On dit souvent
de quelqu’un qu’on ne le reconnaît pas, qu’il a changé, bref, qu’il n’est plus
lui-même. Il arrive qu’on s’étonne, qu’on se surprenne, autrement dit qu’on se
pense comme si on était différent de soi.
Or, ne pas
être soi-même semble être absurde puisque cela signifierait qu’une même
personne serait à la fois identique et en même temps différente d’elle-même.
On peut donc
se demander s’il est possible de ne pas être soi-même ou bien s’il ne s’agit
que d’une apparence.
Si être
soi-même, c’est être une personnalité, est-il possible de s’identifier à une
personnalité qu’on n’est pas ? Est-ce que notre identité est pour partie
inconsciente de sorte que nous différons de nous-mêmes ? Notre volonté
nous permet-elle de ne plus être nous-mêmes ?
Il faut d’abord
distinguer être soi-même et paraître soi-même. C’est qu’en effet, il est
toujours possible de paraître ce qu’on est pas. Le mensonge et le jeu de
l’acteur qui s’y apparente le montrent. Lorsque je mens sur moi, je donne aux
autres une représentation de moi dont j’ai conscience qu’elle n’est pas moi.
C’est ainsi que Dom Juan se présente explicitement à Mathurine et à Charlotte
dans la pièce éponyme (1665) de Molière (1622-1673) comme un amoureux près à
les épouser. Qu’il mente est clair puisqu’il prétend épouser chacune d’entre
elles. Quant à l’acteur qui joue Dom Juan, n’est-il pas clair que ni lui, ni
les spectateurs ne le confondent avec ce qu’il est vraiment ? Quoique le
terme de personnalité soit étymologiquement dérivé du latin persona qui désignait le masque de
l’acteur de théâtre, il faut donc distinguer la personnalité qui est l’être
même de quelqu’un des différents masques qu’il peut recouvrer. Cette
personnalité est ce qui fait l’identité de l’individu, un sujet au sens d’une
substance telle qu’Aristote l’entend dans le chapitre 5 des Catégories, c’est-à-dire ce qui reste
toujours permanent et sous-jacent à tous les actes, toutes les pensées. Il est
clair alors que l’individu ne peut pas ne pas être lui-même, c’est-à-dire qu’il
ne peut se défaire de sa personnalité.
Reste
cependant qu’une personnalité a une conscience, et c’est ce qui la distingue
d’une chose. C’est cette conscience de soi comme le même à travers l’espace et
le temps qui fait la personne comme Locke le soutient avec raison dans son Essai sur l’entendement humain (livre
II, chapitre 27, 1690). Dès lors, ne pas être soi-même, qu’est-ce sinon se
tromper sur ce qu’on est, c’est-à-dire être conscient d’un soi qui n’est pas
soi. Or, comment cela pourrait-il être possible ?
S’il est vrai
comme Descartes en fait souvent la remarque, notamment dans le Discours de la méthode, que « nous avons été enfants avant que d’être
hommes », notre pensée est encombrée de préjugés. Parmi ceux-là, il y
a des préjugés concernant ce que nous sommes. C’est qu’en effet la vie sociale
nous impose différents rôles de sorte que se forme ce qui se peut appeler avec
Bergson dans l’Essai sur les données
immédiates de la conscience (1889) un « moi conventionnel » différent de notre « moi fondamental » (chapitre II De
la multiplicité des états de conscience : l’idée de durée). Celui-là est
en quelque sorte ce que nous devons penser de nous-mêmes et se distingue de ce
que nous-mêmes sommes. C’est la raison pour laquelle lorsque nous nous décidons
ou dans les moments de crise nous nous retournons vers nous-mêmes, nous pouvons
nous surprendre. En ce sens, ne pas être soi-même signifie faire éclater la
superficie du moi conventionnel pour faire apparaître le moi fondamental.
Cependant, si
tel est le cas, c’est qu’il serait possible de considérer que ce que nous
sommes échappe à notre conscience. Dès lors, ce n’est pas la conscience de soi
qui fait notre identité. En outre, comment comprendre si le moi que je suis
m’échappe qu’il puisse réapparaître ? Faut-il donc concevoir notre
identité comment étant inconsciente ? Dès lors, sembler ne pas être
soi-même n’est-il pas une illusion due au fait que nous ne nous connaissons pas
nous-mêmes ?
C’est que pour
qu’il soit possible d’opposer ce que nous sommes vraiment à ce moi conventionnel
qui est le rôle que nous jouons habituellement, encore faut-il que ce que nous
sommes soit inconscient. Or, comment est-ce possible ? C’est qu’en effet
l’idée d’un moi inconscient semble être une contradiction dans les termes
puisque lorsque j’affirme que quelque chose en moi est inconscient, c’est
consciemment. On pourrait alors soupçonner l’idée d’inconscient de n’être
qu’une excuse facile. D’ailleurs inconscient est un reproche. Celui qui sous
l’emprise de l’alcool prétend ne plus se reconnaître lui-même oublie que c’est
lui qui a décidé de boire. Aussi reproche-t-on aux autres d’être inconscients,
c’est-à-dire d’avoir ajourné comme le dit Alain dans ses Définitions le jugement intérieur par quoi chacun est lui-même.
Reste qu’on ne
peut nier que malgré les plus grands efforts de la conscience il nous est
parfois impossible de saisir pourquoi nous avons agi ou pensé de telle ou telle
façon. C’est d’ailleurs ce que nous avons de commun avec certains malades qui,
non seulement ne savent pas pourquoi ils agissent ou pensent comme ils le font,
mais souvent agissent ou pensent malgré leur volonté. On peut donc avec Freud
admettre qu’il y a en nous un inconscient qui nous échappe et qui fait que
notre moi comme il le dit dans son Introduction
à la psychanalyse (1917) « qu’il
n’est pas seulement maître en sa propre maison » (chapitre 18 Rattachement
à une action traumatique. L’inconscient).
Est-ce à dire
que l’hypothèse de l’inconscient explique que nous puissions ne pas être
nous-mêmes ? Ne faut-il pas distinguer entre être soi-même et se connaître
soi-même ? C’est qu’en effet, dans l’hypothèse de l’inconscient, ce que je
suis m’échappe. On comprend alors que je puisse ne pas me reconnaître, mais
cela ne signifie nullement que je ne sois pas moi-même. Au contraire, dans la
mesure où ce que je suis échappe à la conscience, ma personnalité m’échappe
foncièrement et je ne me distingue en rien des choses. Dès lors, l’hypothèse de
l’inconscient, loin d’expliquer qu’on puisse ne pas être soi-même, conduit au
contraire à considérer qu’il n’est pas possible de ne pas être soi-même, à
savoir le résultat d’un inconscient qui échappe à toute maîtrise.
Pourtant, je ne puis
me considérer simplement comme une chose car sinon, c’est la décision qui
serait incompréhensible. Par ma conscience, non seulement je puis me juger,
mais je puis également me projeter. Même l’hypothèse de l’inconscient est
proposée par un sujet conscient. Dès lors, n’est-ce pas justement parce que je
ne coïncide jamais vraiment avec ce que je suis que je puis ne pas être
moi-même ? Toutefois, si ne pas être identique à soi est la façon dont on
est soi, comment comprendre que je puisse penser qu’il y a des moments où je ne
suis pas moi-même et d’autres où je serais moi-même ?
Qu’il y ait en
moi de l’obscurité due aux exigences de la vie sociale, aux préjugés
contractés, voire aux expériences accumulées, n’interdit nullement que par ma
conscience je puis toujours me ressaisir moi-même et me décider à être
moi-même. Non pas que ce que je suis soit donné sous la forme d’une
personnalité que j’aurais dès l’origine, mais parce que par ma conscience m’est
accordée une volonté. C’est qu’en effet comme Descartes l’a montré, si je puis
douter de tout, je ne puis douter que je suis de sorte que « Je pense donc
je suis » apparaît comme le premier principe de toute réflexion. Or, c’est
en doutant que m’apparaît aussi que j’ai une volonté doué de libre arbitre,
c’est-à-dire capable de se décider sans être déterminé pour autre chose qu’elle-même.
C’est pour
cela que ce que je suis est ce que je veux être. Non pas que je puisse toujours
réaliser ce que je veux car sinon je serai Dieu. Par là il faut comprendre que,
quelle que soit la situation dans laquelle j’existe, il me revient de me
choisir, et même ne pas choisir est encore une façon de se choisir. Les jeunes
allemands du mouvement de la Rose blanche, Hans et Sophie Scholl, Christoph
Probst, exécutés en 1943, qui ont choisi au péril de leur vie de résister aux
nazis, n’ont pas pris la situation comme prétexte pour obéir.
C’est ainsi que
l’amoureux se choisit comme tel, c’est-à-dire cède au désir exclusif qu’il a
pour l’autre et s’il est submergé en apparence par la passion, c’est bien lui
qui s’est fait passionné. On peut alors penser qu’une fois certains choix
effectués, il n’est plus possible de revenir en arrière. C’est ainsi que la
passion de Phèdre dans la pièce éponyme de Sénèque nous la montre comme prise
par sa passion une fois qu’elle y a cédé. On peut même considérer que la folie
repose sur un tel choix lorsque les circonstances de l’existence sont telles
que le sujet ne se sent pas de taille à les affronter. Dès lors qu’être
soi-même résulte du choix, il est clair qu’il est toujours possible de ne pas
être soi-même. Il faut alors distinguer entre ce que je suis habituellement et
qui forme mon caractère, c’est-à-dire ce qui résulte d’un choix initial que je
ne remets pas en cause, et la résolution qui m’amène à me décider contre ce
choix du non choix et dans laquelle on peut voir l’être soi-même authentique.
On a pu voir
qu’en tant que personnalité, je puis ne pas être moi-même si je m’identifie au
rôle social que j’ai à jouer pour m’intégrer à la société qui est mienne et à
oublier mon moi véritable. C’est ce qui nous a conduit à introduire l’hypothèse
de l’inconscient et l’idée que notre moi nous échappe. Cependant, il est apparu
que le soi n’est pas tant une autre personne qui serait en quelque sorte hors
de notre portée, mais le résultat d’un choix. Comme nous choisissons
habituellement de ne pas choisir ou de nous laisser porter par nos habitudes,
nous pensons et donnons à penser que nous ne sommes pas nous-mêmes dans la
résolution. Or c’est précisément là que nous sommes véritablement nous-mêmes et
non dans le personnage que nous jouons habituellement.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire