dimanche 4 octobre 2015

Textes sur le doute

Le doute est le sel de l’esprit : sans la pointe du doute, toutes les connaissances sont bientôt pourries. J’entends aussi bien les connaissances les mieux fondées et les plus raisonnables. Douter quand on s’aperçoit qu’on s’est trompé ou que l’on a été trompé, ce n’est pas difficile : je voudrais même dire que cela n’avance guère ; ce doute forcé est comme une violence qui nous est faite ; aussi c’est un doute triste : c’est un doute de faiblesse ; c’est un regret d’avoir cru, et une confiance trompée.
Le vrai c’est qu’il ne faut jamais croire, et qu’il faut examiner toujours. L’incrédulité n’a pas encore donné sa mesure.
Croire est agréable. C’est une ivresse dont il faut se priver. Ou alors dites adieu à liberté, à justice, à paix.
Alain, Propos.



Réserver ou suspendre notre jugement, cela consiste à décider de ne pas permettre à un jugement provisoire de devenir définitif. Un jugement provisoire est un jugement par lequel je me représente qu’il y a plus de raison pour la vérité d’une chose que contre sa vérité, mais que cependant ces raisons ne suffisent pas encore pour que je porte un jugement déterminant ou définitif par lequel je décide franchement de sa vérité. Le jugement provisoire est donc un jugement dont on a conscience qu’il est simplement problématique.
On peut suspendre le jugement à deux fins : soit en vue de chercher les raisons du jugement définitif, soit en vue de ne jamais juger. Dans le premier cas la suspension du jugement s’appelle critique (…) ; dans le second elle est sceptique (…). Car le sceptique renonce à tout jugement, le vrai philosophe au contraire suspend simplement le sien tant qu’il n’a pas de raisons suffisantes de tenir quelque chose pour vrai.
Kant, Logique (1800)




Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j’y ai faites ; car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu’elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde. Et toutefois, afin qu’on puisse juger si les fondements que j’ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint d’en parler. J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait fort incertaines, tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit ci-dessus ; mais, parce qu’alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout le contraire, et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute afin de voir s’il ne resterait point, après cela, quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait aucune chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer. Et parce qu’il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j’étais sujet à faillir, autant qu’aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour démonstrations. Et enfin, considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir, quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais, aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense, donc je suis, était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je cherchais.
Descartes, Discours de la méthode, Quatrième partie (1637)



Douter que l’on doute. — « Quel mol oreiller que le doute pour une tête bien faite ! » — ce mot de Montaigne a toujours exaspéré Pascal, car personne, justement n’avait autant que lui besoin d’un mol oreiller. À quoi cela tenait-il donc ?
Nietzsche, Aurore, 46
Remarque. La citation exacte est la suivante :
« Ô que c’est un doux et mol chevet, et sain, que l’ignorance et l’incuriosité, à reposer une teste bien faicte. » Montaigne, Essais, Livre III, XIII De l’expérience.




(47) Si, par la suite, quelque sceptique se trouvait dans le doute à l’égard de la première vérité elle-même et de toutes celles que nous déduirons, selon la norme, de cette première vérité, c’est, ou bien qu’il parlera contre sa conscience, ou bien nous avouerons qu’il y a des hommes dont l’esprit est complètement aveugle, qu’il le soit de naissance ou que les préjugés, c’est-à-dire quelque accident extérieur, l’aient rendu tel. En effet ils n’ont même pas conscience d’eux-mêmes : s’ils affirment quelque chose ou doutent de quelque chose, ils ne savent pas qu’ils affirment ou qu’ils doutent ; ils disent qu’ils ne savent rien, et cela même qu’ils ne savent rien, ils déclarent l’ignorer ; encore ne le disent-ils pas sans restriction, car ils craignent de s’avouer existants, alors qu’ils ne savent rien, si bien qu’il leur faut enfin garder le silence pour être sûrs de ne rien admettre qui ait senteur de vérité. (48) Il faut, en définitive, s’abstenir de parler de sciences avec eux (car pour ce qui concerne l’usage de la vie et de la société, la nécessité les oblige à admettre leur propre existence, à chercher ce qui leur est utile, à affirmer et à nier sous serment bien des choses). Leur prouve-t-on quelque chose, en effet, ils ne savent si l’argumentation est probante ou défectueuse. S’ils nient, concèdent, ou opposent une objection, ils ne savent qu’ils nient, concèdent, ou opposent une objection ; il faut donc les considérer comme des automates entièrement privés de pensée. (…)
(77) Voilà pour l’idée fausse ; il nous reste à étudier l’Idée Douteuse, c’est-à-dire à chercher en quoi consiste ce qui peut nous conduire au doute et, en même temps, comment le doute est levé. Je parle du doute véritable dans l’esprit et non de ce doute qui se rencontre maintes fois : à savoir quand, par le langage, on prétend douter, bien que l’esprit ne doute pas ; ce n’est pas à la Méthode qu’il appartient de corriger ce doute, cela rentre plutôt dans l’étude de l’obstination et de son traitement. (78) Il n’y a pas dans l’âme, disons-nous donc, de doute dû à la chose même dont on doute, c’est-à-dire s’il n’y avait dans l’âme qu’une seule idée, qu’elle fût vraie ou fausse, il n’y aurait place pour aucun doute et pour aucune certitude ; il n’y aurait qu’une sensation de telle ou telle sorte. Car cette idée n’est en soi rien de plus qu’une sensation de telle ou telle sorte, mais le doute se forme par le moyen d’une autre idée qui n’est pas si claire et distincte qu’on en puisse rien conclure de certain à l’égard de la chose dont on doute, c’est-à-dire que l’idée qui nous incline au doute n’est pas claire et distincte. Par exemple quelqu’un qui n'a jamais eu la pensée occupée de l’illusion des sens — si elle vient de l’expérience ou a une autre origine — ne doutera jamais si le soleil est plus grand ou plus petit qu’il ne paraît. C’est ainsi que les paysans s’étonnent maintes fois, quand ils entendent dire que le soleil est beaucoup plus grand que le globe terrestre ; mais le doute prend naissance en pensant à l’illusion des sens, et si, après avoir douté, on parvient à la connaissance vraie des sens et de la façon dont, par leurs organes, les choses sont représentées à distance, alors le doute sera de nouveau levé.
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, 47, 48 et 77, 78 (inachevé et posthume, 1677)





§ 66 – Je fais, concernant la réalité, des affirmations qui correspondent à des degrés différents d’assurance. (…)
§ 114 – Celui qui n’est certain d’aucun fait, il ne peut non plus être certain du sens de ses mots.
§ 115 – Celui qui voudrait douter de tout n’arriverait jamais au doute. Le jeu de douter présuppose lui-même la certitude. (p.46)
§ 122 – Pour douter, ne faut-il pas des raisons ? (p.48)
§ 123 – Où que je me tourne, je ne trouve pas de raisons de douter que… (p.48)
§ 150 – Comment est-ce que quelqu’un juge quelle est sa main droite et qu’elle est sa main gauche ? Comment est-ce que je sais que mon jugement s’accordera avec celui d’un autre ? Comment est-ce que je sais que cette couleur est bleue ? Si dans ces cas je ne me fais pas confiance, pourquoi devrais-je faire confiance au jugement d’autrui ? Y a-t-il un pourquoi ? Ne dois-je pas commencer quelque part à faire confiance ? C’est-à-dire, quelque part je dois commencer à ne pas douter. Et cela n’est pas, pour ainsi dire, précipité mais excusable ; cela fait partie de l’acte de juger. (p.55)
§ 163 – Arrive-t-il jamais à quelqu’un de vérifier que cette table existe toujours lorsque personne ne lui prête attention ?
Nous vérifions l’histoire de Napoléon, mais non si tous les comptes-rendus le concernant reposent sur des illusions sensorielles, des falsifications de documents ou autres choses du genre. Car lorsque nous vérifions quoi que ce soit, nous présupposons déjà quelque chose que nous ne vérifions pas. (…) (pp.58-59)
§ 164 – La vérification n’a-t-elle pas de fin ? (p.59)
§ 253 – Au fondement de la croyance bien fondée est une croyance non fondée.
§ 282. Je ne peux pas dire que j’ai de bonnes raisons en faveur de l’opinion que les chats ne poussent pas sur les arbres ou de celle que j’ai eu un père et une mère.
Si quelqu’un en doute – comment cela a-t-il bien pu se produire ? Est-ce dès le début qu’il n'aurait jamais cru avoir de parents ? Mais est-ce concevable, à moins qu’on le lui ait appris ?
§ 291. Nous savons que la terre est ronde. Nous nous sommes définitivement convaincus qu’elle est ronde.
Nous persévérerons dans cette opinion à moins que change toute l’idée que nous nous faisons de la nature.
« Comment le sais-tu ? » – Je le crois.
§ 341 – C’est-à-dire : les questions que nous posons et nos doutes reposent sur le fait que certaines propositions sont soustraites au doute – sont, pour ainsi dire, comme des gonds sur lesquels tournent nos questions et nos doutes.
§ 342 – C’est-à-dire : il appartient à la logique de nos investigations scientifiques que certaines choses ne soient en fait pas mises en doute.
§ 343 – Mais cela ne revient pas à dire que nous ne pouvons pas tout vérifier et sommes obligés de nous contenter de présuppositions. Si je veux que la porte tourne, il faut que les gonds soient fixes. (p.98)
§ 344 – Ma vie consiste en ce qu’il y a beaucoup de choses que je me contente d’accepter. (p.98)
§ 450 – (…) Un doute qui mettrait tout en doute ne serait pas un doute. (p.128)
§ 454 – Il y a des cas où le doute n’est pas raisonnable, mais il y en a d’autres où il semble logiquement impossible. Et il ne semble pas y avoir de frontière nette entre les deux. (p.129)
§ 459 – Si le marchand voulait examiner chacune des pommes sans raison, pour être sûr de son fait, pourquoi ne lui faudrait-il pas (alors) examiner l’examen lui-même ?  (…) (p.129)
Ludwig Wittgenstein, De la certitude (notes inachevées de 1949-1951), traduction de l’allemand de Danièle Moyal-Sharrock, Paris, éditions Gallimard, 2006


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire