mardi 3 mars 2015

La technique - une dissertation sur le sujet (terminales technologiques) : Peut-on critiquer la technique ?

Il arrive souvent qu’on se plaigne de la technique. On l’accuse des pires maux. Déjà Pline l’Ancien (23-79) dans son Histoire naturelle critiquait l’atteinte portée à la Terre par le travail dans les mines. De nos jours, l’inquiétude pour l’environnement sert à critiquer la technique. À l’inverse, les couplets sur la médecine triomphante, sur les prouesses des explorations dans l’espace sont également monnaie courante. Ils constituent une critique positive de la technique.
Cependant, il est tout aussi clair que les outils et les machines, sauf dans les livres comme le Frankenstein ou le Prométhée moderne (1817) de Mary Shelley (1797-1851) ou les films de science fiction comme Terminator de James Cameron, ne fonctionnent pas seuls. C’est une réflexion courante que de considérer que ce n’est pas la technique qu’il faut critiquer, c’est-à-dire accuser ou louer, mais l’usage qu’on en fait.
Dès lors, on peut se demander s’il y a des conditions qui permettent de critiquer la technique.

Par technique on entend généralement tous les moyens fabriqués par l’homme et qui lui permettent de vivre. De ce point de vue, il est clair qu’une critique de la technique, c’est-à-dire un jugement sur la valeur de son existence, reviendrait à critiquer l’existence de l’homme lui-même, ce qui est absurde. Sans technique, il n’y a pas d’humanité possible, sauf dans les rêveries de l’âge d’or ou du bon sauvage. Quoiqu’on trouve quelques outils chez les animaux comme la baguette à termites que fabriquent certains chimpanzés, seuls les hommes utilisent de façon permanente les outils pour vivre depuis la plus lointaine préhistoire.
En outre, l’usage des outils, voire des machines, dépend des hommes. Couper des fleurs pour les offrir ou couper le cou de quelqu’un ne dépend pas du couteau mais de celui qui l’utilise. On peut juger l’usager mais non faire le moindre reproche ou le moindre éloge de l’outil. C’est ainsi que l’usage des machines peut soit permettre d’augmenter la production, soit permettre de diminuer le temps de travail. Si elles ont d’abord permis le travail des enfants comme Marx le fait remarquer dans le livre I du Capital (1867) ce n’est nullement une nécessité. L’interdiction du travail des enfants à partir de la loi de 1841 n’a pas modifié l’usage productiviste des machines. Bref, le choix dépend bien de l’homme.
Enfin, le progrès technique consiste à améliorer la quantité et la qualité des produits, voire de créer de nouveaux produits qui enrichissent la vie humaine. L’écriture inventée vers 3300 av. J.-C. ou l’imprimerie inventée par Gutenberg au xv° siècle ont permis à toujours plus d’hommes de se cultiver. Que les améliorations techniques soient mal utilisées dépend là encore des hommes. Ce n’est pas l’imprimerie qui écrit les mauvais livres.
Toutefois, l’absence de certaines techniques empêche certaines réalisations néfastes pour l’homme. Dès lors, n’y a-t-il pas à la racine même de la technique un élément négatif qui justifie sa critique, c’est-à-dire un jugement de responsabilité ?

En effet, simplement définir la technique comme un ensemble de moyens réalisés, bref, d’outils ou de machines qui pourraient ensuite être bien ou mal utilisés, c’est oublier le projet qui est à la racine même de la fabrication. L’éolipile était un jouet fonctionnant à la vapeur que l’ingénieur Héron d’Alexandrie (1er siècle ap. J.-C.) avait inventé. La machine à vapeur de James Watt (1735-1819) dont le brevet fut déposé en 1769 avait pour but de mieux permettre l’exploitation des mines. Autre but, autre résultat.
C’est pourquoi la technique est toujours l’ensemble organisé des outils et/ou des machines d’une culture. C’est cet ensemble qui doit être analysé. On peut alors dire, comme Rousseau dans le Discours sur l’origine de l’inégalité, que les techniques primitives suffisent pour vivre. Elles permettent à chacun d’être indépendant des autres dans la réalisation des objets utiles. Par contre, les techniques civilisées impliquent la division des tâches, la dépendance des hommes. C’est pourquoi elles conduisent selon Rousseau à l’esclavage et à la misère.
Quant au projet moderne de la technique qui consiste à appliquer la science pour « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature » selon l’expression célèbre de Descartes dans la sixième partie du Discours de la méthode qui l’a défini, il enveloppe bien une finalité. Et c’est elle qui mérite d’être critiquée.
En effet, toute technique existe comme projet et enveloppe une finalité qui n’est pas neutre. Elle s’impose à tous les membres d’une culture donnée. Descartes dit bien de son projet de technique que c’est pour le bien des hommes qu’il le propose. Dès lors, qu’il donne lieu à de bons ou à de mauvais résultats, il est possible de critiquer un projet technique dans ses divers aspects. Que cette critique soit positive ou négative importe peu, elle est légitime.
Cependant, n’attribue-t-on pas alors à la technique le rôle d’unique élément de la culture. Il reste donc à se demander si c’est la technique comme projet culturel qui est critiquable ou bien si c’est le projet technique de chaque culture qui mérite d’être critiqué ?

En effet, une chose est de considérer que le projet technique est tout – et c’est le projet technique moderne, celui d’une application de la science qui est tel – autre chose est de considérer le projet technique d’une culture. Il faut entendre par là la place et la fonction qu’a la technique dans une culture donnée. Lorsqu’on pense le projet technique comme le fondement de la culture, on nie toutes les autres interrogations ou toutes les autres démarches possibles. On dira alors que c’est à la technique de résoudre tous les problèmes et l’on conçoit son progrès comme étant la seule fin digne d’être poursuivie. On va même jusqu’à classer les peuples en fonction de leur prouesse technique sans s’interroger sur le sens de leur culture.
On finit par prétendre qu’il suffit de maîtriser la technique pour que tout aille pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. Or, maîtriser, c’est justement avoir un rapport technique aux choses. Ce projet est éminemment critiquable puisqu’il fait de la technique la seule responsable de tout le devenir de la culture. Il est d’autant plus critiquable qu’il empêche d’évaluer les réalisations techniques jugées comme toujours bonnes en elles-mêmes, tous les problèmes étant rejetés sur le mauvais usage. Or, que la technique soit la seule dimension de la culture ne va pas de soi puisque la pensée qui l’organise doit bien tenir compte des humains et de leurs relations. La fin qu’elle se propose, améliorer sans limite les objets et les multiplier, n’est pas elle-même un simple moyen technique.
Aussi, la technique, quelle qu’elle soit, apparaît comme une dimension de la culture parmi d’autres, qui a sa place dans l’économie de notre bonheur comme dit Freud dans Malaise de la civilisation (section III). C’est en tant qu’elle n’est qu’un des aspects de la culture, celui qui concerne notre relation aux choses et qu’elle ne concerne pas les relations entre les hommes, qu’elle est bien neutre. Même la technologie est finalement neutre en tant que science appliquée. Ce qui n’est pas neutre, c’est le projet culturel qui en fait une fin absolue. En effet, il est possible de collaborer à la tâche d’appliquer la science non pas pour produire à l’infini, mais pour véritablement libérer du temps pour la culture ou bien pour réparer les méfaits des techniques déjà utilisées. De même, les produits peuvent être répartis également ou bien comme de nos jours, certains peuvent en prendre plus que les autres. Ce n’est pas alors la technique qui est responsable, mais l’organisation des relations entre les hommes, bref, la structure des échanges entre eux.

Disons donc pour finir qu’au problème de savoir s’il est possible de critiquer la technique, la solution selon laquelle elle est neutre parce qu’elle consiste simplement en une série d’outils ou de machines n’est pas satisfaisante. Car elle réduit la technique à être seulement un ensemble de moyens fabriqués par l’homme dont l’usage dépend de lui. C’est une vue totalement abstraite.
En réalité, la technique est pour chacune des cultures un tout. Non seulement les instruments et outils, mais également les façons de faire et la répartition des tâches appartiennent à la culture. Aussi, lorsque la technique est un projet de domination comme dans notre culture qui emporte tout avec lui, elle est critiquable.

Et cette critique justement conduit à considérer que la technique ne peut pas être le tout de la culture mais seulement un de ses aspects à côté des échanges, voire de l’art. À cette condition, on peut lui redonner sa relative neutralité qui fait porter la critique sur la place de la technique dans la culture.

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