mardi 25 août 2015

La justice et le droit (L, ES, S) – corrigé d’une explication de texte de Tocqueville sur la tyrannie de la majorité

Sujet
Expliquer le texte suivant :
Je regarde comme impie et détestable cette maxime, qu’en matière de gouvernement la majorité d’un peuple a le droit de tout faire, et pourtant je place dans les volontés de la majorité l’origine de tous les pouvoirs. Suis-je en contradiction avec moi-même ?
Il existe une loi générale qui a été faite ou du moins adoptée, non pas seulement par la majorité de tel ou tel peuple, mais par la majorité de tous les hommes. Cette loi, c’est la justice.
La justice forme donc la borne du droit de chaque peuple.
Une nation est comme un jury chargé de représenter la société universelle et d’appliquer la justice qui est sa loi. Le jury, qui représente la société, doit-il avoir plus de puissance que la société elle-même dont il applique les lois ?
Quand donc je refuse d’obéir à une loi injuste, je ne dénie point à la majorité le droit de commander ; j’en appelle seulement de la souveraineté du peuple à la souveraineté du genre humain. Il y a des gens qui n’ont pas craint de dire qu’un peuple, dans les objets qui n’intéressaient que lui-même, ne pouvait sortir entièrement des limites de la justice et de la raison, et qu’ainsi on ne devait pas craindre de donner tout pouvoir à la majorité qui le représente. Mais c’est là un langage d’esclave.
Qu’est-ce donc une majorité prise collectivement sinon un individu qui a des opinions et le plus souvent des intérêts contraires à un autre individu qu’on nomme la minorité ? Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ? Les hommes, en se réunissant, ont-ils changé de caractère ? Sont-ils devenus plus patients dans les obstacles en devenant plus forts ?
Pour moi je ne saurais le croire ; et le pouvoir de tout faire, que je refuse à un seul de mes semblables, je ne l’accorderai jamais à plusieurs.
Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique (1835)

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé.

[Ce texte est extrait du volume I de De la démocratie en Amérique qui paraît en 1835, Deuxième partie, chapitre VII De l’omnipotence de la majorité aux États-Unis et de ses effets, II Tyrannie de la majorité. Le deuxième volume paraîtra en 1840.]

Dans un accès de fureur la majorité du peuple athénien assemblé a voté la mort des généraux vainqueurs à la bataille des Arginuses en 406 av. J.-C. parce qu’ils n’avaient pas fait ramassé les cadavres. Seul Socrate, alors membre de la Boulê, s’y était opposé parce qu’il estimait que c’était injuste (cf. Platon, Apologie de Socrate, 32b). Autrement dit, il n’est pas évident que la démocratie soit toujours juste et pourtant nous estimons généralement que la démocratie et donc la majorité est la source légitime de tout pouvoir. Comment résoudre cette contradiction ?
C’est ce problème que se posait Alexis de Tocqueville dans De la démocratie en Amérique parue en 1835. Il veut démontrer que le pouvoir démocratique est limité par la justice qui se définit par la majorité universelle. Mais si majorité d’un peuple peut opprimer la minorité, comment la définition de la justice par la majorité ne serait-elle pas à même de rendre possible également des oppressions ? Est-il nécessaire d’invoquer une justice transcendante pour critiquer la tyrannie potentielle de la majorité ?
On verra d’abord en quoi selon Tocqueville on peut penser que la justice dépasse la dimension de chaque peuple. On verra ensuite quel sens peut avoir l’idée de s’opposer à une loi injuste. Enfin, on déterminera quel sens peut avoir l’idée d’une tyrannie de la majorité et s’il dépend de l’idée de justice universelle.

Tocqueville commence par exposer le problème qu’il se pose. En effet, d’un côté, il n’accepte pas l’idée que la majorité fonde un droit absolu en matière politique, c’est-à-dire pour le pouvoir, le droit de légiférer et donc d’exécuter, voire de rendre la justice, sans aucune limite. Il qualifie cette maxime, c’est-à-dire cette règle d’action, d’impie et de détestable. Il s’agit donc non seulement d’une erreur pour lui, mais d’une faute aussi bien religieuse que politique. Comprenons que la soutenir, c’est nécessairement légitimer de mauvaises actions du pouvoir politique qui vont à l’encontre des vertus politiques et religieuses. D’un autre côté, il estime que la majorité fonde tout pouvoir. Il n’est donc pas partisan d’un régime politique qui serait fondé sur la connaissance du bien comme Platon dans La République ou sur le droit divin comme dans l’idéologie de l’Ancien Régime. Dès lors, Tocqueville fait remarquer qu’il y a là une contradiction apparente : il paraît partisan et adversaire de la démocratie en même temps. Mais est-ce le cas sous le même rapport ? S’agit-il de la même majorité ?
Pour résoudre le problème, il commence par définir la justice comme étant la règle fondée par la majorité des hommes et non seulement par la majorité des peuples pris en particulier. Autrement dit, pour qu’une règle soit juste, il ne suffit pas que la majorité d’un peuple en décide, il faut que la majorité des peuples en décide. Illustrons avec l’exemple de la peine de mort. Si la majorité des peuples l’adopte, alors elle est juste et l’inverse est injuste. Or, la majorité des peuples peut changer. Dès lors, la définition de la justice que propose Tocqueville semble n’avoir aucune stabilité. À moins de comprendre que l’idée d’une majorité de tous les hommes inclut tous les peuples présents, passés et à venir. Dès lors, il s’agirait en quelque sorte dans cette notion de l’idée qu’est juste ce qu’on trouve chez le plus grand nombre de peuples en écartant les exceptions. Ce sont elles que les sceptiques utilisent pour nier la vérité de l’idée de justice comme le montre Sextus Empiricus dans ses Hypotyposes pyrrhoniennes (Livre premier, chapitre XIV) qui oppose les différentes coutumes des hommes. On dira par exemple, pour reprendre de façon critique un exemple du sceptique que l’inceste avec la sœur est injuste puisque c’est le cas dans la majorité des peuples même si c’était autorisé chez les Anciens Égyptiens. Sa définition de la justice le conduit donc à délimiter ce que chaque peuple a le droit ou non de faire, bref ce qui s’impose à la majorité du dit peuple. Comment alors penser le rapport entre un peuple et l’humanité tout entière ?
Il précise donc ce qu’est une nation particulière par rapport à l’ensemble de l’humanité en la comparant au rôle du jury par rapport à la société particulière d’où elle émane. Dans le cas du jury, celui-ci se prononce dans un procès – soit à l’unanimité, soit à la majorité simple ou qualifiée. C’est donc l’exercice de la justice que privilégie dans son raisonnement Tocqueville. Or, il le fait au nom du peuple tout entier qu’il représente puisque par définition, un jury est formé de simples citoyens. Il y a pour le jury une sorte de limite au-delà duquel il serait formellement injuste puisqu’il jugerait contrairement aux lois instituées. Mais le jury serait tout aussi injuste s’il usait de l’application des lois pour se prononcer de façon partiale. Enfin, il serait injuste s’il faisait prévaloir son propre point de vue. Dans les trois cas, ce n’est pas représenter le peuple. Une partie du peuple doit juger au nom du peuple tout entier. Un peuple quant à lui selon la comparaison de Tocqueville a à respecter la justice universelle qu’il représente. Il a donc à représenter l’humanité tout entière. Ce raisonnement par analogie a pour but de montrer que Tocqueville est fondé à concevoir une limitation du pouvoir d’une majorité dans la mesure où elle est pensable comme représentant une majorité plus grande.
Mais quelle attitude est-elle possible si justement un peuple promulgue une loi contraire à la justice universelle ? Autrement dit, comment déterminer cette justice universelle ?

L’auteur en déduit que lorsque quelqu’un, en première personne, refuse d’obéir à une loi injuste, ce n’est pas un refus de la règle majoritaire. Dans ce cas, la loi est injuste si et seulement si elle n’est pas conforme à la majorité de tous les peuples. Il peut donc dire que le refus de la loi injuste consiste à faire appel de la décision du peuple qui a choisi la loi à la majorité de tous les hommes. Il reprend donc implicitement la comparaison entre le tribunal et la société. Un justiciable peut faire appel devant une cour supérieure. De même un individu peut en appeler de ce qui provient du pouvoir dans son peuple fut-il fondé sur la majorité à cette cour supérieure qu’est l’humanité. Il n’en reste pas moins vrai qu’il y a une différence que Tocqueville ne note pas ici, à savoir qu’un tribunal d’appel est extérieur au justiciable alors que l’humanité à laquelle en appelle celui qui estime injuste une loi se trouve dans son propre esprit. Dès lors, il est nécessaire que l’individu trouve en lui ce qu’est cette majorité de tous les hommes. Force est alors, puisque l’idée de majorité implique celle de minorité, qu’il puisse en lui les opposer. Cela paraît assez mystérieux. Mais, rien n’interdit de penser que la majorité d’un peuple, valable pour l’humanité, le serait par là même occasion pour le peuple.
En effet, Tocqueville rapporte de façon défavorable une thèse qu’il n’attribue à personne en particulier, qui vise à montrer que le pouvoir de la majorité dans un peuple, ne peut jamais être injuste. Il ne s’agit pas de la simple affirmation du droit absolu de la majorité comme dans le début de l’extrait. Il s’agit de soutenir que lorsque le peuple délibère sur lui-même il ne peut pas être injuste ou déraisonnable. Dans ses relations avec d’autres peuples comme la guerre, il pourrait être injuste ou déraisonnable. Et en effet, on peut comprendre cette thèse puisque si la majorité est le principe qui fonde la justice, la majorité d’un peuple lorsqu’elle prend une décision sur le peuple, ne peut pas ne pas prendre une définition qui ne serait pas juste car sinon, pourquoi la justice que Tocqueville définit par la majorité de tous les peuples serait-elle plus juste ? Elle pourrait elle aussi tout aussi bien être injuste. De même la majorité serait raisonnable, ne serait-ce que par élimination des passions des uns et des autres. Sinon, pourquoi l’humanité serait déraisonnable ?
Or, Tocqueville propose une critique politique d’une telle thèse. En effet, il la déclare être un langage d’esclave. Il faut comprendre par là le langage d’un homme qui flatte son maître pour en obtenir des faveurs ou tout au moins qui dit ce que son maître doit penser pour que son pouvoir ne s’abatte pas sur lui. L’esclave, c’est celui qui renonce à sa liberté, qui préfère la vie au combat pour la liberté. Les partisans de cette thèse voudraient donc flatter ce maître qu’est la majorité dans la démocratie. Or, la démocratie impliquant une certaine liberté d’opinions pour que puisse se dégager une majorité, il faudrait que la thèse selon laquelle la majorité n’a pas tous les pouvoirs soit interdite nécessairement en démocratie. Ce qui n’est pas le cas. La critique de Tocqueville n’est donc pas probante. On peut tout aussi bien la considérer comme une thèse pour défendre la démocratie comme Spinoza qui la considérait comme étant une sorte de gouvernement absolu, modèle pour les autres (Traité politique, chapitre VIII, § 3, § 4, § 7 et chapitre XI, § 1, posthume 1677).
Il reste donc à voir dans quelle mesure l’idée d’une tyrannie de la majorité est probante, abstraction faite de la définition que propose Tocqueville de la justice.

Tocqueville commence par définir la majorité et la minorité comme des individus qui se font face à face en quelque sorte en usant d’une question rhétorique. Comment si la majorité est composée d’un plus grand nombre d’individus que la minorité peut-elle être un individu ? La question est la même pour la minorité qui est composée elle aussi d’individus. Or, justement, un individu humain est l’unité d’une pluralité. Ce qui fait l’individualité, c’est le fait que toutes les parties concourent au même objectif. Et c’est surtout les pensées, les buts qui font l’individu. Aussi, ce sont les croyances, les intérêts qui, étant les mêmes pour tous ceux qui composent la majorité, qui en font un seul et même individu. Le raisonnement est le même pour la minorité. Cette première prémisse du raisonnement de Tocqueville le conduit à mettre en lumière l’opposition entre les intérêts de la majorité et de la minorité. Tout se passe donc bien comme dans une opposition entre individus.
Tocqueville en déduit immédiatement en ajoutant une deuxième prémisse, à savoir qu’un homme peut abuser de son pouvoir contre ses adversaires, qu’il faut admettre la possibilité pour une majorité de le faire vis-à-vis d’une minorité. Il présente son argument en interpellant sous forme de question un hypothétique adversaire. On comprend qu’il fait référence à la tyrannie avec son idée d’« un homme revêtu de la toute-puissance » qu’on conçoit habituellement comme le pouvoir abusif d’un seul sur les autres. Il renforce son argument en posant deux questions qui paraissent rhétoriques. La première revient à considérer que l’homme ne change pas qu’il soit seul ou en collectivité. Les caractères restent les mêmes. Comprenons que ce qui fait la moralité des individus ne change pas. C’est pourquoi il n’y a pas de solution de continuité entre l’individu et la majorité qui peut être considérée comme un individu. La seconde consiste à considérer que les hommes, en se réunissant, ne supportent pas mieux leurs adversaires qui sont, pour leurs intérêts, des obstacles en ce sens qu’ils se dressent contre la réalisation de leurs aspirations.
Finalement, Tocqueville répond négativement à toutes ces questions qui exprimaient la position du partisan d’une démocratie toujours juste. Il considère donc qu’elle est susceptible d’abus de pouvoir. Cette argumentation directe paraît plus convaincante que l’appel à une hypothétique majorité de l’humanité comme principe d’une justice universelle. Le fond de l’argument, il l’indique. Si un seul homme peut abuser de son pouvoir, ce que personne ne nie, plusieurs peuvent aussi en abuser. Dès lors, le nombre importe peu. La majorité peut abuser de la minorité. Et comme dans une démocratie, c’est la majorité qui décide, elle peut devenir une tyrannie de la majorité sur la minorité, voire les minorités. Mais abuser de son pouvoir, c’est diminuer, voire supprimer la liberté de l’autre. La justice pourrait donc consister dans l’égalité dans la liberté. À cette condition, les décisions de la majorité sont susceptibles d’éviter le plus possible les abus.

Disons donc pour finir que dans cet extrait de De la démocratie en Amérique, Tocqueville résout le problème de savoir comment on peut penser que c’est la majorité qui fait la légitimité du pouvoir et qu’elle peut en abuser, c’est-à-dire être tyrannique. Pour ce faire, il fait appel à l’idée d’une justice qui aurait pour source la majorité des hommes. S’il peut par là résoudre le problème que posent les sceptiques en se fondant sur l’absence de lois ou de coutumes identiques chez tous les hommes, force est de considérer qu’une telle majorité, à supposer qu’on puisse déterminer ce qu’elle édicte, pourrait tout aussi bien opprimer les minorités. Aussi Tocqueville est plus convaincant lorsqu’il montre que la majorité est comme un individu face à la minorité et que, puisqu’on admet la tyrannie d’un seul, il faut admettre la tyrannie de la majorité, ce qu’il a pu observer aux États-Unis vis-à-vis des esclaves noirs ou des amérindiens dépouillés de leurs biens.
Dès lors, la possibilité d’une justice universelle reste à déterminer. Réside-t-elle dans l’égalité de tous les hommes quant à la liberté ?

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