zarathoustra (1883), Première partie, De la nouvelle idole.
Est-il ce monstre froid qui toujours ment comme le pensait Nietzsche ou bien peut-il être autre chose, un mal nécessaire, voire la condition de la liberté ?

II. L’État, la justice, le droit.
Comme on l’a vu avec Hegel ou Kant, que l’État ait pour origine la violence ne signifie peut-être pas qu’il soit légitime de lui désobéir. Certes, il est toujours plus prudent de lui obéir, mais la prudence qui repose sur l’étrange notion du droit du plus fort n’est pas l’obligation.
En effet, comme l’a montré Rousseau dans le chapitre 3 du livre I Du Contrat social (1762), si c’est la force qui fonde le droit et non l’inverse, alors le droit du plus fort n’est qu’un pléonasme. Il suffit alors d’être le plus fort pour commander.
En outre, attribuer cette force à une origine divine ne sert à rien, car si toute puissance vient de Dieu, il n’y a aucune différence entre l’État et le brigandage. Hume faisait remarquer avec humour que la doctrine de la sacralité du pouvoir conduisait à une conséquence totalement absurde, à savoir que tout usage de la force est sacré :
« Que la Divinité soit l’ultime auteur de tout gouvernement, cela ne sera jamais nié par quiconque admet une Providence universelle et reconnaît que tous les événements dans l’univers sont conduits selon un plan invariable et orientés à des fins sages. (…) Quoiqu’il arrive dans les faits, cela est compris dans la généralité du plan ou de l’intention de la Providence ; à ce compte là, le plus grand et le plus légitime des princes n’a pas plus de raison d’invoquer une sacralité particulière ou une autorité inviolable que n’en aurait un magistrat subalterne, ou même un usurpateur, ou encore un voleur ou un pirate. » HumeDu contrat originel, p. 2
Seules donc les idées de droit et/ou de justice peuvent fonder l’obligation d’obéir ou de désobéir à l’État. Or, qu’entendre par justice ou par droit ? Il y a d’une part le sens institutionnel de ces termes. La justice ou le droit sont ceux de tel ou tel État. En ce sens, justice et droit étant relatifs, on peut tout aussi bien en tirer qu’il faut obéir ou ne pas obéir. En effet, d’un côté, c’est une pure tautologie que de dire qu’il est juste d’obéir à la justice de tel État en entendant par juste ce qu’il prescrit. D’un autre côté, s’il n’y a de justice que relative, alors, il n’est pas moins juste de désobéir à l’État, si on le peut dans la mesure où l’intérêt seul de l’individu a à le guider (cf. Cicéron, De legibusDes lois, livre I, § 15). Ce serait même une tautologie de le considérer comme un mal nécessaire puisque telle est toujours la force qui s’exerce contre nous. On revient par là à la confusion du droit et de la force. Aussi, la prescription selon laquelle il faut obéir à l’État dans lequel on vit ne peut avoir de sens que comme définition d’une justice universelle.
Pour cela, il faut que le pouvoir de l’État soit conçu comme utile. Qu’on le fonde sur un contrat comme Hobbes ou qu’on ne se pose même pas cette question comme Épicure, l’utilité que retire chacun de l’existence de l’État, c’est apparemment la garantie de sa sécurité.
Ainsi Hobbes considérait-il que l’État, quel qu’il soit, et parce que son pouvoir est absolu, permet la paix. C’est là ce qui fondait pour lui l’obligation de lui obéir. Obligation qui finalement n’a guère d’autre sens que celui de l’utilité s’il est vrai que chacun est d’abord obligé vis-à-vis de lui-même.
Hobbes pouvait alors dresser la liste des avantages de l’État par rapport à ses inconvénients, liste qui montre tout l’intérêt qu’il y a à se soumettre à son pouvoir quel qu’il soit, ce qu’on peut lire dans le texte qui suit :
« Et d’abord, faisons réflexion, je vous prie, sur les avantages et sur les incommodités qui se trouvent généralement en toute sorte de république [le terme ici est synonyme d’État selon l’étymologie de “res publica”, la “chose publique”], de peur que quelqu’un ne pense que le plus expédient serait de vivre chacun à sa fantaisie, sans se soumettre à aucune forme de police [La « police » ici est l’État conformément à l’étymologie du terme qui vient du grec « polis », c’est-à-dire la Cité comme institution]. Il est vrai que hors de la société civile [Le terme de « société civile » est synonyme d’État au XVII° siècle et chez nombre d’auteurs du XVIII° siècle. Ce sont les “philosophes” écossais, Hume, Adam Smith, etc. qui lui donneront son sens actuel, à savoir que la société civile est le lieu des relations économiques et de toutes les relations qui ne sont pas celles de l’État] chacun jouit d’une liberté très entière, mais qui est infructueuse, parce que comme elle donne le privilège de faire tout ce que bon nous semble, aussi elle laisse aux autres la puissance de nous faire souffrir tout ce qu’il leur plaît. Mais dans le gouvernement d’un État bien établi, chaque particulier ne se réserve qu’autant de liberté qu’il lui en faut pour vivre commodément, et en une parfaite tranquillité, comme on n’en ôte aux autres que ce dont ils seraient à craindre. Hors de la société, chacun a tellement droit sur toutes choses, qu’il ne s’en peut prévaloir et n’a la possession d’aucune ; mais dans la république, chacun jouit paisiblement de son droit particulier. Hors de la société civile, ce n’est qu’un continuel brigandage et on est exposé à la violence de tous ceux qui voudront nous ôter les biens et la vie ; mais dans l’État, cette puissance n’appartient qu’à un seul. Hors du commerce des hommes, nous n’avons que nos propres forces qui nous servent de protection, mais dans une ville, nous recevons le secours de tous nos concitoyens. Hors de la société, l’adresse et l’industrie sont de nul fruit : mais dans un État, rien ne manque à ceux qui s’évertuent. Enfin, hors de la société civile, les passions règnent, la guerre est éternelle, la pauvreté est insurmontable, la crainte nous abandonne jamais, les horreurs de la solitude nous persécutent, la misère nous accable, la barbarie, l’ignorance et la brutalité nous ôtent toutes les douceurs de la vie ; mais dans l’ordre du gouvernement, la raison exerce son empire, la paix revient au monde, la sûreté publique est rétablie, les richesses abondent, on goûte les charmes de la conversation, on voit ressusciter les arts, fleurir les sciences, la bienséance est rendue à toutes nos actions et nous ne vivons plus ignorants des lois de l’amitié. » HobbesLe citoyen, 1642, chap. X.
Mais qu’est-ce que l’individu peut faire contre l’État lorsque celui-ci décide de lui nuire ? Car, Hobbes conçoit bien que l’État peut nous ôter la vie. L’avantage, c’est qu’il est seul alors que hors de l’État nombreux sont ceux qui le peuvent. Mais, la puissance de l’État est incomparablement plus grande que celle d’individus supposés isolés. Dès lors, les avantages de l’État, pour réels qu’ils sont, ne sont guère compensés pour celui qui en est la victime, du pouvoir de l’État.
Certes, Hobbes admet que tout homme conserve, après le contrat social, son droit de se défendre dans le chapitre 14 du Léviathan. Un tel droit est pour lui est inaliénable, c’est-à-dire que nul n’a le droit de s’en dessaisir. C’est d’ailleurs pour Hobbes le seul droit de l’homme à proprement parler.
Mais, il ne pèse rien à côté de la puissance de l’État. C’est pour cela que Locke lui objectait que le despotisme est pire que l’état de nature. C’est la raison pour laquelle, ce n’est pas n’importe quel État qui assure la paix à ses membres.
On peut alors avec Spinoza montrer que la puissance de l’État n’est pas susceptible d’aller à l’encontre de celles de ses membres. En effet, dans le Traité politique, Spinoza donne trois arguments qui permettent de penser que cette puissance est compatible avec l’individu et qu’au contraire, si l’État va à l’encontre des individus, il s’affaiblit, voire disparaît. Le premier est que la puissance étant augmentée par le fait de vivre conformément à la raison, plus un État est puissant, plus il se comporte raisonnablement, de sorte que l’individu ne peut en souffrir (cf. Traité politique, chapitre III, § 7). Le second est que le gouvernement ne peut empêcher ce qui est du ressort de l’individu comme ses croyances. Il ne peut faire croire des choses manifestement contraires à la raison. Ainsi, il ne peut menacer l’individu de ce point de vue (Traité politique, chapitre III, § 8). Enfin, si l’État prend des mesures qui suscitent l’indignation générale, il provoquera la révolte (Traité politique, chapitre III, § 9).
Ces trois arguments sont à la fois pertinents et insuffisants. Premièrement, l’impuissance de l’État déraisonnable est toute relative : il est plus puissant que l’individu. L’empire romain a pu se maintenir même sous des empereurs pour le moins déraisonnables comme Caligula, Néron ou encore Commode. Et les individus qui ont eu à en souffrir n’ont guère pu compter sur sa prétendue impuissance. Deuxièmement, le XX° siècle a montré la capacité à faire croire à des individus n’importe quoi. C’est ainsi que dans la dystopie de Georges Orwell (pseudonyme d’Arthur Blair, 1903-1950), 1984 (1949) le “héros”, Winston Smith, après de savantes séances de tortures, finit, conformément à la prédiction de son bourreau, O’Brien, par aimer le pouvoir absurde qui règne. Troisièmement, un pouvoir peut rendre difficile la révolte ou elle peut échouer. Combien de révoltes sous l’Ancien régime ont conduit à des répressions sanglantes (la révolte de la gabelle en Guyenne en 1548 ; soulèvements populaires entre 1623 et 1648) ? Dès lors, l’analyse des limites de la puissance de l’État n’est pas suffisante pour qu’il ne soit pas plus nuisible qu’utile.
On peut alors avec Rousseau ou Kant définir tout autrement le contrat social et le concevoir comme ce qui fonde l’État légitime ou l’État de droit.
Reste le problème de la réalisation de cet idéal de rationalité? Comment l’État peut-il être conçu de telle façon que l’obligation de lui obéir puisse être fondée ?

III. L’État de droit et la société civile.
§ 1. L’État de droit.
Quoique l’État trouve vraisemblablement son origine dans la violence, il y a une conception du contrat social, celle de Rousseau ou de Kant, qui est susceptible de permettre de penser la légitimité de lui obéir. C’est le contrat social qui fait l’État de droit.
En effet, le contrat social est une norme de justice qui doit permettre de savoir si unÉtat est conforme à la justice ou pas et qui permet donc de savoir en quoi il est légitime de lui obéir ou non. Qu’entendre par contrat social ? C’est l’idée que chacun ne se dessaisit de son droit à se gouverner qu’à la condition que tous les autres procèdent de la même façon de sorte que chacun reste libre. Mieux ! Chacun retrouve une liberté dans l’État de droit qui est impossible dans la vie hors de l’État tout comme dans le despotisme. D’où les formulations du contrat que l’on trouve chez Rousseau et Kant :
« ‘‘Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant ?’’ Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution.
Les clauses de ce contract sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendroit vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont par-tout les mêmes, par-tout tacitement admises et reconnües ; jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça.
Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : Car premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous, et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres.
De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être et nul associé n’a plus rien à réclamer : Car s’il restoit quelques droits aux particuliers, comme il n’y auroit aucun supérieur commun qui put prononcer entre eux et le public, chacun étant en quelque point son propre juge prétendroit bientôt l’être en tous, l’état de nature subsisterait et l’association deviendroit nécessairement tirannique ou vaine.
Enfin chacun se donnant à tous ne se donne à personne, et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquiere le même droit qu’on lui cede sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a.
Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivans. Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. » Rousseau, Du contract social (1762), livre I, chapitreVI. Du pacte social (orthographe d’époque).
On remarquera que le Contrat est vraiment une idée purement rationnelle puisque d’une part Rousseau le présente comme universel. Ensuite, il précise qu’il n’a peut-être jamais été énoncé comme tel. Et surtout, comme on l’a souvent remarqué, un tel contrat ne peut fonder l’existence de la communauté, puisque chacun passe contrat avec la communauté qu’il s’agit d’instituer. Il s’agit donc bien de fonder la légitimité de l’obéissance à l’État. Historiquement, cela veut dire : dégager les principes d’une réforme ou d’une révolution. La postérité de Rousseau l’entendra en ses deux sens.
Les révolutionnaires français tenteront de mettre en œuvre certains aspects de la doctrine de Rousseau. La reconnaissance de la liberté et de l’égalité comme droits de l’homme, le rôle de la volonté générale dans la formulation des lois légitimes, autant de thèmes rousseauistes qui sont toujours présents. Qu’entendre par volonté générale ?
Celle-ci se distingue de la volonté de tous en ce qu’elle n’est pas que la somme des intérêts particuliers qui s’opposent les uns les autres. Si donc on écarte les intérêts particuliers, il reste selon Rousseau la volonté générale (Du contrat social, livre II, chapitre III) qui se manifeste par la loi, c’est-à-dire une prescription du peuple tout entier relatif au peuple tout entier (Du contrat social, livre II, chapitre VI). Dès lors, c’est en obéissant à la loi que je me suis prescrite en tant que citoyen que je suis libre (Du contrat social, livre I, chapitre VIII). Au contraire, lorsque je cède à mes désirs, je me fais l’esclave de moi-même. Le tyran n’est donc pas moins esclave que ses sujets. L’État de droit apparaît donc comme la condition de possibilité de la véritable liberté.
Kant lui pensera un Contrat qui doit permettre une réforme permanente desÉtats existants, tous imparfaits car fondés historiquement sur la violence.
« L’acte, par lequel un peuple se constitue lui-même en État, à proprement parler l’Idée de celui-là, qui seule permet d’en penser la légalité, est lecontrat originaire, d’après lequel tous (omnes et singuli)) abandonnent dans le peuple leur liberté extérieure, pour la retrouver derechef comme membres d’une république, c’est-à-dire d’un peuple considéré comme État (universi) et l’on ne peut pas dire que l’homme dans l’État ait sacrifié une partie de sa liberté extérieure innée à une fin, mais il a entièrement abandonné la liberté sauvage et sans loi, pour retrouver sa liberté en général dans une dépendance légale, c’est-à-dire dans un état juridique, donc, entière, car cette dépendance procède de sa propre volonté législatrice. » Kant, Doctrine du droit (1796 ou 1797), § 47.
On voit donc que pour Kant, c’est l’État de droit qui permet à l’homme de posséder sa vraie liberté. Celui-ci ne limite en rien la liberté de l’individu, au contraire. Lorsqu’on pense une telle limite, soit on pense à une liberté qui n’est que la manifestation des désirs, c’est-à-dire finalement l’esclavage intérieur, soit on pense à l’État tyrannique ou despotique qui confine les individus dans la sphère privée. Et là, c’est bien la liberté politique, celle qui consiste à obéir à la loi à laquelle on doit obéir pour paraphraser Montesquieu qui est bafouée.
« Il est vrai que dans les démocraties, le peuple paraît faire ce qu’il veut ; mais la liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit point vouloir.
Il faut se mettre dans l’esprit ce que c’est que l’indépendance, et ce que c’est que la liberté. La liberté est le droit de faire tout ce que les lois permettent : et si un citoyen pouvait faire ce qu’elles défendent, il n’aurait plus de liberté, parce que les autres auraient tout de même ce pouvoir. » Montesquieu, De l’esprit des lois (1748), livre XI Des lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution, chapitre 3 Ce que c’est que la liberté.
Reste à savoir deux choses. Premièrement, est-il possible de désobéir légitimement à l’État lorsqu’il n’est pas un État de droit ? Deuxièmement, est-il possible et à quelles conditions de réaliser l’État de droit ?
Concernant le premier point, on pourrait penser que la solution est simple : tout État qui n’est pas unÉtat de droit est despotique. En conséquence, s’il est prudent de lui obéir, il est tout à fait légitime de lui désobéir. C’est ce qui justifiera d’ailleurs la révolution française, voire toute révolution. C’est ce que Rousseau exprime avec sa franchise habituelle même s’il prend en apparence le masque du despotisme oriental qui ne trompait personne au XVIII° siècle :
« C’est ici que tout se ramene à la seule Loi du plus fort, et par conséquent à un nouvel Etat de Nature différent de celui par lequel nous avons commencé, en ce que l’un étoit l’Etat de Nature dans sa pureté, et que ce dernier est le fruit d’un excès de corruption. Il y a si peu de différence d’ailleurs entre ces deux états, et le Contract de Gouvernement est tellement dissous par le Despotisme, que le Despote n’est le Maître qu’aussi longtems qu’il est le plus fort, et que sitôt qu’on peut l’expulser, il n’a point à réclamer contre la violence. L’émeute qui finit par étrangler ou détrôner un Sultan est un acte aussi juridique que ceux par lesquels il disposoit la veille des vies et des biens de ses Sujets. La seule force le maintenoit, la seule force le renverse ; toutes choses se passent ainsi selon l’ordre Naturel ; et quel que puisse être l’événement de ces courtes et fréquentes révolutions, nul ne peut se plaindre de l’injustice d’autrui, mais seulement de sa propre imprudence, ou de son malheur. » Rousseau,Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Deuxième partie.
Mais en fait, si on lit bien, la révolution n’est pas justifiée : elle est sur le même plan que le despotisme. Elle est violence et non action politique. Tout ce qu’on peut donc dire est que l’idée de l’État de droit fondée sur le contrat n’interdit pas la révolution. Et encore !
C’est Kant qui a montré l’absurdité d’un droit de résistance à l’oppression dansThéorie et pratique de 1793 à laDoctrine du droit de 1796 ou 1797 en passant par l’essai Vers la paix perpétuelle de 1795. L’argument est toujours le même. Si on admet que le peuple qui s’estime lésé par son gouvernement a le droit de le renverser violemment et de changer la forme de l’État, contrairement au droit tel qu’il est défini par l’État lui-même, on justifie n’importe quelle violence. C’est que d’un point de vue juridique, la révolution est contradictoire puisqu’elle renverse la légalité. Or, s’il y a un différend entre le peuple et l’État ou plutôt celui ou ceux qui détiennent le pouvoir, le peuple ne peut à la fois être juge et partie. Et comme il n’y a pas de tiers pour juger, le droit de résistance à l’oppression est une contradiction dans les termes puisque seul l’État peut décider de ce qui est de droit.
Par contre, si une révolution a lieu et qu’un nouvelÉtat se forme, alors il est illégitime de vouloir revenir à la forme antérieure de l’État. Et Kant pense bien sûr à la révolution française qui lui paraissait par ailleurs, à savoir dans la seconde section du Conflit des facultés de 1798, montrer la possibilité de la République, c’est-à-dire de la forme pure de l’État de droit.
Toujours est-il que l’État de droit, s’il trace bien l’idée d’une forme idéale qui permet de juger desÉtats existants, ne permet guère de savoir s’il est légitime ou non d’obéir comme le montre l’opposition de Rousseau et de Kant sur l’idée de révolution (nombre de révolutionnaires français furent rousseauistes, à commencer par Robespierre).
Certes, elle peut servir de modèle aux gouvernants pour réformer l’État, mais que faire si au contraire ils se proposent le contraire. Faut-il se contenter d’obéir comme se défendait le nazi Adolf Eichmann (1906-1962), haut responsable dans la solution finale, en invoquant Kant sous prétexte que l’État représente toujours la légalité selon le compte-rendu de son procès par Hannah Arendt dans sonEichmann à Jérusalem (1963) ? N’y a-t-il pas un conflit irréductible entre la morale entendue comme obéissance à la raison et l’idée d’une obéissance à l’État quel qu’il soit ? Mais peut-on se passer totalement de la notion de l’état de droit ? Si on fait abstraction des tentatives illusoires de fonder l’état sur la religion, on peut se tourner vers les deux principales critiques de l’État de droit, à savoir le libéralisme et le marxisme pour en éprouver la valeur.

§ 2. Examen critique de libéralisme et du marxisme.
C’est que les hommes étant ce qu’ils sont, on ne peut guère compter sur la morale, en quelque sens que l’on prenne ce terme, pour fonder une obéissance des gouvernants et des gouvernés telle que les uns ne soient pas les simples choses des autres. C’est la raison pour laquelle la critique que Machiavel proposa dans Le Prince du point de vue de la morale en politique reste toujours pertinente : à savoir que la morale – et il pensait à celle de la religion chrétienne – conduit à l’esclavage et au despotisme puisqu’elle interdit d’user de la violence pour arriver à ses fins. Mais une politique affranchie de toute morale conduira l’État à n’être que l’instrument de l’ambition du despote de sorte qu’un des remèdes de Machiavel, à savoir un Prince fort et rusé, est peut-être pire que le mal. L’autre remède, que Machiavel développe dans son Discours sur la première décade de Tite-Live, à savoir l’institution d’une République sur le modèle de la Rome antique, où le citoyen fait de l’État sa loi, repose finalement sur une forme de morale, la morale civique.

1) Le libéralisme.
On peut donc essayer de concevoir une conciliation de l’intérêt et de l’exigence morale. Telle fut la doctrine libérale à partir du XVIII° siècle. C’est qu’en effet le marché est le lieu où chacun cherche son intérêt pacifiquement. D’où l’idée que le commerce est le plus sûr moyen de développer des relations pacifiques entre les hommes à la condition que l’État intervienne le moins possible. Et s’il intervient, c’est uniquement pour rendre possible cet échange pacifique.
La doctrine constante du libéralisme qu’Adam Smith (1723-1790), certainement inspiré par son ami et mentor Hume, a incarné auXVIII° siècle, est que le marché permet de tisser des liens sociaux tels qu’à la limite, l’État est inutile. C’est qu’en effet, chacun, sur la marché, échange ce qu’il a produit. Il se trouve ainsi lié aux autres sans qu’il y ait de relations de pouvoir.
Déjà Aristote dans le chapitre 2 du livre I de La politique définissait l’échange entre familles comme constitutif de ce qu’il nommait le village ou la nation (ethnos) et qu’il distinguait de la cité (polis), association d’hommes libres et égaux qui décident en commun des affaires communes. Hegel, en se référant à l’économie politique moderne d’Adam Smith, de Jean-Baptiste Say et de David Ricardo dans les Principes de la philosophie du droit (§ 189 remarque), a nommé société civile le lieu de la production, de l’échange et de la consommation qui constitue l’homme comme être de besoins sociaux et qu’il distingue de l’État, instance du politique.
On peut admettre avec Smith que le marché se régule lui-même. C’est le sens de la fameuse main invisible du marché dont il fait mention à la fois dans sa Théorie des sentiments moraux (1759) et dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). L’idée est qu’en suivant son propre intérêt, il s’accorde avec celui des autres.
« Mais le revenu annuel de toute société est toujours précisément égal à la valeur échangeable de tout le produit annuel de son industrie, ou plutôt c’est précisément la même chose que cette valeur échangeable. Par conséquent, puisque chaque individu tâche, le plus qu’il peut, 1° d’employer son capital à faire valoir l’industrie nationale, et – 2° de diriger cette industrie de manière à lui faire produire la plus grande valeur possible, chaque individu travaille nécessairement à rendre aussi grand que possible le revenu annuel de la société. À la vérité, son intention, en général, n’est pas en cela de servir l’intérêt public, et il ne sait même pas jusqu’à quel point il peut être utile à la société. En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d’une manière bien plus efficace pour l’intérêt de la société, que s’il avait réellement pour but d’y travailler. Je n’ai jamais vu que ceux qui aspiraient, dans leurs entreprises de commerce, à travailleur pour le bien général, aient fait beaucoup de bonnes choses. » Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), livre IV, Chapitre II, trad. Germain Garnier (1881).
En outre, le jeu de l’offre et de la demande permet à chacun de savoir ce que vaut ce qu’il produit et ce qu’il désire.
On peut même avec certains néolibéraux comme Friedrich Von Hayek (1899-1992) dans La route de la servitude (1945) considérer que le marché permet d’éviter toute domination de l’homme par l’homme puisqu’il est anonyme. Inutile alors de s’embarrasser avec la notion de justice sociale qui implique une intervention de l’État et le risque du despotisme voire du totalitarisme.
Il n’en reste pas moins vrai que le marché seul ou une société civile sans État est peut-être une utopie et un danger comme toutes les utopies que l’on tente de faire entrer de force dans la réalité. En effet, le libéralisme n’explique pas à proprement parler l’apparition de l’État. Il peut au mieux lui reconnaître un rôle positif, à savoir celui de rendre possible le marché comme Hayek par exemple dans La route de la servitude qui reprend la leçon d’Adam Smith. En effet, le marché suppose que chacun s’abstienne de prendre sans donner. Or, soit cela suppose une morale dont le libéralisme tente de se passer, soit un État qui fasse la police. Pire ou mieux comme on le voudra : cette police consiste à maintenir le marché et la concurrence même pour ceux qui ne la veulent pas.
En effet, comme Hegel le faisait remarquer dans le § 200 des Principes de la philosophie du droit, la société civile produit nécessairement l’inégalité de la richesse et des talents des individus de sorte que l’opposition des riches et des pauvres est non moins nécessaire. En un certain sens on peut dire que Hegel a pensé l’idée de classe sociale avant Marx. Les différents conflits susceptibles de survenir sur le marché exige donc cette fonction de l’État qu’est la police, c’est-à-dire l’administration d’une réglementation (cf. Principes de la philosophie du droit, § 231 au § 248).
Non seulement le marché ne peut se passer de l’État, mais le libéralisme économique contient en lui un principe despotique que les physiocrates, au XVIII° siècle, adeptes du « laisser faire », ont parfaitement exprimé. En effet, il postule que le marché est la forme nécessaire de la liberté de sorte que l’État peut et doit l’imposer par la force s’il le faut. L’instauration du libéralisme économique au Chili à partir de 1973 grâce à un régime dictatorial en est l’illustration. Indépendamment de ce cas extrême, l’État libéral rend possible une lutte de classes et non l’harmonie des intérêts qu’il promet dans un avenir qui recule indéfiniment.
Il ne permet donc pas de se passer de l’État de droit qui est au contraire la condition pour qu’il ne dégénère pas en despotisme. En outre, seul l’État de droit est à même de prendre en compte sur le plan politique les exigences sociales dues aux conflits du marché.
Or, ne peut-on pas considérer que l’État de droit et l’État libéral sont sur le fond identique et que leur logique est celle de protéger l’exploitation de l’homme par l’homme sous la forme du marché ? Telle est le fond de la thèse marxiste que nous allons examiner pour finir.

2) Marx, critique du libéralisme.
Concernant le libéralisme, la critique de Marx est double. D’une part il nie que le marché soit la forme éternelle de la société civile. En effet, il considère qu’elle n’est que la forme de la société civile bourgeoise moderne. Par exemple, la société civile antique connaît l’esclavage, rapport de production qui exclut en partie le marché puisque l’esclave produit directement pour son maître. Ce dernier pouvait produire pour le marché. Tel était le cas des esclaves qui travaillaient dans la fabrique d’armement que possédait le poète et homme politique Sophocle (495-406 av. J.-C.).
Quant aux sociétés primitives, force est de constater que leur système d’échange est rarement conforme au dogme de l’offre et de la demande ou à celui de l’utilité. Les règles de l’échange ont plus pour fonction de rendre possible la vie sociale, d’où le don obligatoire comme forme de l’échange, que de permettre à chacun de vivre utilement.
Reste que l’idée selon laquelle le marché n’est pas une forme éternelle des rapports sociaux ne signifie pas que les formes primitives ou antiques soient meilleures. C’est qu’elles impliquent une coercition de la société ou de l’État qui empêche ou limite la liberté de tous. C’est la raison pour laquelle Marx reconnaît à la bourgeoisie un rôle libérateur, notamment des forces productives qui, grâce à elle, ont pris l’allure d’un ‘‘progrès’’ matériel indéfini (cf. Marx/Engels, Manifeste du parti communiste, 1848, chapitre premier).
Toujours est-il que l’État bourgeois ou l’État de droit apparaît à Marx comme un État partisan. En effet, s’il prône les droits de l’homme, liberté, égalité, etc., il n’en reste pas moins vrai que ses droits n’ont de sens que par rapport à la société civile bourgeoise : critique que Marx énonce dans ses écrits de jeunesse, notamment dansLa question juive (1844). C’est que la liberté des déclarations des droits de l’homme est une liberté égoïste. Elle consiste selon la constitution de 1793 que Marx cite :
« Art. 6 « La liberté est le pouvoir qui appartient à l’homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d’autrui » » cité par Marx dans La question juive.
Or, commente Marx, une telle liberté consiste finalement en ce que chacun jouisse de sa propriété sans tenir compte d’autrui. C’est donc bien la société civile bourgeoise qu’exprime ce droit et non l’homme en général.
De même dans le livre I duCapital(1867) [le seul publié du vivant de Marx], on peut extraire une autre critique des droits de l’homme. Marx y explique que le prolétaire est amené à vendre sa force de travail sur le marché, seule possibilité pour lui de vivre. Le bourgeois qui l’achète et qui possède un capital est en position de force de sorte que si formellement le contrat est libre, en réalité le premier impose ses conditions au second et peut donc exploiter le prolétaire, c’est-à-dire lui faire produire plus de valeur qu’il ne lui en donne sous forme de salaire. Dès lors, l’État moderne ou État de droit n’est que l’instrument de la classe bourgeoise et sert ses seuls intérêts. Sa prétention à représenter l’universel est vide (cf. Marx/Engels, L’idéologie allemande, 1845).
Si une telle critique mérite toujours l’attention, si elle peut même dans certains événements que Marx n’a pas connu trouver une confirmation, comme l’entreprise coloniale qui commence dans les années 1880 et qui amènera les États européens à se partager le monde selon l’analyse de Hannah Arendt dans le tome 2 de ses Origines du totalitarisme (1951) intitulé L’impérialisme, il n’en reste pas moins vrai qu’elle est ambiguë.
Soit on comprend que Marx trouve l’État bourgeois en deçà de ses propres principes et sa critique accepte les principes de l’État de droit. Celui-ci apparaît donc comme le cadre dans lequel il est possible de corriger la mise en œuvre des dits principes. C’est ainsi que Rousseau considérait qu’il fallait éviter de trop grands écarts de fortune pour que les citoyens entendent la volonté générale et ne fassent pas de l’État l’instrument de leurs intérêts particuliers.
Soit on comprend que Marx considère que les principes de l’État de droit sont à rejeter à cause des illusions qu’ils rendent possibles et dès lors, non seulement on ne voit pas au nom de quoi il peut les critiquer, mais en outre, sa pensée ainsi interprétée permet et a permis dans le bolchevisme puis dans le totalitarisme stalinien un État autoritaire puis totalitaire.
Par totalitarisme, on peut entendre avec Hannah Arendt, unÉtat qui repose d’une part sur l’idéologie, c’est-à-dire une vision du monde indiscutable et indiscutée, comme le marxisme léninisme ou l’idéologie raciale nazie (et on pourrait ajouter l’idéologie khmer rouge au Cambodge entre 1975 et 1979 que Hannah Arendt n’a pas pu analyser) et d’autre part sur l’utilisation de la violence, notamment dans les camps de concentration ou d’extermination dont la fonction est, par la violence, de tenter de transformer l’homme afin de le rendre conforme à l’idéologie. Si l’État autoritaire limite fortement la liberté, l’État totalitaire tend à la faire disparaître.
La première forme de la critique par Marx de l’État de droit moderne rend possible d’accepter l’État de droit et de penser la possibilité politique de le rendre conforme à ses principes et ceci, sans qu’il soit nécessaire de le réduire au statut d’instrument de la classe bourgeoise. C’est ainsi que dans le Manifeste du parti communiste, Marx fait allusion à la loi de 1847 qui, en Grande Bretagne, limita la durée de travail à 10 heures, preuve de la possibilité de modifier juridiquement les conditions d’exercice de la liberté dans la société civile bourgeoise sans passer par une révolution supposée inéluctable.

Conclusion.
On peut donc dire que seul l’État de droit mérite l’obéissance lorsqu’il est conforme à ce qu’il doit être. Tout autreÉtat apparaît comme un instrument de domination. Mais comme c’est ainsi qu’est né l’État, il n’y a finalement sur Terre aucun véritableÉtat de droit ou aucun pur État de droit. Le contrat originaire sur lequel il se fonde n’est qu’une Idée de la Raison comme Kant l’avait bien vu.
Dès lors, lorsque l’État déroge à ce qu’il devrait être, l’individu n’est pas moralement tenu de lui obéir sous peine justement d’être immoral. Avec les autres, il peut tenter de le changer ou de résister aux changements contraires au droit, afin que la liberté des uns soit la condition de la liberté des autres : bref, faire de la politique comme les Grecs l’avaient découverte, c’est-à-dire exercer sa liberté avec les autres.


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