mardi 21 avril 2015

La politique - une explication d'un extrait du "DIscours sur la première décade de Tite-Live" de Machiavel


Santo di Tito (1536-1603), Portrait posthume de Machiavel, détail.

Sujet

Expliquer le texte suivant :
Les hommes réussissent ou échouent suivant qu’ils savent ou non régler leur conduite sur les circonstances : on voit en effet les uns y aller pleins d’impétuosité, les autres circonspects et prudents : et ces deux démarches étant pareillement éloignées de la seule qui convienne, les fourvoient (1) pareillement. L’homme qui se fourvoie le moins et rencontre le succès est celui dont la démarche rencontre les circonstances favorables, mais alors, comme toujours, il ne fait qu’obéir à la force de sa nature. (…) Pier Soderini (2) réglait sa conduite sur les principes de l’humanité et de la patience. Il vit prospérer sa patrie tant que les circonstances se prêtèrent à ce génie. Mais vinrent des temps où il fallait rompre avec une politique d’humilité et de patience, et il ne sut pas rompre : il tomba et avec lui, sa patrie. Le pape Jules II (3) se livra pendant tout son pontificat à la fureur et à l’impétuosité de son caractère et comme les circonstances s’accordaient à merveille avec cette façon d’agir, il réussit dans toutes ses entreprises. Fût-il survenu d’autres circonstances qui eussent demandé un autre génie, il se serait nécessairement perdu, parce qu’il n’eût pas changé ni de caractère ni de conduite. (…) C’est de là que viennent les inégalités de fortune (4) : les temps changent, et nous ne voulons pas changer. De là vient aussi la chute des cités, parce que les Républiques ne changent pas leurs institutions avec le temps (…). Elles ont, il est vrai, cette excuse que, pour les y déterminer, il faut que viennent des temps qui les ébranlent tout entières, et il ne suffit pas qu’un seul homme y modifie son comportement.
Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live (posthume, 1531)

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Notes.
(1) Les trompent.
(2) Pier Soderini (1452-1522), Homme d’Etat italien ayant dirigé la Cité de Florence.
(3) Giulliano Della Rovere (1443-1513), connu comme Pape sous le nom de Jules II ; il agit durant son pontificat comme un chef d’Etat et un chef de guerre impitoyable.
(4) Fortune : chance.

Corrigé

[Le texte est extrait du livre III, chapitre IX Qu’il faut savoir varier selon les temps, si l’on veut toujours trouver la fortune propice.]

Qu’est-ce qui importe en politique ? Agir de telle sorte qu’on obtienne le succès quels que soient les moyens mis en œuvre ou bien mettre en œuvre certains principes, notamment des principes moraux, quels que soient les résultats ?
Tel est le problème dont traite cet extrait du Discours sur la première décade de Tite-Live écrit par Machiavel et publié à titre posthume en 1531.
L’auteur veut montrer que ce qui importe en politique, quel que soit le régime, est de s’adapter aux circonstances pour conserver l’État.
On peut donc se demander s’il s’agit là d’un principe qui conduirait à faire du cynisme le principe même de la politique ou bien si ce n’est pas la condition nécessaire pour que les principes moraux qu’on trouve notamment dans le régime républicain ne se retournent pas contre lui.
On verra en quoi la réussite se comprend comme la rencontre entre une capacité à avoir des principes adaptés et des circonstances changeantes, puis comment ce principe s’applique aux chefs d’État pour ensuite voir en quoi les républiques sont également concernées.

Machiavel commence par des considérations générales sur la réussite ou l’échec des hommes. Par réussite, il faut entendre la réalisation des principes d’action qu’on met en œuvre et par échec l’inverse. Or, Machiavel définit la réussite et l’échec par la capacité à se régler sur les circonstances. Une telle définition paraît contradictoire. En effet, supposons que je veuille vivre en bonne santé. Je réussis si j’y arrive et j’échoue à l’inverse. Supposons encore que je désire me marier avec telle personne. Je ne peux me régler sur les circonstances pour réussir puisqu’il peut se faire que la personne ne le désire pas. Dans ce cas l’échec est nécessaire. Qu’est-ce que Machiavel entend par se régler sur les circonstances ?
Il donne deux cas d’actions reposant sur certains principes. C’est d’abord le cas de ceux qui agissent avec « impétuosité », c’est-à-dire de façon vive et rapide. C’est ensuite le cas de ceux qui sont « circonspects et prudents », c’est-à-dire qui agissent à l’inverse des premiers, comprenons qui réfléchissent avant d’agir et qui sont capables de discernement. Or, Machiavel rejette les deux types d’action. Elles s’opposent à la seule valable, celle de l’adaptation aux circonstances. Or, il y a des cas où on ne voit pas comment on pourrait agir autrement que de façon impétueuse ou de façon prudente. Que faut-il donc vraiment comprendre dans la critique de l’erreur dans l’action que fait Machiavel ?
Il précise justement que celui qui se trompe le moins est celui dont les principes d’actions sont conformes aux circonstances. On comprend donc que qui agit de façon impétueuse se trompe moins si les circonstances sont telles qu’elles exigent ce type d’action. À l’inverse, si c’est la circonspection et la prudence qui sont requises, se trompe moins celui qui agit ainsi dans certaines circonstances. Dès lors, ne pas se tromper, c’est être impétueux quand les circonstances l’exigent et être circonspect et prudent lorsqu’elles l’exigent. Finalement, l’erreur est d’avoir des principes qui restent toujours les mêmes. On pourrait dire de façon paradoxale que le seul principe valable pour Machiavel, c’est de ne pas en avoir. On comprend alors que si ceux qui ont des principes sont dans l’erreur, c’est qu’ils agissent en obéissant à leur nature – soit d’être impétueux ou d’être circonspect et prudent. Par nature ici il paraît difficile de comprendre une essence fixe qui déterminerait absolument chaque homme car en ce cas, l’analyse de Machiavel n’aurait pas d’objet. Car, l’extrait commence par l’idée qu’il faut savoir s’adapter au changement de circonstances. Comprenons alors qu’un tel savoir rend possible une conduite adaptée. On peut donc entendre l’idée d’une nature de l’individu en un sens un peu large comme lorsqu’on dit de la coutume qu’elle est une seconde nature, c’est-à-dire finalement que par nature on entend ce qui est en quelque sorte enraciné en nous, qui constitue un caractère relativement stable. Machiavel préconise donc de rompre avec les principes d’action de types moraux pour les remplacer par un principe d’adaptation aux circonstances.
Or, s’il faut se déterminer à agir en fonction des circonstances, ne faut-il pas justement les comprendre, les discerner ? N’est-ce pas la vertu de prudence qui est ce discernement ? Et surtout, le problème reste entier : comment comprendre la réussite ?

Les considérations générales sont là pour éclairer le problème de Machiavel. En effet, il donne deux exemples de principes d’action politique qui permettent de comprendre ce qu’il entend par réussite : à savoir la conservation de l’État lorsque ce dernier est dirigé par un seul homme.
Son premier exemple est celui de Pier Soderini dont il décrit les principes politiques comme des principes moraux : humanité, patience, voire théologiques : humilité. Machiavel ne condamne pas ses principes. Ils constituent son génie, comprenons ce qui dirigeait son action au sens quasiment étymologique d’une être surnaturel et supérieur qui guide un individu. Il remarque que si longtemps ils ont permis à Pier Soderini et à la cité de Florence comme nous l’apprend la note de prospérer, un changement de circonstances qu’il ne détaille pas, a conduit à leur perte. Autrement dit, Pier Soderini aurait dû « rompre » avec la politique morale qui était la sienne. Il est clair que c’est une politique immorale qu’il aurait dû suivre. Pourquoi ? Cela lui aurait permis et de se sauver et sa patrie. On voit donc que le principe de l’adaptation aux circonstances apparaît comme le principe de la supériorité de la politique sur la morale, thème général de la pensée de Machiavel. C’est surtout celui selon lequel la conservation de soi prime sans quoi il n’est plus possible de faire quoi que ce soit.
Le deuxième exemple le confirme. En effet, Machiavel prend l’exemple d’une politique, celle du pape Jules II, peut-être mort au moment où il écrit puisqu’il la juge tout entière. Cette politique n’avait rien de moral puisqu’elle se fondait sur l’impétuosité. En prenant une politique réussie, immorale, menée par un pape, chef d’État du Vatican, Machiavel argumente contre la doctrine soutenue par l’Église selon laquelle le gouvernant doit respecter les valeurs morales et théologiques. Toujours est-il que la réussite de Jules II n’avait pas de valeur en elle-même. Si les circonstances avaient changé, il aurait échoué soutient Machiavel dans une sorte de prédiction dans le passé qui a pour but de faire ressortir la logique de l’action.
L’opposition de deux types de chefs d’État, l’un qui a une politique morale et l’autre une politique immorale vise à montrer qu’en politique, ce qui importe, c’est le principe du salut de l’Etat qui a pour corolaire celui de l’adaptation aux circonstances. On pourrait dire que le principe de la politique est autonome vis-à-vis de la morale. Il s’agit de perpétuer l’État, c’est-à-dire l’entité politique comme telle. C’est le sens de la maxime « Salus populis suprema lex esto » rapportée par Cicéron (Des lois, III, 3).
Il est remarquable que les exemples que donne Machiavel concernent des exemples d’États dirigés par un seul homme et où la conservation ou non de l’État dépend de son caractère. Or, justement, dans la mesure où certains États sont constitués autrement que par leur relation à un chef, l’analyse de Machiavel s’y applique-t-il ?

Machiavel paraît déduire que les inégalités de fortune proviennent du fait que « les temps changent » alors que les hommes en général ne veulent pas changer. On peut d’abord entendre par les temps non les époques, mais les circonstances. La raison en est qu’une époque est susceptible de durer plus d’une génération alors que les circonstances quant à elles peuvent varier indépendamment des considérations d’époques, voire à l’intérieur de la même époque. On peut donner comme exemple de circonstance qu’une guerre se déclare ou qu’une révolte populaire ait lieu, etc. Quant à la volonté de ne pas changer, on peut l’entendre en deux sens. Soit Machiavel veut dire qu’il s’agit là d’une sorte de faute, c’est-à-dire que nous pourrions changer mais que nous choisissons de ne pas le faire. Soit il s’agit du constat que notre volonté est en quelque sorte soumise à notre nature et que les hommes ne peuvent changer. Dans ce dernier cas, c’est le sens même de son analyse qui est problématique. Pourquoi s’interroger sur les conditions de la meilleure façon d’agir en politique ?
Il en déduit également « la chute des cités ». Il faut comprendre par là ce que nous nommons plutôt l’État. Il faut comprendre l’institution même du pouvoir politique, relativement séparé de la société, et qui exerce le pouvoir législatif et exécutif, peut décider de la paix ou de la guerre. Un État ou une Cité chute lorsqu’il perd son indépendance ou se retrouve intégrer à une autre. Machiavel donne comme raison de la disparition des républiques le fait qu’elles ne changent pas leurs institutions. Parle-t-il alors des mêmes faits que ceux dont il était question avec Pier Soderini ou le pape Jules II ou bien s’agit-il de faits différents ?
Machiavel excuse les républiques en avançant deux motifs. D’une part, il faut que les changements de circonstances soient suffisants pour qu’elles soient tout entières ébranlées. Ce motif semble s’accorder avec les deux exemples qu’il a donnés en ce sens que c’est bien la patrie de Pier Soderini qui aurait été atteinte et c’est donc l’État du pape qui aurait été détruit. Par contre, le deuxième motif énoncé par Machiavel est que le changement d’un seul homme ne suffit pas. On doit donc comprendre que les républiques diffèrent des régimes où un homme dirige qui sont formellement des monarchies ou des principautés. Par république, on entend alors un État dont les institutions permettent au peuple d’être directement ou indirectement souverain. Elles présentent donc un avantage, celui d’une plus grande stabilité. Si donc on admet qu’il est difficile aux hommes, voire impossible de changer de caractère, il est clair qu’un État gagnera à être plutôt une république. Dès lors, soit les hommes peuvent changer de nature et ils peuvent apprendre à s’adapter aux circonstances, soit certains hommes ont pour nature de s’adapter aux circonstances et ils sont de bons chefs d’État potentiels, soit l’État est une république et il dépend plus d’institutions solides et souples à la fois pour pouvoir s’adapter aux circonstances.

Disons en guise de conclusion que dans cet extrait de son Discours sur la première décade de Tite-Live, Machiavel traite par rapport à la fortune, c’est-à-dire à ce qui advient sans que les hommes puissent véritablement le prévoir, de la question de savoir si dans l’action politique, les principes doivent être toujours suivis ou si au contraire le principe est de n’en pas avoir. En montrant que c’est à la fois une exigence et que c’est en même temps difficile, il montre finalement que ce qui permet de contourner la difficulté de trouver un homme suffisamment habile dans l’art politique pour toujours trouver ce qu’il faut faire, c’est de vivre dans une république avec de bonnes institutions.


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