La recherche de la vérité peut prendre une vie et en
être l’unique objectif, qu’elle soit celle du philosophe ou du savant. Aussi
peut-on penser qu’il s’agit là d’une passion au sens de l’activité principale
de quelqu’un. Mieux, dans la mesure où la vérité exige qu’on la cherche, ne
peut-on pas dire que le savant ou le philosophe se passionne pour la
vérité ?
Or, la passion passe pour aveugler la raison, alors
que la vérité exige sa lucidité. Dès lors, se passionner pour la vérité semble
être une contradiction dans les termes. En outre, si la passion est subie, il
apparaît impossible de se passionner, encore moins pour la vérité.
Cependant, toute activité suppose que l’on vise un
but, et la passion assigne un but à l’homme. Dès lors, pourquoi la vérité ne
serait-elle pas l’objet d’une passion. De plus, si la passion apparaît subie,
n’est-ce pas parce qu’elle provient d’un désir exclusif que l’on se
donne ? En ce sens, il serait possible de se passionner, et éventuellement
pour la vérité.
Aussi peut-on se demander s’il est possible de se
passionner pour la vérité ou bien si elle a une autre source.
Qu’il ne soit pas possible de se passionner pour la
vérité, c’est ce qui semble découler de l’idée même de recherche de la vérité.
En effet, celle-ci implique que l’on remette en cause toutes ses croyances,
toutes ses opinions. Qui a des opinions, c’est-à-dire qui donne son assentiment
à des propositions qu’il n’a pas examinées, se laisse guider par ses passions.
En effet, si je donne mon assentiment à une proposition à laquelle je n’ai pas
réfléchi, comme la raison ne peut être la source de mon assentiment, il faut
donc admettre que celui-ci repose sur les passions qui sont miennes. Par
exemple, la crainte me disposera à trouver des défauts en une personne. Aussi
rechercher la vérité exige de commencer par détruire ses opinions, et donc de
lutter contre elles : la vérité ne peut donc être l’objet d’une passion.
Quelle passion d’ailleurs ? Dira-t-on que c’est
l’amour, prenant appui sur l’étymologie supposée de philosophie, c’est-à-dire
l’amour de la sagesse. Mais, l’amour, en tant que passion, n’est pas le fruit
de la réflexion. L’amour apparaît sans que l’amoureux ne sache pourquoi, telle
la Phèdre de Racine (1639-1699), qui, à peine mariée à Thésée, tombe amoureuse
d’Hyppolite (cf. Phèdre, acte I,
scène 3). Qui aime juge que l’objet de son amour est bon. Or, un tel jugement
n’est-il pas un préjugé ? En effet, si le jugement provient de la passion,
alors il n’est pas le fruit de la raison et il ne peut donc qu’altérer l’objet.
Comme Lucrèce le montre dans le livre IV de son De la nature, l’amant ne voit pas les défauts physiques de son
aimée. Son désir, fixé sur un seul objet, altère son jugement. La passion pour
la vérité impliquerait donc une altération du jugement. Plus précisément, une
telle passion préjugerait de ce qu’est la vérité. On pourrait donc être
passionné par la vérité, au sens où l’on croit la connaître comme on le voit
dans le fanatisme religieux ou politique. Mais, la vérité est alors confondue
avec la croyance que l’on tient pour vraie. Le philosophe comme le savant,
parce qu’il recherche la vérité, n’éprouve aucune passion pour ses thèses. À l’instar
de Socrate, il est près à être réfuté par son interlocuteur comme il le dit au rhéteur
Gorgias (~480-~375 av. J.-C.) dans le dialogue de Platon qui porte son nom (cf.
Platon, Gorgias, 458a-b). La
philosophie, qui est recherche de la vérité dans tous les domaines, n’est donc
pas amour de la sagesse, mais comme le grec le dit, amitié pour la sagesse. Or,
l’ami n’est pas passionné : il garde sa lucidité.
En outre, si la passion est un désir exclusif qui
égare, alors il est clair qu’il est impossible de se passionner pour quoi que
ce soit. En effet, cela voudrait dire que l’on cherche à se tromper soi-même.
Or, pour que je puisse tromper quelqu’un, il est nécessaire qu’il ne sache pas
que je veuille le tromper. Aussi, je ne puis vouloir me tromper moi-même, car
cela impliquerait que je sache que je me trompe pour me tromper, et que je ne le sache pas pour me tromper, ce qui est contradictoire. S’il est possible de se tromper
soi-même, c’est donc plutôt en ce sens que la passion qui est mienne m’égare et
que je me rends compte qu’elle m’égare comme Oreste dans l’Andromaque de Racine qui s’exclame : « Je me trompais moi-même ! »
(Acte I, scène 1). Cet imparfait montre que la prise de conscience implique la lucidité.
Ainsi, non seulement la passion pour la vérité n’est pas possible, mais en
outre, il est impossible de se passionner pour elle.
Toutefois, s’il n’est pas possible de se passionner
pour la vérité, comment est-il possible de la rechercher, voire de consacrer
toute une vie à sa recherche ? On ne peut donc écarter l’hypothèse qu’il
soit possible de se passionner pour la vérité, si on ne trouve pas ce qui
conduit à la rechercher.
En effet, la recherche de la vérité implique qu’on la tienne pour un
bien désirable. Or, il n’est pas possible de le savoir avant de l’avoir
découverte. Peut-on comme les Stoïciens distinguer dans la tendance naturelle
que nous avons à chercher le bien, la volonté qui vise le vrai bien et les
passions qui visent les faux biens ? Pour qu’une telle distinction ait un
sens, il faut donc d’abord admettre que la vérité est un bien. Ensuite, il faut
admettre que la volonté soit un jugement vrai relatif au bien alors que les
passions sont des jugements erronés relatifs aux biens et aux maux présents ou
futurs, si l’on en croit l’exposé de la doctrine stoïcienne qu’a laissé Cicéron
dans les Tusculanes (livre IV, VI).
La racine commune à la volonté et aux passions est d’être une tendance
naturelle qui nous fait chercher le bien. Une telle tendance n’est pas une
passion pour les Stoïciens parce qu’elle n’est pas le fruit d’un jugement
erroné. Les passions, dont les quatre fondamentales sont le désir, la crainte,
le plaisir et la peine ne pourraient-elles pas avoir la vérité pour
objet ?
On comprend de soi que la crainte de la vérité ne peut
être passion pour la vérité, de même pour la peine. Mais, n’y aurait-il pas un
plaisir à découvrir qui pourrait être une passion ? En lui-même, le
plaisir est indifférent à la vérité. Ce qui me plaît peut être faux, illusoire
ou vrai. Ce n’est donc pas en tant qu’il se rapporte au vrai que le plaisir est
associé à la recherche de la vérité : il en serait plutôt une conséquence.
Reste le désir. Le désir, selon les Stoïciens, est un jugement erroné relatif à
un bien futur. En ce sens, il ne peut être la source d’une passion pour la
vérité. Le désir nous emporte sans que nous réfléchissions. Un objet nous
a-t-il fait plaisir, sans que nous examinions s’il est bon ou mauvais pour
nous, nous le recherchons ? Aussi, le désir de la vérité est-il
impossible. Se passionner pour la vérité est donc impossible. En effet, la
passion nous présente son objet comme s’il était vrai. Quoi de plus surprenant
par exemple que la passion du jeu où l’individu, pour un morceau de cuir gonflé
ou pour quelques bouts de papier avec diverses figures, se comporte comme s’il
s’agissait de la vie et de la mort. Qui de plus éloigné de la vérité que
l’avare qui confond l’argent qui est un moyen avec une fin. Par contre, on
comprend qu’il soit possible de se passionner dans la mesure où la passion est
constituée par un jugement.
Si donc nous recherchons la vérité, c’est en tant que
nous avons une tendance à rechercher le bien. Or, accompagner de raison, cette
tendance est la volonté. On peut donc comprendre comment la recherche de la
vérité est possible sans qu’elle vienne des passions. Elle est affaire de
volonté. Une fois possédée, elle donne au sage la joie. C’est cette joie qui
couronne la recherche du savant dans un domaine particulier. C’est cette joie
qui accompagne la recherche du philosophe en tant qu’il a le tout comme objet
de connaissance. Résultat d’une action plutôt que d’une passion, la joie se
distingue alors du plaisir illusoire que donne le désir. Et comme elle a sa
source dans la volonté, elle n’est pas fixée à un objet particulier. Le savant
comme le philosophe est indifférent à ce qui est vrai. À la différence du
croyant pour qui l’objet de sa croyance est la Vérité, qui a foi en elle et qui
cherche à lui donner des raisons après coup, qui lui est donc passionner pour
ce qu’il croit être la vérité, le savant ou le philosophe cherche la vérité
indépendamment de toute croyance.
Or, comment comprendre que la volonté, c’est-à-dire la
tendance au bien accompagnée de raison, recherche la vérité si elle ne la
connaît pas ? Comment même la recherche de la vérité est-elle
possible ? En effet, je ne puis rechercher que ce que je connais d’une
certaine façon. Or, si je recherche la vérité, c’est que je ne la connais pas.
Dès lors, l’idée d’une volonté de découvrir le vrai apparaît insuffisante ou
elle se confond avec la croyance ou plutôt avec une croyance : la croyance
en la vérité.
Or, peut-on réduire la vérité à une pure
croyance pour laquelle il serait possible de se passionner ou bien
est-elle un présupposé nécessaire vers quoi tend notre désir? Il est certes
nécessaire d’admettre que nous avons une idée de la vérité qui est constitutive
de notre raison, sans quoi celle-ci n’aurait aucun objet. Il est également
nécessaire d’admettre l’impossibilité de démontrer l’existence de la vérité. En
effet, il faut savoir ce qu’est la vérité pour déterminer si une connaissance
est vraie ou non comme Descartes l’a fait remarquer dans une Lettre à Mersenne du 16 octobre 1639.
Pourtant, celui qui nierait que nous ayons une idée de la vérité, à la façon du
sceptique devrait soit avouer qu’il comprend quelque chose en parlant de la
vérité, et alors nous avons bien une idée de la vérité, soit qu’il ne sait pas
de quoi il parle. On peut donc réduire comme Nietzsche dans le Gai Savoir (livre V, n°344 « En
quoi nous sommes, nous aussi, encore pieux ») l’idée de vérité au statut
d’une simple croyance. En effet, on ne peut vouloir la connaître sans admettre
comme postulat qu’elle est un bien absolu alors qu’on ne la connaît pas. C’est
bien au nom de la vérité que la croyance est dénoncée. Sans donc savoir
qu’est-ce qui est vrai, il est donc possible de tendre vers la vérité.
Or, une telle tendance implique que l’on manque de ce
vers quoi on tend. Or, telle est la nature du désir comme Platon le montre dans
le Banquet (199d-200e). On ne peut
désirer que ce dont on manque ou désirer ce qu’on possède mais pour l’avenir.
Par exemple, quelqu’un de riche désire être riche, non pas en tant qu’il est
riche, mais pour l’être à l’avenir. Or, pour manquer de quelque chose, encore
faut-il en un sens, savoir de quoi on manque. Pour les désirs du corps, leur
origine est dans le plaisir ou plutôt dans la mémoire d’un plaisir antérieur.
Je ne puis désirer boire que si j’ai en mémoire que l’eau va me permettre
d’étancher ma soif. Aussi, peut-on dire avec Platon dans le Philèbe (34c-36c) le désir a-t-il l’âme
et non le corps pour principe. Si donc on comprend comment l’expérience ou
encore le besoin naturel, c’est-à-dire cette connaissance innée qui semble
accompagner la vie, ou même la vie sociale, peut faire naître la plupart des
désirs, le désir de la vérité présuppose que nous l’avons connue et que nous
l’ayons oubliée. Même le sceptique qui nie que l’on puisse connaître la vérité
ne peut expliquer qu’on la recherche. Quant à l’affirmation selon laquelle elle
est une illusion ou une erreur, elle se heurte à une objection simple, à savoir
qu’une telle affirmation se contredit elle-même.
On peut donc avec Platon concevoir que la recherche de
la vérité soit bien de l’ordre du désir. Or, en tant qu’elle est l’activité
essentielle du philosophe, en tant qu’elle est son but, on peut la concevoir
comme une passion, plus précisément comme l’amour de la vérité. La notion de passion
ici doit être prise au sens de Hegel, à savoir du but unique dans lequel un
individu met toute son énergie, tout son être (cf. La raison dans l’histoire ou Leçons
sur la philosophie de l’histoire, Introduction). En ce sens, le désir de la
vérité lorsqu’il guide toute l’existence d’un individu, qu’il soit un savant ou
un philosophe, est bien une passion. On peut l’entendre aussi en ce sens que le
manque de la vérité fait souffrir tout comme les autres désirs et que ce manque
est subi. En outre, on peut dire que c’est l’individu qui se passionne, en tant
qu’il répond au désir de la vérité qui est en lui, désir qui est en tout homme,
mais qui souvent est submergé par les autres désirs.
On peut dire en guise de conclusion que s’il
apparaissait impossible de se passionner pour la vérité, la raison en est que
la plupart des passions détournent de la réflexion. C'est pourquoi celle-ci
semblait provenir de la volonté. Toutefois, il est apparu impossible que
d’elle-même la volonté se dirige vers la vérité si celle-ci n’apparaissait pas
comme l’objet du désir entendu comme manque.
Aussi, lorsqu’un savant ou un philosophe consacre son
existence à la recherche de la vérité peut-on dire qu’il se passionne pour la
vérité en tant non seulement qu’il en fait son activité principale et
essentielle, mais également en ce sens qu’il répond en lui à un désir qui peut
caractériser l’homme comme Platon l’a pensé dans son Phèdre (249b).
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