Sujet
Expliquer le texte suivant :
Quand je
vois chacun de nous sans cesse occupé de l’opinion publique étendre pour ainsi
dire son existence tout autour de lui sans réserver presque rien dans son
propre cœur, je crois voir un petit insecte former de sa substance une grande
toile par laquelle seule il paraît sensible tandis qu’on le croirait mort dans
son trou. La vanité de l’homme est la toile d’araignée qu’il tend sur tout ce
qui l’environne. L’une est aussi solide que l’autre, le moindre fil qu’on
touche met l’insecte en mouvement, il mourrait de langueur si l’on laissait la
toile tranquille, et si d’un doigt on la déchire il achève de s’épuiser plutôt
que de ne la pas refaire à l’instant. Commençons par redevenir nous, par nous
concentrer en nous, par circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a
données à notre être, commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes,
afin qu’en cherchant à nous connaître tout ce qui nous compose vienne à la fois
se présenter à nous. Pour moi, je pense que celui qui sait le mieux en quoi
consiste le moi humain est le plus près de la sagesse et que comme le premier
trait d’un dessin se forme des lignes qui le terminent*, la première idée de
l’homme est de le séparer de tout ce qui n’est pas lui.
Rousseau, Sixième lettre morale.
* « qui le terminent » : qui le
délimitent.
La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et
il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du
texte, du problème dont il est question.
Corrigé
[Rousseau écrivit six lettres à
Sophie d’Houdetot entre novembre 1757 et février 1758 qui ne furent publiées
qu’en 1888. On les appelle les Lettres
morales ou les Lettres à Sophie.
Des passages des cinquième et sixième lettre ont été utilisés dans l’Émile
ou de l’éducation, notamment dans les réflexions sur la conscience morale.]
Quelle
connaissance est-elle requise pour atteindre la sagesse ? La connaissance
de soi répond Rousseau conformément à une antique tradition. Thalès aurait
écrit sur le fronton du temple de Delphes : « Connais-toi
toi-même ! »[1] Reste
à déterminer pourquoi nous nous méconnaissons et avons à nous connaître.
C’est à ce
problème que répond Rousseau dans cet extrait de sa Sixième lettre morale.
Il défend la thèse que nous avons à nous séparer pour nous connaître nous-mêmes
de notre pseudo identité sociale qui trouve dans la vanité sa source.
Or, n’est-il
pas paradoxal de prétendre que nous sommes les auteurs de notre méconnaissance
de nous-mêmes puisque à ce compte, nous saurions ce que nous sommes ? Si à
l’inverse c’est la vie sociale qui nous empêche de nous connaître, comment
pourrions-nous nous en détacher pour poser le problème de la connaissance de
soi ?
On
s’interrogera donc d’abord sur le phénomène de la vanité qui nous fait vivre
hors de nous. On se demandera ensuite s’il est possible de revenir à soi pour
se connaître. Enfin, on se demandera si la connaissance du « moi
humain » est une condition nécessaire de la sagesse.
Rousseau
expose d’abord la tendance générale des hommes à s’en tenir à l’opinion
publique en ce qui les concerne. Autrement dit, sur ce qu’il est ou n’est pas,
c’est le jugement contenu dans l’opinion publique qui importe à chacun. Ce
terme est ambigu. En effet, il désigne un point de vue partagé par tous ou par
la plupart. Or, s’agit-il de tous ou de la plupart au sens de la collectivité
ou bien au sens de chacun, c’est-à-dire au sens distributif ? Il est clair
qu’un jugement peut être accepté par tous ou la plupart au sens individuel sans
appartenir à l’opinion publique. La preuve en est que chacun s’enquiert de
l’opinion publique alors que lorsqu’il s’agit d’un jugement qui est universel
au sens distributif, chacun se suffit pour le connaître.
En se
préoccupant de l’opinion publique, chaque homme étend son existence puisqu’il
la place pour ainsi dire hors de lui. Rousseau ne veut pas dire que chacun
expose ce qu’il y a d’intime[2] en
lui mais que chacun se comprend à partir de l’opinion publique, c’est-à-dire de
ses jugements. Si donc il oppose l’attitude qui consiste à réserver quelque
chose pour son propre cœur, c’est au sens où là c’est le sujet lui-même qui se
juge.
Or,
qu’entendre par cœur ? Il ne s’agit pas bien entendu de l’organe
physiologique. Il s’agit bien plutôt de la métaphore du siège de la sensibilité
ou de la connaissance intuitive. Le cœur, c’est ainsi ce que le sujet lui-même
sent de lui-même, ce qu’il peut juger de lui à partir de lui-même. Or, on dit
de quelqu’un qu’il a du cœur lorsqu’on veut dire par là qu’il a une certaine
sensibilité morale. Dans la mesure où l’opinion publique porte des jugements
moraux, on peut penser que par cœur, Rousseau entend la source de la
sensibilité morale, bref, la conscience, cet « instinct divin » comme il la nomme dans l’Émile. Pour
expliquer sa thèse, Rousseau propose la métaphore de l’araignée qu’il nomme
« un petit insecte » qui file sa toile. L’extension de l’homme qui
s’en tient à l’opinion publique est implicitement comparée à la toile
d’araignée et l’homme lui-même à l’insecte qui est au centre de la toile. Or,
c’est par la toile qu’il est sensible, c’est-à-dire qu’il est à la fois
susceptible d’être affecté et doué d’une certaine perception morale.
Rousseau
précise sa métaphore ou sa comparaison en désignant la toile d’araignée comme
étant la vanité. Or, on tient celle-ci habituellement pour le caractère d’un
homme satisfait de lui-même et qui étale ce qu’il paraît. Comment donc
comprendre que ce soit en se préoccupant de l’opinion publique que l’homme
fasse preuve de vanité ? N’est-ce pas en négligeant totalement ce que les
autres pensent qu’on se montre vain ? Remarquons que la vanité présuppose
qu’on se montre aux autres. Dès lors, il faut bien que leur jugement prenne le
pas. Qui pense être meilleur que les autres est orgueilleux mais il ne paraît
pas aux yeux des autres. Pour paraître, il faut non seulement se montrer aux
autres, mais se montrer tel qu’ils veulent qu’on se montre. On fait preuve de
vanité en se vêtant à la mode, en adoptant les opinions les plus répandues,
etc. bref, c’est bien l’opinion publique qui fait que la vanité constitue une
perte de soi.
On comprend alors qu’en filant la métaphore ou plutôt la comparaison,
Rousseau indique que le vaniteux ou l’homme social est touché de l’extérieur
comme la toile d’araignée. C’est précisément l’opinion publique qui opère cela.
Dès lors, on voit comment l’homme dépend de l’extérieur lorsqu’il est gouverné
par sa propre vanité. Il suffit qu’il ne soit pas touché comme la toile de
l’araignée qu’aucun insecte ne vient visiter pour qu’il meure de langueur,
autrement dit que son énergie diminue dangereusement. Mais si le vaniteux est
touché négativement, c’est-à-dire si l’opinion publique ne renvoie pas à l’homme
la bonne image qu’il désire, alors, son activité consistera à tenter de la
reconstituer immédiatement.
Ce constat que
fait Rousseau ne manque pas d’à propos. Reste toutefois à se demander comment
la vanité est possible puisque finalement elle a pour source le sujet
lui-même ? Comment peut-il se préoccuper du jugement du public alors qu’il
sait que ce n’est pas le sien, voire qu’il n’est pas juste ? Pour cela, il
faut que la conscience que le sujet a de lui-même ne soit pas une connaissance
de soi. Dès lors, il est livré aux opinions, aux préjugés, y compris aux
préjugés sur ce qu’il faut être pour être un homme. On comprend alors que pour
rompre le cercle de la vanité, il soit nécessaire de chercher à se connaître.
Or, cela
suppose une certaine ignorance de soi. Comment donc rompre avec elle ? Que
recouvre donc un tel programme selon Rousseau ?
L’auteur quitte le registre
descriptif pour passer au prescriptif. Le point de départ est de
« redevenir nous ». Or, force est de constater qu’une telle
expression paraît contradictoire car comment serait-il possible de ne pas être
soi ? C’est que la vanité en nous faisant simplement paraître, nous
empêche d’être. L’apparence n’est donc pas seulement théorique : elle
conduit le sujet à perdre ce qu’il est. Or, ce n’est possible que si le sujet
n’est pas une chose mais une conscience. Et c’est bien pour cela que la vanité
elle-même est possible. Redevenir soi, c’est se concentrer, terme qui s’oppose
à s’étendre. Or, cette concentration consiste à « circonscrire notre âme ».
Ce terme désigne dans la philosophie moderne depuis Descartes, la conscience.
Or, c’est l’âme qui peut se limiter elle-même. Autrement dit, la conscience
doit revenir à elle-même, dans ses limites. D’où proviennent-elles ?
Selon
Rousseau, les limites qui sont les nôtres proviennent de la nature. Or, comme
il s’agit de s’opposer à la vanité qui a pour source la société, on comprend
par là que Rousseau oppose la nature à la société, thème constant de sa pensée
depuis son premier Discours sur les sciences et les arts. Or, sans
entrer dans la question de savoir si la société est ou n’est pas naturelle, on
peut objecter à Rousseau que pour chercher à se connaître, il est nécessaire
d’avoir reçu une éducation : ce qui n’est possible que dans la société. Mais
surtout, si la vanité nous fait être hors de nous, nous ne devrions jamais être
capables de seulement penser à nous concentrer en nous-mêmes. Il faut donc que
la vanité ne soit pas totale ou que l’opinion publique elle-même soit telle
qu’elle laisse à chacun plus qu’une faible part d’individualité.
Dès lors, la
tâche elle-même de se circonscrire est loin d’être évidente si elle doit se
limiter à se connaître indépendamment de toute vie sociale. On pourrait plutôt
dire avec Marx dans son avant-propos de la Contribution à la critique de
l’économie politique que ce n’est pas la conscience qui permet de se
connaître mais la vie sociale, condition de la conscience. En effet, Rousseau
considère que la recherche de la connaissance de soi-même implique de
déterminer ce qui nous compose. Il semble donc accorder à la conscience un
pouvoir de dissiper les prestiges de la vanité, c’est-à-dire de la vie sociale,
qui est loin d’être évidente. Il vaudrait mieux pour se connaître soi-même
comprendre comment une opinion publique peut se former et donc comment nos
jugements sont rarement les nôtres. Il vaudrait mieux déterminer comment la
société nous assigne aussi une certaine identité et la tâche de la rechercher.
En outre, ce
n’est peut-être pas en se repliant sur soi qu’il est possible de se connaître.
En effet, si on prend Socrate qui, selon une antique tradition, avait fait de
la formule « Connais-toi toi-même » sa devise, c’est en dialoguant,
en interrogeant les autres sur ce qu’ils prétendaient savoir qu’il arrivait à
mesurer son propre savoir comme l’indique l’Apologie
de Socrate de Platon. Dans le Phèdre,
Socrate explique n’être jamais sorti d’Athènes car c’est au milieu des hommes
qu’il est possible de se connaître. Et c’est en cela qu’il cherchait à se
connaître, c’est-à-dire à déterminer ce que l’homme peut savoir. Mais il ne
présupposait pas que c’est hors de la cité d’Athènes qu’il aurait pu trouver la
sagesse.
Toutefois,
cette connaissance de soi est bien la condition pour qu’on puisse se conduire
soi-même, ce qui est l’idéal de toute sagesse. Dès lors, Rousseau n’a-t-il pas
raison d’y inviter son lecteur ou sa lectrice ?
En effet, Rousseau considère que c’est la connaissance de ce qu’est le
moi humain qui rapproche le plus de la sagesse. Nul doute qu’une telle connaissance
est la condition pour se conduire soi-même. En effet, par sagesse, il faut
entendre un savoir qui porte sur les fins essentielles de l’homme et qui lui
permet de bien se conduire en cette vie. La sagesse requiert donc la pensée. Se
connaître, c’est penser en vue de déterminer ce qui est essentiel. Toutes les
connaissances ou toutes les sciences ne sont donc pas immédiatement des
éléments de la sagesse. La science de l’homme apparaît essentielle et donc la
réponse à la question « qu’est-ce que l’homme ? ».
Cette connaissance de soi
est-elle comme Rousseau le prétend une connaissance du moi humain ?
Remarquons que Rousseau identifie l’homme et le moi. En effet, c’est en
séparant l’homme de tout ce qu’il n’est pas qu’on réalise selon lui le
programme qui consiste à déterminer le moi humain. Il présuppose donc que ce
qui fait l’homme c’est le moi. Il apparaît ainsi tributaire de la philosophie
de Descartes pour qui le moyen de connaître les principes, c’est-à-dire les
vérités premières, est le doute. Mais chez Descartes, le moi est découvert dans
le cadre d’une recherche sur les principes. On peut en rappeler les étapes
rapidement.
Descartes pose
comme méthode en métaphysique qu’il faut rejeter comme faux tout ce qui est
simplement douteux. Or, dans l’hypothèse où on arrive ainsi à rejeter tout, y
compris la matière, il n’est pas possible de rejeter l’existence de celui qui
doute. Dès lors, le sujet apparaît comme premier. Ce sujet c’est le moi, celui
qu’on retrouve dans la formule « ego
sum, ego existo » de la première des Méditations métaphysiques.
Quant à cet ego, c’est la pensée dont on ne peut douter qu’elle seule permet de
le définir. Et cette pensée Descartes l’identifie à la conscience puisque ce
qu’on pense peut être rejeté mais non le fait de s’apercevoir immédiatement
qu’on pense.
Or, s’il est vrai que l’homme se
méconnaît dans la vie sociale, ce que le phénomène de la vanité révèle, il vaut
mieux alors convenir que séparer le moi humain de la société dans laquelle il
s’insère, c’est non pas en fixer les limites, mais lui attribuer des pouvoirs
chimériques. En effet, la conscience de l’homme peut être pensée comme un
pouvoir mais il reste vide. En effet, ce dont l’homme a conscience dépend de sa
situation sociale. Si le penseur peut se penser comme conscience, la raison en
est que la société est organisée de telle sorte qu’il peut, dans une apparente
solitude, se séparer en apparence. Dès lors, la sagesse consiste bien plutôt à
reconnaître ce qu’on doit aux autres. Et c’est bien dans la confrontation avec
eux qu’est possible la reconnaissance de soi, condition de la sagesse.
Le problème était de savoir
comment comprendre le rôle de la société dans la connaissance de soi. On a vu
que Rousseau dans cet extrait de sa Sixième
lettre morale n’y voit que le
phénomène de la vanité, c’est-à-dire la reconnaissance du sujet dans ce que l’opinion
publique pense. Il préconise donc une rupture, un retour à soi qui permettrait
de s’approcher de la sagesse.
Pourtant on a vu que ce rôle de
la vanité s’expliquait difficilement si on n'admettait pas que la vie sociale
est première par rapport à la conscience. C’est pourquoi ce n’est pas tant en
se séparant des autres qu’en allant à eux par le dialogue que la connaissance
de soi est possible et ainsi une certaine sagesse. Et encore exige-t-elle qu’on
ne néglige pas les conditions sociales de notre identité.
[1]
Parlant des sept sages, « Thalès de Milet, Pittacos de Mytilène, Bias de
Priène, notre Solon, Cléobule de Lindos, Myson de Chénée et Chilon de
Lacédémone », Platon écrit dans le Protagoras : « Ces
sages s’étant rassemblés offrirent en commun à Apollon les prémices de leur
sagesse et firent graver sur le temple de Delphes ces maximes qui sont dans
toutes les bouches : Connais-toi toi-même et Rien de trop. »
Traduction Chambry légèrement modifiée, GF Flammarion, pp.73-74. Diogène Laërce
(III° siècle ap. J.-C.) dans ses Vies et opinions des philosophes illustres
attribue à Thalès la maxime « Connais-toi toi-même ».
Platon quant à lui attribue
la reprise de cette injonction à Socrate, notamment dans l’Alcibiade
(133b), le Charmide (164e), le Phèdre, le Philèbe.
[2]
Rousseau est l’auteur des Confessions
où il expose justement son intimité. Même si au moment des Lettres morales,
il ne les a pas encore écrites, on peut penser qu’il ne s’occupe pas de cela.
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