vendredi 12 octobre 2018

Platon La théâtrocratie

En ce temps-là, notre musique était divisée en plusieurs espèces et figures. Il y avait d’abord une espèce de chants qui étaient des prières aux dieux et qu’on appelait hymnes. Il y en avait une autre opposée à celle-là, qui portait le nom spécial de thrène[1], puis une troisième, les péans [2], et une quatrième, je crois, où l’on célébrait la naissance de Dionysos et qu’on appelait dithyrambe, et l’on donnait le nom même de nome[3]à une autre espèce de dithyrambe que l’on qualifiait de citharédique. Ces chants-là et certains autres ayant été réglés, il n’était pas permis d’user d’une espèce de mélodie pour une autre espèce. On ne s’en remettait pas, comme à présent, pour reconnaître la valeur d’un chant et juger et punir ensuite ceux qui s’écartaient de la règle, à une foule ignorante qui sifflait et poussait des cris ou qui applaudissait, mais aux gens désignés pour cela par leur science de l'éducation. Ils écoutaient en silence jusqu’à la fin, et, la baguette à la main, ils admonestaient les enfants, leurs gouverneurs et le gros de la foule et faisaient régner l’ordre. Les citoyens se laissaient ainsi gouverner paisiblement et n’osaient porter leur jugement par une acclamation tumultueuse. Les poètes furent les premiers qui, avec le temps, violèrent ces règles. Ce n’est pas qu’ils manquassent de talent, mais, méconnaissant les justes exigences de la Muse et l’usage, ils s’abandonnèrent à un enthousiasme insensé et se laissèrent emporter trop loin par le sentiment du plaisir. Ils mêlèrent les thrènes avec les hymnes, les péans avec les dithyrambes, ils imitèrent sur la flûte le jeu de la cithare et, confondant tout pêle-mêle, ils ravalèrent inconsciemment la musique et poussèrent la sottise jusqu’à croire qu’elle n’avait pas de valeur intrinsèque et que le plaisir de celui qui la goûte, qu’il soit bon ou méchant, est la règle la plus sûre pour en bien juger. En composant des poèmes suivant cette idée et en y ajoutant des paroles conformes, ils inspirèrent à la multitude le mépris des usages et l’audace de juger comme si elle en était capable. En conséquence les théâtres, muets jusqu’alors, élevèrent la voix comme s’ils étaient connaisseurs en beautés et en laideurs musicales, et l’aristocratie céda la place dans la ville à une méchante théâtrocratie (θεατροκρατία). Encore si la démocratie ne renfermait que des hommes libres, le mal n’aurait pas été si terrible, mais le désordre passa de la musique à tout le reste, chacun se croyant capable de juger de tout, et amena à sa suite un esprit d’indépendance ; on jugea de tout sans crainte, comme si on s’entendait à tout, et l’absence de crainte engendra l’impudence ; car pousser l’audace jusqu’à lie pas craindre l’opinion d’un meilleur que soi, c’est ce qu’on peut appeler une méchante impudence, et c’est l’effet d’une liberté excessive.
PlatonLes lois, livre III, 700b-701b




[1]Chant de lamentation funèbre.
[2]Chant en l’honneur d’Apollon.
[3]Poème en l’honneur d’Apollon.

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