samedi 13 octobre 2018

Platon, sur la comédie (textes)

Pour ce qui est des paroles, du chant, de la danse par lesquels on imite les corps et les esprits mal faits, enclins à plaisanter pour provoquer le rire, et généralement de toutes imitations comiques, il est nécessaire d'en considérer et d'en reconnaître la nature ; car si l’on ne connaît pas le ridicule, il n’est pas possible de connaître le sérieux, ni les contraires, si l'on ne connaît pas tous leurs contraires ; c'est indispensable pour en bien juger. Mais on ne mêlera pas les deux choses, si l’on veut avoir la moindre part à la vertu. Il faut connaître l’une et l’autre pour ne jamais, par ignorance, laisser place au ridicule, ni dans ses actes, ni dans ses paroles, quand on y est pas obligé. C’est aux esclaves et à des étrangers gagés qu’il faut commander ces sortes d’imitations. Aucune personne libre, femme ou homme, ne doit jamais s’y intéresser si peu que ce soit, ni laisser voir qu’il en fait une étude ; ces imitations doivent toujours apparaître comme des nouveautés. C’est ainsi que nous réglons par la loi et la raison tous les divertissements qui tendent à provoquer le rire et que nous appelons tous du nom de comédie.
PlatonLes Lois, livre VII

[48a]
SOCRATE. – Sais-tu que dans la comédie même notre âme est ainsi disposée, et qu’il y a en elle un mélange de plaisir et de douleur ?
PROTARQUE. – Je ne vois pas cela clairement.
[48b] SOCRATE. – Il est vrai, Protarque, que le sentiment qu’on éprouve alors n’est nullement aisé à démêler.
PROTARQUE. – Il paraît du moins qu’il ne l’est pas pour moi.
SOCRATE. – Attachons-nous donc d’autant plus à l’éclaircir, qu’il est plus obscur. Cela nous servira à découvrir plus facilement pour le reste comment le plaisir et la douleur s’y trouvent mêlés.
PROTARQUE. – Parle.
SOCRATE. – Ce que nous venons d’appeler envie, le regardes-tu comme une douleur de l’âme ? Qu’en penses-tu ?
PROTARQUE. – Oui.
SOCRATE. – Nous voyons pourtant que l’envieux se réjouit du mal de son prochain.
[48c] PROTARQUE. – Très fort.
SOCRATE. – L’ignorance, et comme on l’appelle, la bêtise, n’est-elle point un mal ?
PROTARQUE. – Qui en doute ?
SOCRATE. – Ceci posé, conçois-tu quelle est la nature du ridicule ?
PROTARQUE. – Tu n’as qu’à dire.
SOCRATE. – À le prendre en général, c’est une espèce de vice qui tire son nom d’une certaine habitude de l’âme ; et ce qui le distingue de tous les autres vices, c’est qu’il fait en nous le contraire de ce que prescrit l’inscription de Delphes.
PROTARQUE. – Parles-tu, Socrate, du précepte, Connais-toi toi-même 
[48d] SOCRATE. – Oui : et il est évident que l’inscription dirait tout le contraire, si elle portait, Ne te connais en aucune façon.
PROTARQUE. – Assurément.
SOCRATE. – Essaie donc, Protarque, de diviser ceci en trois.
PROTARQUE. – Comment cela ? je crains fort de ne pouvoir le faire.
SOCRATE. – Tu dis apparemment qu’il faut que je fasse moi-même cette division.
PROTARQUE. – Non-seulement je le dis, mais je t’en prie.
SOCRATE. – N’est-il pas nécessaire que ceux qui ne se connaissent point eux-mêmes soient dans cette ignorance par rapport à une de ces trois choses ?
PROTARQUE. – Quelles choses ?
[48a] SOCRATE. – En premier lieu, par rapport aux richesses, s’imaginant être plus riches qu’ils ne sont en effet.
PROTARQUE. – Beaucoup de gens sont attaqués de cette maladie.
SOCRATE. – Il en est bien davantage qui se croient plus grands, plus beaux qu’ils ne sont, et doués de toutes les qualités du corps dans un degré supérieur à la vérité.
PROTARQUE. – Assurément.
SOCRATE. – Mais le plus grand nombre, à ce que je pense, est de ceux qui se trompent à l’égard des qualités de l’âme, s’imaginant, en fait de vertu, être meilleurs qu’ils ne sont : ce qui est la troisième espèce d’ignorance.
PROTARQUE. – Cela est certain.
[49a] SOCRATE. – Et parmi les vertus, au sujet de la sagesse, par exemple, n’est-il pas vrai que la plupart, avec les prétentions les plus grandes, ne savent que disputer, et sont pleins de fausses lumières et de mensonge ?
PROTARQUE. – Sans contredit.
SOCRATE. – On peut assurer avec raison qu’un pareil état est un mal.
PROTARQUE. – Avec beaucoup de raison.
SOCRATE. – Protarque, il nous faut encore partager ceci en deux, si nous voulons connaître l’envie puérile et innocente, et le mélange singulier qui s’y fait du plaisir et de douleur.
PROTARQUE. – Comment le partagerons-nous ? en deux, dis-tu ?
[49b] SOCRATE. – C’est une nécessité, je pense, que tous ceux qui conçoivent follement cette fausse opinion d’eux-mêmes aient en partage, ainsi que le reste des hommes, les uns la force et la puissance, les autres le contraire.
PROTARQUE. – C’est une nécessité.
SOCRATE. – Distingue-les donc ainsi : et si tu appelles ridicules ceux d’entre eux qui, avec une telle opinion d’eux-mêmes, sont faibles et incapables de se venger lorsqu’on se moque d’eux, tu ne diras que la vérité ; comme en disant que ceux qui ont la force en main pour se venger sont redoutables, violents et odieux, [49e] tu ne te tromperas pas. L’ignorance, en effet, dans les personnes puissantes, est odieuse et honteuse, parce qu’elle est nuisible aux autres, elle et tout ce qui en porte la ressemblance ; au lieu que l’ignorance accompagnée de faiblesse est pour nous le partage des personnages ridicules.
PROTARQUE. – C’est fort bien dit. Mais je ne découvre pas encore en ceci le mélange du plaisir et de la douleur.
SOCRATE. – Commence auparavant par concevoir.la nature de l’envie.
PROTARQUE. – Explique-la-moi.
[49d] SOCRATE. – N’y a-t-il point des douleurs et des plaisirs injustes ?
PROTARQUE. – On ne saurait le contester.
SOCRATE. – Il n’y a ni injustice ni envie à se réjouir du mal de ses ennemis ; n’est-ce pas ?
PROTARQUE. – Non.
SOCRATE. – Mais lorsqu’on est témoin quelquefois des maux de ses amis, n’est-ce pas une chose injuste de n’en pas être affligé, et au contraire de s’en réjouir ?
PROTARQUE. – Sans contredit.
SOCRATE. – N’avons-nous pas dit que l’ignorance est un mal pour tous les hommes ?
PROTARQUE. – Et avec raison.
SOCRATE. – Mais quoi ! par rapport à la fausse opinion que nos amis se forment de leur sagesse, de leur beauté, et des autres qualités [49e] dont nous avons parlé, les distinguant en trois espèces, et ajoutant qu’en ces rencontres le ridicule se trouve là où est la faiblesse, et l’odieux là où est la force, n’avouerons-nous point, comme je disais tout-à-l’heure, que cette disposition de nos amis, lorsqu’elle ne nuit à personne, est ridicule ?
PROTARQUE. – Oui.
SOCRATE. – Ne convenons-nous point aussi que, comme ignorance, elle est un mal ?
PROTARQUE. – Sans doute.
SOCRATE. – Quand nous rions d’une pareille ignorance, sommes-nous joyeux ou affligés ?
[50a] PROTARQUE. – Il est évident que nous sommes joyeux.
SOCRATE. – N’avons-nous pas dit que c’est l’envie qui produit en nous ce sentiment de joie à la vue des maux de nos amis ?
PROTARQUE. – Nécessairement.
SOCRATE. – Ainsi il résulte de ce discours que, quand nous rions des ridicules de nos amis, nous mêlons le plaisir à l’envie, et par conséquent le plaisir à la douleur : puisque nous avons reconnu précédemment que l’envie est une douleur de l’âme, et le rire un plaisir, et que ces deux choses se rencontrent ensemble en cette circonstance.
PROTARQUE. – Cela est vrai. [50b]
SOCRATE. – Ceci nous donne en même temps à connaître que dans les lamentations et les tragédies, non pas au théâtre, mais dans la tragédie et la comédie de la vie humaine, le plaisir est mêlé à la douleur, ainsi que dans mille autres choses.
PROTARQUE. – Il est impossible de n’en pas convenir, Socrate, quelque désir que l’on ait de soutenir le contraire.
PlatonPhilèbe, 48a-50b.

Or, le même argument ne s'applique-t-il pas au rire ? Si, tout en ayant toi-même honte de faire rire, tu prends un vif plaisir à la représentation d’une comédie, ou, dans le privé, à une conversation bouffonne, et que tu ne haïsses pas ces choses comme basses, ne te comportes-tu pas de même que dans les émotions pathétiques ? Car cette volonté de faire rire que tu contenais par la raison, craignant de t'attirer une réputation de bouffonnerie, tu la détends alors, et quand tu lui as donné de la vigueur il t’échappe souvent que, parmi tes familiers, tu t’abandonnes au point de devenir auteur comique
PlatonLa République, livre X, 606c.

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