Sujet
En vain on essaie de se représenter un individu dégagé de
toute vie sociale. Même matériellement, Robinson (1) dans son île reste en
contact avec les autres hommes, car les objets fabriqués qu’il a sauvés du
naufrage, et sans lesquels il ne se tirerait pas d’affaire, le maintiennent
dans la civilisation et par conséquent dans la société. Mais un contact moral
lui est plus nécessaire encore, car il se découragerait vite s’il ne pouvait
opposer à des difficultés sans cesse renaissantes qu’une force individuelle
dont il sent les limites. Dans la société à laquelle il demeure idéalement
attaché il puise de l’énergie ; il a beau ne pas la voir, elle est là qui
le regarde : si le moi individuel conserve vivant et présent le moi
social, il fera, isolé, ce qu’il ferait avec l’encouragement et même l’appui de
la société entière. Ceux que les circonstances condamnent pour un temps à la
solitude, et qui ne trouvent pas en eux-mêmes les ressources de la vie
intérieure profonde, savent ce qu’il en coûte de se « laisser
aller », c’est-à-dire de ne pas fixer le moi individuel au niveau prescrit
par le moi social.
Bergson, Les
deux sources de la morale et de la religion (1932)
(1)
Robinson Crusoé : personnage de marin échoué sur une île déserte inventé
par le romancier anglais Daniel Defoe (1660-1731) dans son roman La vie et
les aventures de Robinson Crusoé (1719).
Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui
sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas
indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d'abord étudié
dans son ensemble.
Questions :
1) Dégagez l’idée principale et
les étapes de l’argumentation.
2) Expliquez : « un
contact moral ».
3) L’individu n’est-il rien hors
de toute civilisation ?
Corrigé
Nous nous
pensons comme des individus et pensons que notre société, sa culture matérielle
et morale, est hors de nous, voire s’oppose à nous. Et pourtant, que
serions-nous sans aucune culture, hors de toute société ? Ne nous
permet-elle pas d’être nous-mêmes ?
Tel est le
problème dont traite Bergson dans cet extrait de son ouvrage, Les deux sources de la morale et de la
religion, paru en 1932.
1. Bergson veut montrer qu’il est
impossible de concevoir un individu qui serait hors de toute civilisation.
Pour cela il
s’appuie sur le cas du personnage du roman de Daniel Defoe, Robinson Crusoé,
dont tout le monde sait qu’il était seul sur une île déserte. Autrement dit, le
cas est le plus défavorable en apparence à l’auteur. Or, Bergson commence par
faire remarquer que cette solitude par rapport à la société est toute relative
puisque le naufragé dispose des objets techniques qu’il a pu prendre après le
naufrage. Dès lors, matériellement, il n’est pas seul, malgré l’apparence. Les
objets techniques appartiennent à la société d’où il vient. Ils sont des
éléments de sa civilisation, de sa culture. Par eux, Robinson reste en contact
avec elle.
Toutefois, ce
contact matériel ne paraît pas suffisant à l’auteur. C’est pourquoi Bergson
indique que le contact moral l’est plus. Pourquoi ? C’est qu’outre les
objets techniques, il y a les façons de vivre, c’est-à-dire les mœurs, qui
comprennent d’ailleurs l’usage des objets techniques. Ce sont elles qui lui
permettent de faire face aux difficultés qu’ils rencontrent. Ce sont elles qui
lui donnent surtout l’énergie nécessaire pour continuer à lutter. Autrement
dit, les mœurs sont présentes en Robinson. En effet, Bergson remarque qu’il
reste attaché à la société. Comment ? Parce qu’il a en lui un moi social,
c’est-à-dire une identité qui lui vient de la société dans laquelle il a été
éduqué. Ce moi social est le regard de la société sur lui-même lorsqu’il semble
isolé sur son île déserte. Aussi Bergson en déduit que l’individu isolé agira
comme s’il recevait les encouragements et l’appui de la société tout entière.
C’est donc dire que la société n’est pas extérieure à l’individu.
Enfin, Bergson
prend le cas justement d’hommes qui sont conduits par les circonstances à la
solitude. Il quitte donc le cas de personnage fictif. Il leur faut trouver en
eux les ressources de l’action. Si tel n’est pas le cas, ils sont conduis à se
« laisser aller ». Bergson définit le « laisser aller »
comme le fait de ne pas amener le moi de l’individu au niveau du moi social,
c’est-à-dire au niveau des exigences intériorisées de la vie sociale. Dès lors,
il ne peut véritablement vivre.
2. L’idée d’« un contact
moral » que propose Bergson est pour le moins étrange, voire paradoxale. Ce
« contact moral », il le pense entre l’individu et sa société d’origine.
Or, pour qu’il y ait contact, il faut que deux corps soient dans le même espace
et n’aient entre eux aucune distance au moins sur un point. Or, le naufragé sur
une île déserte est, par définition, séparé de tout contact. C’est la raison
pour laquelle l’idée de contact moral implique que la société ou civilisation
soit présente dans le naufragé. C’est le sens de la notion de moi moral. Par là
Bergson doit entendre toutes les habitudes, devoirs et façon d’être acquis par
Robinson lorsqu’il vivait au milieu de ses compatriotes. Conservant ses mœurs
sur l’île, c’est comme s’il était toujours proche de ses compatriotes. Le
contact moral se situe donc dans l’individu entre son moi propre ou « moi
individuel » et son « moi social ».
3. Bergson refuse l’idée qu’on
puisse concevoir l’individu hors de toute civilisation. Il faut entendre par là
à la fois une façon de vivre en usant de certains objets techniques et
également en suivant certaines obligations ou coutumes. C’est qu’en
effet ; même seul, l’individu conserve ce qu’il a acquis. Sans cela, il ne
serait rien.
Pourtant
lui-même admet que l’individu peut se laisser aller comme s’il avait au moins
une sorte de pouvoir négatif.
Ne peut-on pas
aller plus loin et penser que l’individu peut aller à l’encontre de sa
civilisation ? N’est-ce pas ainsi que des inventions sont possibles ?
Dès lors, est-il vrai qu’il n’est rien hors de toute civilisation ?
Il est vrai
que concevoir l’homme hors de toute civilisation implique de lui ôter tout ce
qu’il a acquis grâce à son éducation. Si on considère qu’un homme n’est ni
Indien, ni Tartare, ni de Genève ou de Paris, à l’instar de Rousseau dans sa lettre
à Philopolis, il faut alors concevoir l’homme en général. Or, on trouvera
que cet homme à l’état de nature ne sait rien faire de proprement humain. Il en
a l’aspect physique. Tout au plus, on peut lui accorder à titre de virtualités
la pensée, la capacité de parler voire de fabriquer des objets utiles ou encore
d’obéir à des règles.
Néanmoins, l’homme hors de toute civilisation n’est
pas absolument rien. Si on peut le concevoir élever par des singes ou des
loups, comme dans les histoires d’enfants sauvages, l’inverse n’est pas
possible. Autrement dit, l’homme n’est pas un être naturel. N’est-ce pas ce qui
fait qu’il est capable de résister à la société et donc à sa
civilisation ?
Remarquons en
effet avec Bergson que l’homme peut se laisser aller s’il est seul. Mais même
en société, il est possible d’être seul ou de se rendre solitaire. L’homme a
donc un pouvoir négatif de résister à la vie sociale. Par conséquent, il n’est
pas rien hors de toute civilisation. Chez les animaux sociaux, l’individu ne se
laisse jamais aller. Il suit son instinct. Une abeille ou une fourmi ne se
laisse pas aller. L’homme quant à lui a besoin d’être éduqué. Il fait un libre
usage de ce qu’il a acquis. En conséquence, c’est son penchant à la liberté qui
le caractérise comme Kant l’a soutenu dans son Traité de pédagogie.
Toutefois, ce
pouvoir apparaît bien négatif et ne montre rien que l’individu puisse apporter
à la civilisation. Si donc l’homme doit être éduqué par l’homme, c’est qu’il
est capable d’inventer. N’est-ce pas ce qui est propre à l’individu ?
En effet,
quoique aucun homme ne puisse seul s’éduquer, et en ce sens Bergson a raison de
penser qu’il n’y a pas de solitude absolue, l’homme n’est pas seulement le
produit de sa culture. Si c’était le cas, il n’y aurait jamais de changement.
Il faudrait même considérer que la civilisation humaine ressemblât à une sorte
de fourmilière. Or, il n’en est rien.
Sans vouloir
développer outre mesure ce point, remarquons que les outils que Robinson prend
sur le bateau ont été inventés par des hommes qui ont trouvé en eux et non dans
leur civilisation les ressources nécessaires. De même, en matière de règles
sociales, il est possible de les modifier. Ce sont même des hommes qui ont
inventé la politique, c’est-à-dire un espace de discussion pour choisir selon
quelles lois la cité doit s’organiser.
En un mot, on
doit convenir avec Bergson que hors de sa civilisation, l’homme n’est que
virtualités. En ce sens seulement, il n’est rien. Pourtant, il dispose non
seulement d’un pouvoir négatif, mais également d’un pouvoir de création à
partir duquel la civilisation peut être changée. Dès lors, l’individu peut être
quelque chose hors de ce que lui apporte la civilisation, à savoir ce qu’il lui
apporte.
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