« Je dois
le faire quoiqu’il m’en coûte », « noblesse oblige », ces expressions
indiquent que la morale nous paraît liée à la notion d’obligation.
En effet, qui
dit morale, dit devoir et donc obligation puisqu’il faut faire ce qu’on n’a pas
envie de faire. En ce sens la notion d’obligation semble indispensable à la
morale.
Toutefois,
lorsque ce que je fais est bien, mon action reste morale même si je ne me suis
pas senti obligé.
Dès lors, on
peut se demander si la notion d’obligation est vraiment indispensable à la
morale ou bien s’il est possible et comment de penser une morale sans
obligation.
Il n’y a pas
de morale sans obligation si la morale désigne les règles que chaque société
impose pour persévérer dans son être. En effet, la morale prescrit ou interdit.
Elle interdit ce qu’on désire faire et qui va à l’encontre de l’exigence
sociale. Elle prescrit ce que l’on ne désire pas faire. Or, il paraît absurde
de se prescrire à soi-même ce qui s’oppose à soi. Bref, les prescriptions
morales sont des obligations en ce sens qu’elles proviennent de la société dans
laquelle l’individu vit, prescriptions nécessaires pour que la société existe.
En effet, si chacun suivait son désir, il n’y aurait pas de société mais la
guerre de chacun contre chacun (ou bellum omnium contra omnes)
comme le soutient Hobbes dans le Léviathan
(1651, chapitre 13).
En outre, les
prescriptions morales sont des obligations en ce sens qu’elles s’opposent au
désir. En effet, aucun homme spontanément ne va éviter de prendre ce qui est à
autrui. C’est pour cela qu’il faut lui interdire : et c’est proprement
l’obligation. Freud disait bien dans Totem
et Tabou (1913) que là où il y a un interdit, il y a un désir et l’on peut
dire que même les prescriptions positives sont des interdictions de suivre son
désir. Ainsi faut-il prescrire d’aider son prochain car sinon le désir nous
conduit plutôt à le laisser dans la détresse par indifférence ou jalousie.
Les
obligations se distinguent aussi des contraintes, notamment physiques, en ce
sens qu’on peut les transgresser. En effet, les éléments naturels, voire les
faits sociaux nous contraignent. Je dois tenir compte des forces physiques. Et
s’il y a une crise économique, me voilà soumis dans mes richesses. Par contre,
il dépend de moi de remplir ou non mes obligations. Et c’est pour cela que les
punitions que la société propose ne suffisent pas pour faire obéir. Aussi toute
société inculque-t-elle ses valeurs à travers l’éducation. Ce sont les coutumes
à la racine de la conscience morale selon Montaigne dans les Essais (I, 23).
Toutefois, la
morale sociale n’est pas une véritable morale car elle n’est pas choisie. Le
sujet est ignorant des raisons qui le poussent à considérer que ce qu’il fait
est bien et il respecte moins des obligations considérées comme telles qu’il ne
suit des habitudes. Dès lors, ne faut-il pas penser que la morale véritable
exclut l’obligation ? Ou bien l’obligation morale ne doit-elle pas se
distinguer radicalement de l’obligation sociale ?
Il n’y a pas
de morale sans obligation parce que le sujet est aussi un être de désir et non
seulement un être doué de raison. Mais cela ne veut pas dire que l’obligation
lui vient du dehors. Car, il est vrai que la morale exige deux conditions, à
savoir que le sujet agisse pour le bien et non par intérêt et qu’il le
choisisse sans tenir compte des conséquences. C’est la raison pour laquelle qui
suit des règles par peur des sanctions n’agit pas moralement. Autrement dit,
l’obligation morale émane du sujet. Elle émane de sa raison qui lui dit de
faire ce qui est bien.
Or, en tant
qu’être de désir, l’homme ne suit pas spontanément ce qu’il doit faire. C’est
pour cela que le choix à faire apparaît négatif pour le sujet. Il lui faut
faire un effort sur lui-même et en ce sens, il s’oblige. Ce n’est pas pour rien
que les prescriptions morales ne plaisent pas : elles heurtent le désir.
Un homme qui serait capable de faire uniquement le Bien serait Dieu ou au moins
un saint.
Et la
différence entre l’obligation et la contrainte se situe en ce que la première
est choisie alors que la seconde s’impose à nous de l’extérieur. C’est pour cela
que les obligations sociales sont finalement plutôt des contraintes.
L’obligation morale quant à elle se présente comme une exigence qui provient du
sujet lui-même et qui le constitue comme sujet. On peut avec Rousseau dans la
« Profession de foi du vicaire savoyard » qui se situe dans le livre
IV de l’Émile la nommer conscience
morale. Elle apparaît comme constitutive du caractère universel de la morale et
qui nous fait reconnaître la valeur des actes quelles que soient les sociétés.
Cependant,
l’opposition du désir et de la morale présuppose un commandement extérieur.
Car, ce qui m’oblige, c’est un bien qui n’est pas mon désir singulier mais une
exigence universelle qui n’appartient à personne en propre. Et même, ce bien
s’oppose à mon désir, c’est-à-dire finalement à moi-même. Dès lors, ne peut-on
pas penser que la notion d’obligation n’est pas indispensable à la
morale ? Qu’entendre alors par morale ?
La morale
véritable est l’expression de ce qui permet à l’individu de s’épanouir,
d’atteindre un bien qui soit le sien. En effet, le terme est d’origine latine
(moralis). C’est un néologisme créé par Cicéron comme il l’indique dans son
traité, Du destin (De fato), pour traduire le terme grec
“éthikos” qui lui-même désignait la réflexion des philosophes sur ce qui permet
d’obtenir le bonheur. Or, si une telle réflexion est nécessaire c’est que les
hommes se trompent ou sont trompés par de fausses idées et de fausses
sollicitations, y compris par les exigences sociales.
Ainsi,
lorsqu’il conçoit la morale, Épicure lui assigne le plaisir comme but parce que
le bien que recherchent tous les hommes est le bonheur. Mais un tel but exige
de ne pas choisir n’importe quel plaisir. Certains plaisirs expliquent-ils dans
la Lettre à
Ménécée, qui sont bons en eux-mêmes ont de mauvaises conséquences. Il faut
les éviter comme il faut choisir certaines douleurs d’où il résulte des
plaisirs. C’est la raison qui doit choisir et aller à l’encontre des mauvaises
habitudes. Épicure peut alors soutenir qu’il faut changer d’habitudes. Par
exemple, il faut s’habituer de vivre de peu pour se libérer de la fortune et
des vains désirs impossibles à satisfaire parce que l’objet qui est le leur est
illimité. De même, le sujet doit respecter les obligations sociales non parce
qu’elles sont des obligations, mais parce qu’il comprend que c’est mieux pour
lui. La recherche du bonheur implique donc les vertus tant prisées d’honnêteté
et de justice. Mais dira-t-on, où est la morale si on fait ce qui nous
plaît ?
Il y a bien
morale en ce sens d’une part que le sujet agit à partir d’une réflexion sur le
bien. C’est donc lui qui fixe les règles de son action. Sauf que ses règles ne
sont pas des obligations en ce sens qu’elles ne s’opposent pas à son désir mais
en exprime au contraire l’exigence. En outre, il y a bien dans le sujet une
lutte. Mais il doit lutter contre les fausses sollicitations et là se situe son
effort. Lorsqu’il réussit, il n’y a plus d’efforts. Il n’y a pas d’obligations
dans tous les cas. En effet, celles-ci n’existent que pour l’individu qui a des
désirs contraires aux prescriptions soit qui lui sont imposés ou qu’il croit
lui être imposés, soit qu’il croit s’imposer. Pour qui fait de son bonheur qui
n’exclut pas celui des autres la fin de l’existence, aucune prescription ne s’impose
de quelque manière que ce soit.
En un mot, le
problème était de savoir si la notion d’obligation est indispensable à la
morale. Il semblait qu’elle était indispensable pour penser les morales
sociales. Toutefois, celles-ci sont plutôt des systèmes de contraintes. La
vraie morale exige la liberté. La notion d’obligation semble indispensable
parce que l’homme est un être de désir. Cependant l’obligation suppose un sujet
déchiré entre une mystérieuse exigence universelle et un être de désir. Si donc
on pense la morale comme la réflexion nécessaire sur le bien de l’individu,
c’est-à-dire sur le bonheur, alors ses prescriptions ne sont pas des
obligations, mais les conseils nécessaires, voire suffisants, pour atteindre la
plénitude du désir.
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