dimanche 11 octobre 2015

Le bonheur - corrigé d'une explication d'un texte d'Epicure extrait de la "Lettre à Ménécée"

Sujet.
Expliquer le texte suivant :
Nous disons que le plaisir est le principe et la fin de la vie bienheureuse. Car c’est lui que nous avons reconnu comme le bien premier et conforme à la nature, c’est en lui que nous trouvons le principe de tout choix et de tout refus, et c’est à lui que nous aboutissons en jugeant tout bien d’après ce que nous sentons. Et parce que c’est là le bien premier et naturel, pour cette raison aussi nous ne choisissons pas tout plaisir, mais il y a des cas où nous passons par-dessus de nombreux plaisirs, lorsqu’il en découle pour nous un désagrément plus grand ; et nous regardons beaucoup de douleurs comme valant mieux que des plaisirs quand, pour nous, un plaisir plus grand suit, pour avoir souffert longtemps. Tout plaisir, donc, du fait qu’il a une nature appropriée à la nôtre, est un bien : tout plaisir, cependant, ne doit pas être choisi ; de même aussi toute douleur est un mal, mais toute douleur n’est pas telle qu’elle doive toujours être évitée. Cependant, c’est par la comparaison et l’examen des avantages et des désavantages qu’il convient de juger de tout cela. Car nous en usons, en certaines circonstances, avec le bien, comme s’il était un mal, et avec le mal, inversement, comme s’il était un bien.
ÉPICURE, Lettre à Ménécée (III° av. J.-C.)

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.

Corrigé

Qu’est-ce que le bonheur ? Telle est la question fondamentale de l’éthique ou de la morale pour les anciens et par bonheur ils entendaient le bonheur propre comme Alain l’indique à juste titre dans ses Propos sur le bonheur (1925, 1928, propos du 5 novembre 1922, n°89 « Bonheur est vertu »). Soit le bonheur est conçu comme distinct du plaisir et constitué de la seule vertu, soit il est conçu comme un mixte de vertu et de plaisir, soit il est pensé comme étant le seul plaisir. Ainsi le problème est-il de savoir laquelle de ses conceptions est valable ?
C’est ce dont traite cet extrait de la Lettre à Ménécée d’Épicure. Le philosophe du jardin veut montrer à son interlocuteur [on pense qu’il s’agit d’un de ses disciples] qu’on peut penser que le plaisir est bien le contenu même du bonheur.
Après avoir explicité sa thèse sur le bonheur, il répond à une objection relative aux plaisirs manifestement mauvais avant de montrer le rôle subordonné du jugement dans l’obtention de la vie heureuse.

Épicure commence par exposer sa thèse sur l’éthique ou la morale selon la traduction latine de Cicéron (« Cette question appartient à la doctrine des mœurs (ἦθος pour les Grecs) ; ce nom de doctrine des mœurs est celui que nous donnons d’ordinaire à cette partie de la philosophie; mais, pour enrichir notre langue, on peut être reçu à l’appeler la morale. » ; Quia pertinet ad mores, quod ἦθος illi vocant, nos eam partem philosophiae de moribus appellare solemus, sed decet augentem linguam Latinam nominare moralem; Cicéron, Traité du destin, De fato, I). Il pose que le plaisir constitue la vie bienheureuse. Autrement dit, Épicure identifie plaisir et bonheur. C’est pour cela qu’on nomme sa doctrine un hédonisme (hédonè, ἡδονή, est le mot grec qu’on traduit par plaisir). Il considère que le plaisir est le principe de la vie heureuse. C’en est donc le principe ou point de départ, ce qu’on peut entendre en plusieurs sens. D’abord, on peut l’entendre au sens temporel. Le bonheur commence par le plaisir. Dès lors, il faut comprendre que le désir est second par rapport au plaisir. Ensuite, on peut l’entendre au sens de la connaissance : c’est le plaisir qui nous permet de connaître en matière morale ce qui est bien et mal. Enfin, le plaisir peut s’entendre comme la vérité même en morale. Or, il n’est pas que principe en ce sens, il l’est aussi en tant que fin. Qu’est-ce à dire ?
Par fin il faut entendre l’objectif, le but (en grec télos, τέλος), mais d’un but qui n’est pas lui-même moyen d’un autre but, autrement dit c’est la fin dernière ou la fin ultime de la vie. Autrement dit, dans toute action, ce qui est visé, c’est le plaisir. Il n’accompagne pas l’action comme un simple accessoire comme le pensaient les Stoïciens si l’on pense à la conception de Sénèque dans La vie heureuse (De uita beata, ch. IX). Il est bien ce qui est visé par toute action, quels que soient les moyens mis en œuvre et quelle que soit la longueur de la série téléologique, c’est-à-dire de la série des moyens et des fins. Ce qui signifie donc que c’est le bonheur identifié au plaisir qui est pour Epicure la fin dernière ou la fin ultime. Or, comment le plaisir peut-il être à la fois principe et fin, autrement dit à l’origine et au terme de la vie morale ?
Épicure justifie sa thèse en énonçant à la première personne du pluriel que le plaisir a été reconnu dans sa doctrine comme le bien premier. On comprend d’une part qu’il est un bien et toujours un bien et qu’en tant que premier, les autres biens sont dérivés de lui. Il ajouter que c’est un bien « conforme à la nature » ce qu’on peut comprendre comme signifiant que sa manifestation est innée et indépendante de toute considération culturelle. C’est cette naturalité qui en fait un principe. On peut comprendre alors que le sentiment de plaisir est premier, c’est-à-dire qu’il y a d’abord du plaisir dans la vie ou pour le dire autrement que vivre est naturellement plaisir. Le désir, c’est-à-dire le mouvement par lequel le sujet chercher à retrouver ce qui lui manque, est second. Dès lors, le plaisir dont la présence est originelle peut être un principe de choix en ce sens que le sujet moral choisit ce qu’il escompte être un plaisir supplémentaire ou ce qui doit préserver le plaisir qu’il vit ; et de refus s’il s’agit d’éviter le contraire du plaisir, c’est-à-dire la douleur. Et il est bien la fin en ce sens que nous visons à le conserver ou à le rétablir dans le choix de tout bien second.
Cependant, le plaisir est parfois mauvais au sens de nuisible. Dès lors, comment le considérer comme un principe moral ?

Pour lever l’objection qu’on a toujours faite à l’hédonisme, notamment à celui que préconise Épicure, celui-ci explique que le fait que le plaisir soit le principe du choix n’implique pas qu’on le choisisse toujours ni qu’on refuse toujours la douleur. Mais, il ne s’agit pas de refuser un plaisir parce qu’il serait mauvais moralement, ni d’accepter une douleur parce qu’elle serait moralement bonne. Il s’agit de le faire au nom même du plaisir. Autrement dit, il faut considérer le motif du choix ou du refus.
En effet, la raison pour laquelle nous refusons certains plaisirs selon Épicure est d’abord le principe du plaisir. Les plaisirs refusés sont ceux dont on peut penser qu’ils amènent plus de souffrances encore que l’absence de leur satisfaction. Dès lors, permettre leur réalisation va à l’encontre du plaisir. C’est donc bien le principe du plaisir qui guide le refus de certains plaisirs. Il en va de même de la douleur. Elle est le mal. Mais il y a des douleurs qui sont suivis de plaisirs. Et Épicure ne parle pas de plaisirs sentis dans et par la douleur. Ce n’est pas un précurseur de Léopold Von Sacher-Masoch (1836-1885) ou un partisan du masochisme. Toujours est-il qu’il importe alors de ne pas refuser les douleurs lorsqu’elles sont suivies d’un plaisir. Le principe là encore est le plaisir et non un principe moral, devoir ou vertu.
En eux-mêmes soutient Épicure, les plaisirs ne sont pas mauvais, ce sont leurs conséquences. C’est dire que si les conséquences de certains plaisirs n’étaient pas mauvaises, c’est-à-dire si elles n’engendraient pas des souffrances, les plaisirs qu’on rejette devraient au contraire être recherchés. Pour prendre un exemple qu’Épicure ne pouvait connaître, on peut rejeter le plaisir de fumer du tabac justement parce que les inconvénients sont nombreux : toux, baisse du pouvoir respiratoire, cancer, etc. C’est donc au nom du plaisir qu’on les refuse. On comprend qu’Épicure dise que le plaisir pris sans ses conséquences est approprié à notre nature. C’est ce qu’il manifeste.
Reste alors à s’interroger sur ce qui peut permettre ce choix. Si le principe est le plaisir du choix est le plaisir, il ne paraît impossible de choisir autre chose et surtout la douleur. Il faut que ce soit plutôt l’esprit qui choisit. Dès lors, le principe de la vie heureuse, n’est-ce pas plutôt le jugement ?

En effet, Épicure introduit sous la forme d’une opposition ce qui doit permettre de déterminer ce qu’il faut faire. En effet, on pourrait dire que si c’est le plaisir le principe du choix, s’il faut choisir parfois des douleurs pour obtenir plaisir ou éviter par le choix du plaisir des douleurs plus grandes et si en tant que plaisir il est toujours un bien, comment opérer le choix. On peut alors penser que le bien suprême n’est pas le plaisir mais bien plutôt le jugement ou tout au moins qu’il réside en un certain jugement. Telle était la thèse des Stoïciens comme on la trouve notamment chez Sénèque dans son dialogue La vie heureuse (chapitre IX) où il critique la doctrine épicurienne de la vertu.
Il est clair que si le plaisir est le principe du choix, c’est l’esprit et l’esprit seul qui peut calculer dans quel cas il est possible de choisir des douleurs en vue du plaisir ou au contraire éviter certains plaisirs pour choisir de ne pas avoir ensuite une plus grande douleur. Il faut que l’esprit compare, ce qui suppose que tous les plaisirs et toutes les douleurs sont de même nature, autrement dit qu’un plaisir quel qu’il soit est l’équivalent d’un autre plaisir et de même pour la douleur. On comprend qu’en tant que plaisir nul plaisir n’est différent d’un autre. Là encore, c’est dans les conséquences qu’il y a une différence. Et seul l’esprit peut les connaître. Il faut qu’il évalue les avantages, c’est-à-dire tiennent compte de la durée, voire s’appuie sur des connaissances relatives aux effets des actions. Si donc le bon jugement n’est pas le bien suprême, c’est parce qu’il est le moyen d’obtenir le plaisir.
Pour justifier ce calcul relatif aux plaisirs et aux douleurs, Épicure avance que cela revient à traiter un bien comme un mal et inversement. En effet, selon sa doctrine, un plaisir est le bien et une douleur le mal. Or si on choisit une douleur on considère donc ce qui est mal comme un bien et inversement si on refuse un plaisir on le considère comme un mal. Or, cela paraît contradictoire. Mais Épicure précise qu’il s’agit de faire « comme si ». La locution conjonctive de subordination « comme si » signifie une certaine manière de traiter quelque chose qui implique qu’on ne considère pas la chose comme on la traite. Autrement dit, l’esprit traite le bien comme un mal tout en sachant que ce n’est pas un mal et surtout que c’est pour le bien. Ainsi en va-t-il des plaisirs qu’on refuse au nom des obligations juridiques ou morales. Il s’agit alors de préférer les règles qui nous permettent de vivre avec les autres sans conflits, condition du plaisir. Finalement, l’esprit se met au service du plaisir qui reste bien le principe et la fin de la vie heureuse.

En un mot, le problème était de savoir s’il est possible de faire du plaisir le fond du bonheur auquel tous les hommes aspirent étant entendu que certains plaisirs sont manifestement mauvais. On a donc vu comment Épicure, dans cet extrait de sa Lettre à Ménécée, après avoir posé que le plaisir est le fondement de la vie morale, rend compte du traitement différencié des plaisirs et des douleurs afin de vivre avec le plus de plaisir possible.
Il resterait toutefois à se demander si le plaisir est simplement un état ou bien s’il se situe plutôt dans l’action.



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