Hamlet à qui
le fantôme de son père lui a demandé de se venger hésite. Il s’interroge en un
monologue célèbre : « la
conscience fait de nous autant de lâches » dit-il (traduction Guizot de
« Thus conscience does make cowards
of us all »). Il exprime ainsi qu’il veut s’affranchir de la
conscience morale. Est-ce possible ?
S’affranchir,
c’est se libérer de quelque chose qui nous empêche d’être nous-mêmes. Or, c’est
par la conscience morale que nous agissons librement en faisant ce que nous
devons faire et non ce que nous désirons faire de sorte qu’il paraît impossible
au sens moral de s’affranchir de la conscience morale de même qu’il paraît
impossible de se libérer de soi.
Et cependant,
cette voix qui nous dicte quels actes sont bons et quels asctes sont mauvais
est-elle véritablement notre voix ? N’appartient-elle pas à autre chose
que nous, à la société ou à la culture, de sorte qu’il serait possible
moralement de s’affranchir de la conscience morale, voire possible de se
libérer soi-même en s’en affranchissant.
On peut donc
se demander s’il est possible et légitime de s’affranchir de la conscience
morale.
La conscience
morale apparaît comme la voix qui, en nous, sépare le bien du mal. Elle
s’impose à nous et se fait entendre sans notre consentement. Elle nous fait
éprouver un sentiment négatif, le remords, lorsque nous nous sommes rendus
coupables d’un acte contraire à ce qu’elle prescrit. Dès lors, la conscience
morale apparaît comme différente de moi puisque je peux déchoir de ce qu’elle m’enjoint
de faire ou de ne pas faire. Elle n’est pas moi, pouvoir s’en affranchir a donc
un sens. Mais qu’est-elle ? Est-il légitime de vouloir s’en affranchir
puisque cela paraît avoir un sens ?
Il est clair
que cette conscience morale doit provenir d’autre chose que moi. Or, n’est-ce
pas de la société, soit sous la forme du groupe auquel j’appartiens, soit la
société en général ? En effet, il n’y a pas de société humaine si je
n’obéis pas aux obligations du groupe. Et cette obligation est nécessaire sans
quoi il n’y a pas de société possible. En effet, l’homme n’a pas d’instinct
social comme les insectes sociaux comme Bergson l’a montré dans Les Deux
sources de la morale et de la religion (1932). Dès lors, le projet de s’en
affranchir a une légitimité si et seulement s’il s’agit d’être soi-même et s’il
est moral d’être soi-même. Dès lors, pourquoi vouloir s’en affranchir ?
La
transgression d’une prescription morale n’est pas s’affranchir de la conscience
morale puisque elle se manifeste justement par le remords. Si Dostoïevski
(1821-1881) a raison de penser dans ses Souvenirs
de la maison des morts (1862) que ses compagnons de bagne en Sibérie
n’avaient aucune conscience ou aucun remords, c’est parce qu’ils manquaient de
conscience morale et non parce qu’ils s’en étaient affranchi. C’est du remords
ou de la bonne conscience qu’il faudrait s’affranchir. Or, c’est parce que la
conscience morale nous paraît contraire à la morale. Autrement dit, je ne puis
m’affranchir de la conscience morale qui est la voix de la société en moi que
si et seulement si elle apparaît absurde ou immorale. C’est bien le cas selon
Montaigne dans les Essais (I, 22
« De la coustume et de ne changer aisément une loy receüe ») dans la
mesure où les règles que la coutume nous imposent sont sans valeurs. Tel fut le
point de vue du libertinage érudit du xvii°
siècle qui remet en cause à l’instar de Montaigne et en suivant sa leçon la
morale chrétienne admise. N’est-ce pas elle qui conduisit au fanatisme
religieux qui se déchaîna en Europe et contre les Indiens du nouveau
monde ?
Cependant, si
c’est pour des raisons morales que nous voulons nous affranchir de la
conscience morale, force est alors de remarquer l’absurdité d’une telle
tentative. Car, on admet implicitement une conscience morale légitime qui
s’oppose à ses contrefaçons. Ne faut-il pas plutôt penser que la conscience
morale ne nous est pas du tout étrangère et que par conséquent il est
absolument impossible et illégitime de s’en affranchir ?
En effet, si
la conscience morale n’était que la coutume, il ne serait pas possible de s’y
opposer. Certes, il serait possible de s’opposer à une coutume, mais ce serait
au nom d’une autre. Par exemple, lorsque Socrate refuse d’obéir aux coutumes
athéniennes, notamment celle qui permettait de partir en exil plutôt que d’être
exécuté comme le montre le dialogue de Platon, le Criton, il obéit certes aux lois d’Athènes comme la fameuse
prosopopée des lois qu’il énonce le montre. Membre de la cité grâce aux Lois,
il les a toujours acceptées. Il ne peut pas moralement s’en départir. Les Lois
constituent même son être de citoyen. Mais, il introduit bien ici le point de
vue personnel du sujet moral. Qu’est-ce à dire ?
La conscience
morale doit être la même chez tous sans quoi elle ne serait que l’expression
des intérêts du sujet, c’est-à-dire qu’elle n’existerait pas. Mais, elle est
aussi personnelle en ce sens qu’elle est pour le moi la réalité de l’exigence que
je suis tenu d’être. Car la conscience n’est pas une identité figée mais une
identité à être, bref, une exigence. C’est là le sens du reproche que le sujet
se fait à lui-même lorsqu’il n’a pas réussi à être ce qu’il a voulu être. Dès
lors, le sujet peut éprouver des remords et être lui-même. Donc il ne peut ni
ne doit s’affranchir de ce qui le constitue.
Ajoutons que
lorsque le sujet agit moralement, loin d’être contraint, il est libre. C’est
que l’obligation n’a de sens que si et seulement si le sujet a le choix. C’est
pour cela que Rousseau dans la « Profession de foi du vicaire
savoyard » du livre IV de l’Émile ou
de l’éducation (1762) lui fait dire que c’est la conscience qui fait de
l’homme un être libre. Sans conscience, il n’aurait d’autre raison d’agir que
son intérêt. La conscience lui propose le bien moral comme fin. Dès lors, non
seulement l’homme ne peut s’affranchir de ce qui fait qu’il est homme et non
bête, mais en outre, loin de l’affranchir, la perte de la conscience morale
serait au contraire ce qui lui ferait perdre la condition de tout
affranchissement, à savoir la liberté.
Cependant, obéir
en tout point à l’exigence morale qu’est la conscience morale en nous, c’est
finalement arriver à une position de sacrifice de soi qui n’est peut-être pas
du tout raisonnable, voire qui peut prendre une forme pathologique. Dès lors,
ne faut-il pas penser qu’il est possible et légitime de s’affranchir de la
conscience morale ?
Si la
conscience morale est en nous l’exigence morale elle ne nous définit pas
entièrement. Car à cette exigence, il doit y avoir une réponse. Cette réponse
c’est celle du sujet que je suis, avec ses désirs et ses volontés qui ne sont
pas toujours déterminés par l’exigence morale. La première condition pour qu’on
puisse s’affranchir de la conscience morale est donc atteinte : elle n’est
pas seule à me définir.
Ce qui le
confirme, c’est qu’elle est susceptible de s’opposer à mes désirs ou mes
volontés. C’est ce qu’exprime l’idée d’être maître de soi qui n’aurait aucun
sens si les désirs que j’aurais à maîtriser n’étaient pas non seulement les
miens mais une part de moi-même. En ce sens l’expression de Freud pour les
nommer, à savoir le Ça, masque cette appartenance à mon être (cf. « Le Moi
et le Ça », 1923). Dès lors, lorsque la conscience morale exige le
sacrifice total de soi il apparaît nécessaire et légitime de tenter de s’en
affranchir.
En effet, la
conscience morale prescrit simplement des exigences. Elle implique que le sujet
s’y conforme sans jamais se préoccuper de son intérêt. Elle peut donc aller
au-delà de ce qui est nécessaire et prescrire que le sujet mette en cause son
intégrité morale ou physique. Le scrupule de conscience qui va jusqu’à la
cruauté exercée sur soi, le refus de tout plaisir par peur d’agir contrairement
aux exigences morales, la culpabilité pour la moindre faiblesse qui torture
lentement et mine voire détruit, sont quelques exemples des excès de la
conscience morale que le sujet est en droit de combattre. Freud dans les Cinq leçons sur la psychanalyse donne
l’exemple d’une de ses malades qui souffrait d’avoir désirée son beau-frère sur
le lit de mort de sa sœur. Elle en tomba gravement malade. Grâce à la cure elle
réussit à se libérer d’une culpabilité pour le moins exagérée. Dès lors, ne pas
obéir à sa conscience morale, c’est en quelque sorte refuser une sorte de
tyrannie dévastatrice et se disposer à agir librement, c’est-à-dire en réfléchissant
à la valeur de ce qu’on fait.
En somme, nous
nous sommes demandé s’il est possible de s’affranchir de la conscience morale.
Si elle résulte de la coutume, ce serait possible et légitime pour se libérer
d’une contrainte. Mais ce ne peut être que pour des raisons morales. Donc la
conscience morale est une part de la liberté C’est donc seulement lorsque la
conscience morale nous tyrannise qu’il est possible de s’en affranchir par la
réflexion et qu’il est légitime de le faire pour être véritablement libre.
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