Sujet.
Expliquer
le texte suivant :
Nous disons que le plaisir est le
principe et la fin de la vie bienheureuse. Car c’est lui que nous avons reconnu
comme le bien premier et conforme à la nature, c’est en lui que nous trouvons
le principe de tout choix et de tout refus, et c’est à lui que nous aboutissons
en jugeant tout bien d’après ce que nous sentons. Et parce que c’est là le bien
premier et naturel, pour cette raison aussi nous ne choisissons pas tout
plaisir, mais il y a des cas où nous passons par-dessus de nombreux plaisirs,
lorsqu’il en découle pour nous un désagrément plus grand ; et nous
regardons beaucoup de douleurs comme valant mieux que des plaisirs quand, pour
nous, un plaisir plus grand suit, pour avoir souffert longtemps. Tout plaisir,
donc, du fait qu’il a une nature appropriée à la nôtre, est un bien : tout
plaisir, cependant, ne doit pas être choisi ; de même aussi toute douleur
est un mal, mais toute douleur n’est pas telle qu’elle doive toujours être
évitée. Cependant, c’est par la comparaison et l’examen des avantages et des
désavantages qu’il convient de juger de tout cela. Car nous en usons, en
certaines circonstances, avec le bien, comme s’il était un mal, et avec le mal,
inversement, comme s’il était un bien.
ÉPICURE, Lettre
à Ménécée (III° av. J.-C.)
La connaissance
de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que
l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème
dont il est question.
Corrigé
Qu’est-ce que le bonheur ? Telle
est la question fondamentale de l’éthique ou de la morale pour les anciens et
par bonheur ils entendaient le bonheur propre comme Alain l’indique à juste
titre dans ses Propos sur le bonheur
(1925, 1928, propos du 5 novembre 1922, n°89 « Bonheur est vertu »).
Soit le bonheur est conçu comme distinct du plaisir et constitué de la seule
vertu, soit il est conçu comme un mixte de vertu et de plaisir, soit il est
pensé comme étant le seul plaisir. Ainsi le problème est-il de savoir laquelle
de ses conceptions est valable ?
C’est ce dont traite cet extrait de la Lettre à Ménécée d’Épicure. Le
philosophe du jardin veut montrer à son interlocuteur [on pense qu’il s’agit
d’un de ses disciples] qu’on peut penser que le plaisir est bien le contenu
même du bonheur.
Après avoir explicité sa thèse sur le
bonheur, il répond à une objection relative aux plaisirs manifestement mauvais
avant de montrer le rôle subordonné du jugement dans l’obtention de la vie
heureuse.
Épicure commence par exposer sa thèse
sur l’éthique ou la morale selon la traduction latine de Cicéron (« Cette
question appartient à la doctrine des mœurs (ἦθος pour les Grecs) ; ce nom
de doctrine des mœurs est celui que nous donnons d’ordinaire à cette partie de
la philosophie; mais, pour enrichir notre langue, on peut être reçu à l’appeler
la morale. » ; Quia pertinet ad mores, quod ἦθος illi vocant, nos eam
partem philosophiae de moribus appellare solemus, sed decet augentem linguam
Latinam nominare moralem; Cicéron, Traité
du destin, De fato, I). Il pose
que le plaisir constitue la vie bienheureuse. Autrement dit, Épicure identifie
plaisir et bonheur. C’est pour cela qu’on nomme sa doctrine un hédonisme
(hédonè, ἡδονή, est le mot grec qu’on traduit par plaisir). Il considère que le
plaisir est le principe de la vie heureuse. C’en est donc le principe ou point
de départ, ce qu’on peut entendre en plusieurs sens. D’abord, on peut
l’entendre au sens temporel. Le bonheur commence par le plaisir. Dès lors, il
faut comprendre que le désir est second par rapport au plaisir. Ensuite, on
peut l’entendre au sens de la connaissance : c’est le plaisir qui nous
permet de connaître en matière morale ce qui est bien et mal. Enfin, le plaisir
peut s’entendre comme la vérité même en morale. Or, il n’est pas que principe
en ce sens, il l’est aussi en tant que fin. Qu’est-ce à dire ?
Par fin il faut entendre l’objectif, le
but (en grec télos, τέλος), mais d’un but qui n’est pas lui-même moyen d’un
autre but, autrement dit c’est la fin dernière ou la fin ultime de la vie. Autrement
dit, dans toute action, ce qui est visé, c’est le plaisir. Il n’accompagne pas
l’action comme un simple accessoire comme le pensaient les Stoïciens si l’on
pense à la conception de Sénèque dans La
vie heureuse (De uita beata, ch.
IX). Il est bien ce qui est visé par toute action, quels que soient les moyens
mis en œuvre et quelle que soit la longueur de la série téléologique,
c’est-à-dire de la série des moyens et des fins. Ce qui signifie donc que c’est
le bonheur identifié au plaisir qui est pour Epicure la fin dernière ou la fin
ultime. Or, comment le plaisir peut-il être à la fois principe et fin, autrement
dit à l’origine et au terme de la vie morale ?
Épicure justifie sa thèse en énonçant à
la première personne du pluriel que le plaisir a été reconnu dans sa doctrine
comme le bien premier. On comprend d’une part qu’il est un bien et toujours un
bien et qu’en tant que premier, les autres biens sont dérivés de lui. Il
ajouter que c’est un bien « conforme
à la nature » ce qu’on peut comprendre comme signifiant que sa
manifestation est innée et indépendante de toute considération culturelle.
C’est cette naturalité qui en fait un principe. On peut comprendre alors que le
sentiment de plaisir est premier, c’est-à-dire qu’il y a d’abord du plaisir
dans la vie ou pour le dire autrement que vivre est naturellement plaisir. Le
désir, c’est-à-dire le mouvement par lequel le sujet chercher à retrouver ce
qui lui manque, est second. Dès lors, le plaisir dont la présence est
originelle peut être un principe de choix en ce sens que le sujet moral choisit
ce qu’il escompte être un plaisir supplémentaire ou ce qui doit préserver le
plaisir qu’il vit ; et de refus s’il s’agit d’éviter le contraire du
plaisir, c’est-à-dire la douleur. Et il est bien la fin en ce sens que nous
visons à le conserver ou à le rétablir dans le choix de tout bien second.
Cependant, le plaisir est parfois
mauvais au sens de nuisible. Dès lors, comment le considérer comme un principe
moral ?
Pour lever l’objection qu’on a toujours
faite à l’hédonisme, notamment à celui que préconise Épicure, celui-ci explique
que le fait que le plaisir soit le principe du choix n’implique pas qu’on le
choisisse toujours ni qu’on refuse toujours la douleur. Mais, il ne s’agit pas
de refuser un plaisir parce qu’il serait mauvais moralement, ni d’accepter une
douleur parce qu’elle serait moralement bonne. Il s’agit de le faire au nom
même du plaisir. Autrement dit, il faut considérer le motif du choix ou du
refus.
En effet, la raison pour laquelle nous
refusons certains plaisirs selon Épicure est d’abord le principe du plaisir.
Les plaisirs refusés sont ceux dont on peut penser qu’ils amènent plus de
souffrances encore que l’absence de leur satisfaction. Dès lors, permettre leur
réalisation va à l’encontre du plaisir. C’est donc bien le principe du plaisir
qui guide le refus de certains plaisirs. Il en va de même de la douleur. Elle
est le mal. Mais il y a des douleurs qui sont suivis de plaisirs. Et Épicure ne
parle pas de plaisirs sentis dans et par la douleur. Ce n’est pas un précurseur
de Léopold Von Sacher-Masoch (1836-1885) ou un partisan du masochisme. Toujours
est-il qu’il importe alors de ne pas refuser les douleurs lorsqu’elles sont
suivies d’un plaisir. Le principe là encore est le plaisir et non un principe
moral, devoir ou vertu.
En eux-mêmes soutient Épicure, les
plaisirs ne sont pas mauvais, ce sont leurs conséquences. C’est dire que si les
conséquences de certains plaisirs n’étaient pas mauvaises, c’est-à-dire si
elles n’engendraient pas des souffrances, les plaisirs qu’on rejette devraient
au contraire être recherchés. Pour prendre un exemple qu’Épicure ne pouvait
connaître, on peut rejeter le plaisir de fumer du tabac justement parce que les
inconvénients sont nombreux : toux, baisse du pouvoir respiratoire,
cancer, etc. C’est donc au nom du plaisir qu’on les refuse. On comprend qu’Épicure
dise que le plaisir pris sans ses conséquences est approprié à notre nature.
C’est ce qu’il manifeste.
Reste alors à s’interroger sur ce qui
peut permettre ce choix. Si le principe est le plaisir du choix est le plaisir,
il ne paraît impossible de choisir autre chose et surtout la douleur. Il faut
que ce soit plutôt l’esprit qui choisit. Dès lors, le principe de la vie
heureuse, n’est-ce pas plutôt le jugement ?
En effet, Épicure introduit sous la forme
d’une opposition ce qui doit permettre de déterminer ce qu’il faut faire. En
effet, on pourrait dire que si c’est le plaisir le principe du choix, s’il faut
choisir parfois des douleurs pour obtenir plaisir ou éviter par le choix du
plaisir des douleurs plus grandes et si en tant que plaisir il est toujours un
bien, comment opérer le choix. On peut alors penser que le bien suprême n’est
pas le plaisir mais bien plutôt le jugement ou tout au moins qu’il réside en un
certain jugement. Telle était la thèse des Stoïciens comme on la trouve
notamment chez Sénèque dans son dialogue La
vie heureuse (chapitre IX) où il critique la doctrine épicurienne de la
vertu.
Il est clair que si le plaisir est le
principe du choix, c’est l’esprit et l’esprit seul qui peut calculer dans quel
cas il est possible de choisir des douleurs en vue du plaisir ou au contraire
éviter certains plaisirs pour choisir de ne pas avoir ensuite une plus grande
douleur. Il faut que l’esprit compare, ce qui suppose que tous les plaisirs et
toutes les douleurs sont de même nature, autrement dit qu’un plaisir quel qu’il
soit est l’équivalent d’un autre plaisir et de même pour la douleur. On
comprend qu’en tant que plaisir nul plaisir n’est différent d’un autre. Là
encore, c’est dans les conséquences qu’il y a une différence. Et seul l’esprit
peut les connaître. Il faut qu’il évalue les avantages, c’est-à-dire tiennent
compte de la durée, voire s’appuie sur des connaissances relatives aux effets
des actions. Si donc le bon jugement n’est pas le bien suprême, c’est parce
qu’il est le moyen d’obtenir le plaisir.
Pour justifier ce calcul relatif aux
plaisirs et aux douleurs, Épicure avance que cela revient à traiter un bien
comme un mal et inversement. En effet, selon sa doctrine, un plaisir est le
bien et une douleur le mal. Or si on choisit une douleur on considère donc ce
qui est mal comme un bien et inversement si on refuse un plaisir on le
considère comme un mal. Or, cela paraît contradictoire. Mais Épicure précise
qu’il s’agit de faire « comme si ». La locution conjonctive de
subordination « comme si » signifie une certaine manière de traiter
quelque chose qui implique qu’on ne considère pas la chose comme on la traite.
Autrement dit, l’esprit traite le bien comme un mal tout en sachant que ce
n’est pas un mal et surtout que c’est pour le bien. Ainsi en va-t-il des
plaisirs qu’on refuse au nom des obligations juridiques ou morales. Il s’agit
alors de préférer les règles qui nous permettent de vivre avec les autres sans
conflits, condition du plaisir. Finalement, l’esprit se met au service du
plaisir qui reste bien le principe et la fin de la vie heureuse.
En un mot, le problème était de savoir
s’il est possible de faire du plaisir le fond du bonheur auquel tous les hommes
aspirent étant entendu que certains plaisirs sont manifestement mauvais. On a
donc vu comment Épicure, dans cet extrait de sa Lettre à Ménécée, après avoir posé que le plaisir est le fondement
de la vie morale, rend compte du traitement différencié des plaisirs et des
douleurs afin de vivre avec le plus de plaisir possible.
Il resterait toutefois à se demander si
le plaisir est simplement un état ou bien s’il se situe plutôt dans l’action.
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