Le gendarme est la figure de
l’État. Sa présence en manifeste le rôle que l’on pense habituellement comme
l’exercice d’un pouvoir contraignant qui limite, voire empêche la liberté. Qu’il
soit démocratique ou totalitaire, l’État paraît l’ennemi de la liberté.
Et pourtant, on rit de voir
Guignol donner des coups de bâton au gendarme sur le théâtre de marionnettes.
On loue ceux qui s’y opposent, qui lui résistent. Comment le pourraient-ils si
sa présence éliminait toute liberté ?
On peut donc se demander s’il
est possible de penser que l’État peut être l’ennemi de la liberté.
Si on s’interroge sur la fonction de l’État, on peut penser qu’il a
pour rôle essentiel de protéger les individus des violations du droit les uns
vis-à-vis des autres. Et c’est dans ce cadre qu’il a une fonction
d’organisation de la vie sociale, c’est-à-dire d’assurer l’union entre un ou
plusieurs groupes d’hommes sur un territoire donné. En effet, laisser à eux-mêmes,
les hommes comme Hobbes le pensait dans Le citoyen (1642)
ou le Léviathan (1651), estiment avoir chacun tous les
droits. Ils sont donc dans cet état qu’il nommait un état de guerre de tous
contre tous et qui lui faisait reprendre l’expression du poète latin Plaute
(~254-184) : « L’homme est un
loup pour l’homme » dans sa pièce La comédie des ânes (212).
La preuve en est la méfiance que nous avons les uns pour les autres dans les
grandes sociétés. On ferme ses portes à clefs, on ne laisse pas traîner ses
affaires argumente Hobbes dans le Léviathan
(chapitre 13).
Aussi,
la fonction de l’État étant de protéger l’individu contre les atteintes des
autres, n’est-il pas l’ennemi de la liberté. Au contraire, il la garantit
puisqu’il permet à chacun de faire ce qui lui plaît dans les limites fixées par
l’État sous forme de lois, de règlements ou de décisions administratives. Il
est vrai qu’on croit que les limites que fixe l’État sont des contraintes qui
attaquent la liberté. On entend par là, le désir illimité de faire tout ce qui
nous passe par la tête. Or, en ce sens, l’État lui-même n’est pas l’ennemi de
la liberté : la liberté naturelle est son propre ennemi. En effet, qui
agirait ainsi prendrait suffisamment de risques pour rapidement mourir.
En effet, sans État, la liberté
de chacun est limitée par le conflit permanent avec tous les autres qui
l’empêche de faire quoi que ce soit. L’homme à l’état de nature remarque Hobbes
dans le chapitre 13 du Léviathan
(1651) est misérable. Il ne connaît ni agriculture, ni science, ni loisir.
C’est pourquoi l’idée que l’État est l’ennemi de la liberté n’est qu’une
chimère qui provient du désir et qui ne résiste pas à l’examen. Au contraire,
la connaissance du vrai rôle de l’État libère de ce désir et permet de jouir de
la liberté limitée mais réelle que l’État permet.
Pourtant, il est clair que
l’État est également une puissance. En ce sens, il peut empêcher la liberté de
l’individu. N’est-ce pas dans sa fonction d’organisation qu’il façonne à sa
convenance les individus ?
En
effet, l’État organise les activités de l’individu de façon qu’elles ne sortent
pas du cadre qu’il définit. En ce sens, les lois et décisions, non seulement
interdisent, mais également prescrivent. Il faut faire ce que l’État exige,
quoi qu’on veuille par ailleurs. C’est ainsi que l’État a toujours
indirectement la main sur l’éducation en prescrivant ce que les parents peuvent
faire ou non, c’est donc lui qui organise non seulement la vie des individus,
mais leur pensée. Aussi suffit-il qu’il intervienne dans le domaine de la
publication ou de la communication pour qu’il agisse sur ce que peuvent penser
les individus. Même le développement des sciences dépend de l’État. Ainsi, le
développement de la biologie a-t-elle été stoppée dans l’ex U.R.S.S parce que
Lyssenko (1898-1976) avait décrété que la génétique était contraire au
marxisme-léninisme. Nombre de généticiens finirent au goulag. On peut donc comprendre
que Rousseau dans le livre IX de ses Confessions
ait pu écrire : « J’avais
vu que tout tenait radicalement à la politique ».
C’est
en ce sens que l’État est l’ennemi de la liberté. En effet, celle-ci ne
consiste pas simplement dans l’absence de contraintes. Elle repose sur
l’autonomie du choix comme Sartre le fait remarquer avec raison dans L’être et le néant.
Autrement dit, je suis libre non pas si j’obtiens ce que je désire – car les
poux seraient libres en ce sens – mais seulement si c’est moi qui choisis les
fins que je poursuis, que je les réalise ou non. Mais qui dit autonomie, dit
que chacun se donne à lui-même sa propre loi. C’est précisément ce que l’État
empêche puisque, quelle que soit sa forme, c’est lui qui en dernière instance,
définit les lois valables des lois qui ne le sont pas.
Nietzsche
pouvait ainsi dire que « l’État est
le plus froid des monstres froids » dans son poème philosophique Ainsi parlait Zarathoustra
(1883). En effet, l’État, en tant que pouvoir séparé du peuple, le fait servir
à son profit. Dès lors, il est bien l’ennemi de la liberté au sens où toute
autonomie de l’individu comme du peuple est pour lui une menace à son pouvoir.
L’État prétend représenter le peuple, représenter ses aspirations et dans cette
prétention, étant différent du peuple, il usurpe son pouvoir. De même, l’État
prétend satisfaire l’individu, protéger sa liberté et ainsi lui impose des
façons de faire et de penser : là est son mensonge.
Cependant, dans la mesure où le
sujet est libre et dans la mesure où il peut être citoyen, l’État ne dépend-il
pas de lui ? Ainsi, ne serait-il pas dans l’impossibilité d’être l’ennemi
de la liberté ?
C’est
que l’autonomie qui constitue la liberté commence par le libre arbitre qui fait
que chacun est responsable des croyances qui sont les siennes. On peut avec
Descartes dans sa lettre au père Mesland du 9 février 1645 aller jusqu’à dire que nous pouvons
refuser d’affirmer le vrai ou le bien pour affirmer notre libre arbitre. Dès
lors, nul n’obéit à l’État que volontairement et c’est être de mauvaise foi que
de prétendre le contraire. L’écrivain qui invente peut contourner la censure.
Le résistant qui ne parle pas sous la torture que son motif soit la promesse
faite à ses camarades ou qu’à la façon d’un cartésien il veuille se prouver sa
liberté, montre que l’État n’est pas l’ennemi de la liberté pour reprendre une
analyse de Merleau-Ponty dans la Phénoménologie de la perception (1945).
Il
n’en reste pas moins vrai que tous les États n’agissent pas de même et qu’il
est possible dans certains d’entre eux de faire plus que résister : de
participer. Dès lors, on dira qu’il faut distinguer entre l’État démocratique
et républicain et l’État autoritaire voire totalitaire. En réalité, l’un et
l’autre présupposent la liberté. Car, pour qu’il y ait dictature au sens
courant, à savoir qu’un homme ou quelques-uns uns confisquent le pouvoir, il
faut que les citoyens abandonnent leur pouvoir de résister, voire acceptent
d’obéir et que les gouvernants fassent preuve d’un certain courage. Il faut
aussi que les gouvernants ne pensent leur liberté que dans l’opposition à celle
des autres. On peut dire alors avec La Boétie (1530-1563) que la servitude est
volontaire pour reprendre partiellement le titre de son ouvrage (Discours sur la servitude volontaire ou Contr’Un, posthume, 1574).
D’un
autre côté, qu’il s’agisse du tyrannicide à l’instar de Lorenzaccio dans la
pièce éponyme (1834) de Musset (1810-1857) qui assassine son cousin Alexandre,
le tyran placé par les troupes allemandes de Charles Quint, où d’une résistance
organisée, la liberté politique peut toujours se manifester. Il n’est pas alors
interdit de dire avec Sartre : « Jamais
nous n’avons été plus libres que sous l’occupation allemande » dans
son article, La république du silence (repris dans Situations III, 1949). En effet, ce que
le philosophe veut montrer, c’est que le pire des régimes politiques ne permet
à personne d’abdiquer sa responsabilité ultime, même si l’article n’a pu être
publié qu’en septembre 1944, lorsque ce régime inique fut remplacé. L’ennemi de
la liberté, c’est l’individu lui-même.
Disons
donc pour finir que le problème était de savoir si l’État pouvait être pensé
comme l’ennemi de la liberté, c’est-à-dire comme ce qui a pour objectif de
détruire la liberté. On a vu qu’il permettait la cohabitation pacifique.
Toutefois, comme l’État fixe les lois et décide de leurs applications,
judiciaires et administratives, il organise pour ses propres fins les vies et
la pensée des individus. Toutefois, il dépend de l’individu, seul ou en
communauté, de résister à ceux qui accaparent l’État pour leurs propres fins de
sorte que ce n’est jamais l’État en lui-même qui est l’ennemi de la liberté,
mais ceux qui ne conçoivent leur propre liberté que dans l’opposition à celles
des autres et ceux qui ne conçoivent pas la liberté comme supérieure à tout.
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