Il est fréquent de penser que la liberté consiste
essentiellement à faire ce qui nous plaît. C’est ainsi que l’on pense le temps
libre, celui des loisirs, de la détente. Ne rien faire peut même passer pour
l’essentiel.
Et pourtant
comment admettre que c’est dans le simple fait que la vie s’écoule paisiblement
que résiderait l’essentiel de la liberté ? N’est-on pas d’autant plus
libre que l’on fait volontairement ce qui déplaît ? Est-il libre celui qui
boit du matin jusqu’au soir parce que cela lui plaît ? Un homme qui
passerait sa vie à dormir serait-il libre parce que c’est là son activité
préférée ?
Demandons-nous
donc s’il n’y a pas tout autre chose dans la liberté que sa définition courante
« faire ce qui nous plaît ».
Faire ce qui
nous plaît, c’est faire ce que nous désirons. En effet, le désir est la
condition du plaisir. C’est le cas lorsqu’on est rassasié ou las de quelque
chose qui nous fait habituellement plaisir. Ainsi, même le gourmand peut en
avoir assez de manger. Admettons avec Hobbes dans le chapitre XI du Léviathan
que le désir n’a d’autre finalité que de se perpétuer, sans quoi nous serions
comme morts, dès lors, nous pouvons faire résider la liberté dans le fait
d’effectuer ce que nous désirons, quoi que nous désirions, et pour quelque
raison que nous le désirions.Peu importe ce que nous désirons, l’essentiel est
d’obtenir l’objet de nos désirs. En effet, un simple divertissement peut donner
autant, voire plus de plaisir qu’une “grande” œuvre d’art. Que nous soyons ou
non fondés à désirer ce que nous désirons, l’important est de désirer et il
vaut mieux un désir factice que pas de désir du tout. C’est qu’en effet, il
faut alors nier toute fin dernière qui devrait donner sa loi au désir.
C’est pour
cela que la liberté dépend du pouvoir que nous possédons. Et c’est pourquoi
Hobbes voit dans le pouvoir l’objet universel du désir en tant qu’il permet
d’obtenir pour chaque homme ce qu’il désire. On rejoint ici l’opinion commune
qui définit la liberté aussi bien comme faire ce qui plaît et l’absence de
liberté par l’impuissance. Bref, être libre revient à obtenir ce qu’on désire
ou ce qu’on veut, comme on voudra dire. S’il faut distinguer la volonté du
désir, ce serait uniquement en cela que la première désigne la décision finale
alors que le premier désigne la tendance constante de notre vie.
À l’inverse,
ne serait-il pas absurde d’affirmer libre celui qui n’obtiendrait jamais ce
qu’il désire, quoi qu’il désire par ailleurs ? Que nos désirs ne dépendent
pas de nous n’interdit pas de penser que c’est en les satisfaisant que nous
sommes libres de même que la vie elle-même ne dépend pas de nous. Ainsi la
liberté serait dans la réalisation de nos désirs et non dans une volonté qui
pourrait ne jamais se réaliser.
Toutefois, concevoir
une telle liberté, c’est finalement nier tout choix, toute initiative et donc
toute responsabilité. Dès lors, ne faut-il pas penser qu’être libre, c’est
choisir et que nous pouvons choisir ce qui ne nous plaît pas ? Mais
pourtant, que signifierait un choix qui serait contraire à ce qui nous
plaît ?
Si l’on se
donne le cas d’un homme qui aurait tout ce qu’il désire à condition de n’avoir
aucune initiative, d’être une sorte d’esclave, on peut penser que personne ne
voudrait d’une telle vie. Bref, dans l’idée de liberté, il y a aussi celle de
choix. Lorsque nous est commandé ce que nous désirons, il arrive que nous
refusions. Russell donne dans le premier chapitre de Science et Religion
(1936) l’exemple de Galilée (1564-1642) qui s’était vu interdire les
mathématiques par son père. Il transgressa son ordre pour en faire. Il est
clair que cette science passe pour déplaisante dans la mesure où elle est une
“obligation” scolaire. Entendons qu’elle est une sorte de contrainte. Choisir
est donc bien plutôt l’essence de la liberté. C’est pour cela que l’oiseau ou
le fleuve n’est libre que par métaphore. En réalité, l’un est déterminé à agir
par son instinct et l’autre par les forces physiques. La liberté s’oppose donc
au déterminisme, c’est-à-dire au principe selon lequel une chose est l’effet nécessaire
d’une cause elle-même nécessaire. Ce qui revient à dire que lorsqu’il agit
librement, le sujet peut toujours faire autre chose que ce qu’il fait. Bref,
être libre, c’est être le principe de l’action.
Or, lorsque nous
choisissons, ne faisons-nous pas ce qui nous plaît ? On peut accentuer
l’expression du côté du “nous”. Autrement dit, dans le “faire ce qui nous
plaît”, il y a essentiellement le fait que cela provient de nous. Or, c’est
bien ce sens qu’il faut donner à cette expression. Autrement dit, être libre
consiste bien à faire ce qui nous plaît non pas au sens où c’est le désir qui
nous détermine, mais au sens où nous faisons ce qui nous semble bon.
En effet, nous
pouvons dire avec Descartes que le libre arbitre consiste à faire ce que bon
nous semble. Car, qui agirait contre lui-même. En ce sens, l’indifférence au
sens premier, c’est-à-dire l’ignorance où nous sommes de choisir entre un parti
et un autre d’égale valeur apparente – comme le choix de l’âne de Buridan
(~1300-~1358) (qu’il n’a nullement soutenu pour sa part) entre l’avoine et
l’eau qui le tue – est le plus bas degré de la liberté comme Descartes
l’affirme dans la quatrième de ses Méditations métaphysiques. C’est que
s’il est vrai que la connaissance du vrai et du bien incline notre volonté sans
la déterminer, nous pouvons refuser de l’affirmer ou de le suivre au nom de
notre libre arbitre. Un tel choix que pense la lettre au père Mesland du 9
février 1645 montre que ce qui nous plaît, c’est effectivement ce que nous
choisissons.
Néanmoins, si
c’est le plaisir même défini par nous-mêmes qui est à la source de la liberté,
on ne voit pas du tout en quoi elle se distingue de son contraire, le
déterminisme. Dès lors, ne faut-il pas plutôt comprendre la liberté par
l’autonomie du choix ? N’est-ce pas dans l’action morale qu’on est
libre ?
En effet, être
libre, c’est choisir disions-nous. Or, lorsqu’on choisit, encore faut-il avoir
des motifs de le faire. Le plaisir ne peut être le seul motif, sinon il serait déterminant
et non un simple motif. Par motif, on entend ce pour quoi la volonté agit sans
qu’il s’agisse d’une cause qui détermine nécessairement son effet. Agir selon
des motifs, voilà alors ce qui distingue la volonté du désir. Il faut donc que
le choix trouve un autre motif que le simple plaisir. On le trouvera dans la
moralité et uniquement dans la moralité. En effet, supposons que je choisisse
de ne pas suivre un certain plaisir, cela peut être pour un autre plaisir ou
pour éviter une douleur. Par exemple, je peux être honnête par peur du
gendarme. Dès lors, je suis déterminé à agir.
On peut
prendre le cas que propose Kant dans la Critique de la raison pratique.
Si on demandait à quelqu’un s’il accepte de se faire pendre après avoir
satisfait la passion dont il prétend ne pouvoir se passer, il répondrait qu’il pourrait
finalement s’en passer. Pourquoi ? Parce qu’un tel pouvoir s’explique
suffisamment par le plaisir de vivre. Il ne manifeste nullement la liberté. En
ce sens, on peut dresser un animal à faire le contraire de ce qu’il fait
naturellement comme on le voit avec les chiens dressés pour la chasse qui
ramène la proie à la place de la manger selon l’exemple que prend Descartes
dans l’article 50 de son traité sur Les
passions de l’âme (1649).
Par contre, si
on demandait au même de faire un faux témoignage pour un motif politique contre
un honnête homme sous peine d’être exécuté, il répondrait qu’il pourrait
refuser. Pourquoi ? Il ne s’agirait pas simplement d’un plaisir. Au
contraire ! En agissant moralement, c’est-à-dire en refusant de nuire
intentionnellement à autrui, il irait à l’encontre de sa vie. Donc, il se
conçoit comme capable d’agir indépendamment de tout plaisir. Il faut écarter le
simple suicide, toujours ambigu car il peut être un moyen pour le sujet de se
débarrasser du poids de la vie. Comme il n’y a que la moralité de l’action qui
serait le motif de son action dans ce cas, on peut dire que ce serait une
action libre mais qui toutefois ne consiste nullement à faire ce qui plaît. En
effet, ce n’est pas un désir qui est ici satisfait : c’est la volonté
pure. Ainsi, la liberté consiste moins à faire ce qui plaît qu’à agir
moralement. Et si la morale ne s’oppose pas toujours au plaisir, il est clair
qu’elle peut s’y opposer.
Nous nous
demandions comment définir la liberté ou plutôt si la définition traditionnelle
ou populaire, à savoir que la liberté consiste à faire ce qui nous plaît. Or,
cela revient à identifier la liberté avec la simple satisfaction du désir. On a
pu plutôt voir que la liberté résidait dans le choix. Mais même ainsi entendu,
c’est bien toujours le plaisir qui fait la liberté puisque le refus du bien ou
du vrai présuppose de choisir le plaisir d’affirmer sa liberté.
Aussi
n’est-ce que si nous faisons intervenir le point de vue moral que nous sommes
amenés à faire résider la liberté dans l’obéissance à la conscience morale,
quelque douleur qu’elle nous coûte.
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