Le doute est le sel de l’esprit : sans la
pointe du doute, toutes les connaissances sont bientôt pourries. J’entends
aussi bien les connaissances les mieux fondées et les plus raisonnables. Douter
quand on s’aperçoit qu’on s’est trompé ou que l’on a été trompé, ce n’est pas
difficile : je voudrais même dire que cela n’avance guère ; ce doute
forcé est comme une violence qui nous est faite ; aussi c’est un doute
triste : c’est un doute de faiblesse ; c’est un regret d’avoir cru,
et une confiance trompée.
Le vrai c’est qu’il ne faut jamais croire, et qu’il
faut examiner toujours. L’incrédulité n’a pas encore donné sa mesure.
Croire est agréable. C’est une ivresse dont il faut
se priver. Ou alors dites adieu à liberté, à justice, à paix.
Alain, Propos.
Réserver ou
suspendre notre jugement, cela consiste à décider de ne pas permettre à un
jugement provisoire de devenir définitif. Un jugement provisoire est un
jugement par lequel je me représente qu’il y a plus de raison pour la vérité
d’une chose que contre sa vérité, mais que cependant ces raisons ne suffisent
pas encore pour que je porte un jugement déterminant ou définitif par lequel je
décide franchement de sa vérité. Le jugement provisoire est donc un jugement
dont on a conscience qu’il est simplement problématique.
On peut
suspendre le jugement à deux fins : soit en vue de chercher les raisons du
jugement définitif, soit en vue de ne jamais juger. Dans le premier cas la
suspension du jugement s’appelle critique (…) ; dans le second elle est
sceptique (…). Car le sceptique renonce à tout jugement, le vrai philosophe au
contraire suspend simplement le sien tant qu’il n’a pas de raisons suffisantes
de tenir quelque chose pour vrai.
Kant, Logique (1800)
Je ne sais si
je dois vous entretenir des premières méditations que j’y ai faites ; car
elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu’elles ne seront peut-être
pas au goût de tout le monde. Et toutefois, afin qu’on puisse juger si les
fondements que j’ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon
contraint d’en parler. J’avais dès longtemps remarqué que, pour les mœurs, il
est besoin quelquefois de suivre des opinions qu’on sait fort incertaines, tout
de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu’il a été dit
ci-dessus ; mais, parce qu’alors je désirais vaquer seulement à la
recherche de la vérité, je pensai qu’il fallait que je fisse tout le contraire,
et que je rejetasse, comme absolument faux, tout ce en quoi je pourrais
imaginer le moindre doute afin de voir s’il ne resterait point, après cela,
quelque chose en ma créance, qui fût entièrement indubitable. Ainsi, à cause
que nos sens nous trompent quelquefois, je voulus supposer qu’il n’y avait
aucune chose qui fût telle qu’ils nous la font imaginer. Et parce qu’il y a des
hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières
de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j’étais sujet à faillir,
autant qu’aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j’avais
prises auparavant pour démonstrations. Et enfin, considérant que toutes les
mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir, quand
nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me
résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais entrées en
l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes. Mais,
aussitôt après, je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout
était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque
chose. Et remarquant que cette vérité :
je pense, donc je suis, était si
ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des
sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la
recevoir, sans scrupule, pour le premier principe de la philosophie que je
cherchais.
Descartes, Discours de la méthode, Quatrième partie (1637)
Douter que l’on doute. — « Quel mol oreiller que le doute pour
une tête bien faite ! » — ce mot de Montaigne a toujours exaspéré
Pascal, car personne, justement n’avait autant que lui besoin d’un mol
oreiller. À quoi cela tenait-il donc ?
Nietzsche, Aurore, 46
Remarque.
La citation exacte est la suivante :
« Ô
que c’est un doux et mol chevet, et sain, que l’ignorance et l’incuriosité, à
reposer une teste bien faicte. » Montaigne,
Essais, Livre III, XIII De
l’expérience.
(47) Si, par
la suite, quelque sceptique se trouvait dans le doute à l’égard de la première
vérité elle-même et de toutes celles que nous déduirons, selon la norme, de
cette première vérité, c’est, ou bien qu’il parlera contre sa conscience, ou
bien nous avouerons qu’il y a des hommes dont l’esprit est complètement
aveugle, qu’il le soit de naissance ou que les préjugés, c’est-à-dire quelque
accident extérieur, l’aient rendu tel. En effet ils n’ont même pas conscience d’eux-mêmes :
s’ils affirment quelque chose ou doutent de quelque chose, ils ne savent pas qu’ils
affirment ou qu’ils doutent ; ils disent qu’ils ne savent rien, et cela
même qu’ils ne savent rien, ils déclarent l’ignorer ; encore ne le
disent-ils pas sans restriction, car ils craignent de s’avouer existants, alors
qu’ils ne savent rien, si bien qu’il leur faut enfin garder le silence pour
être sûrs de ne rien admettre qui ait senteur de vérité. (48) Il faut, en
définitive, s’abstenir de parler de sciences avec eux (car pour ce qui concerne
l’usage de la vie et de la société, la nécessité les oblige à admettre leur
propre existence, à chercher ce qui leur est utile, à affirmer et à nier sous
serment bien des choses). Leur prouve-t-on quelque chose, en effet, ils ne
savent si l’argumentation est probante ou défectueuse. S’ils nient, concèdent,
ou opposent une objection, ils ne savent qu’ils nient, concèdent, ou opposent
une objection ; il faut donc les considérer comme des automates entièrement
privés de pensée. (…)
(77) Voilà
pour l’idée fausse ; il nous reste à étudier l’Idée Douteuse, c’est-à-dire
à chercher en quoi consiste ce qui peut nous conduire au doute et, en même
temps, comment le doute est levé. Je parle du doute véritable dans l’esprit et
non de ce doute qui se rencontre maintes fois : à savoir quand, par le
langage, on prétend douter, bien que l’esprit ne doute pas ; ce n’est pas
à la Méthode qu’il appartient de corriger ce doute, cela rentre plutôt dans l’étude
de l’obstination et de son traitement. (78) Il n’y a pas dans l’âme,
disons-nous donc, de doute dû à la chose même dont on doute, c’est-à-dire s’il
n’y avait dans l’âme qu’une seule idée, qu’elle fût vraie ou fausse, il n’y
aurait place pour aucun doute et pour aucune certitude ; il n’y aurait qu’une
sensation de telle ou telle sorte. Car cette idée n’est en soi rien de plus qu’une
sensation de telle ou telle sorte, mais le doute se forme par le moyen d’une
autre idée qui n’est pas si claire et distincte qu’on en puisse rien conclure
de certain à l’égard de la chose dont on doute, c’est-à-dire que l’idée qui
nous incline au doute n’est pas claire et distincte. Par exemple quelqu’un qui
n'a jamais eu la pensée occupée de l’illusion des sens — si elle vient de l’expérience
ou a une autre origine — ne doutera jamais si le soleil est plus grand ou plus
petit qu’il ne paraît. C’est ainsi que les paysans s’étonnent maintes fois,
quand ils entendent dire que le soleil est beaucoup plus grand que le globe
terrestre ; mais le doute prend naissance en pensant à l’illusion des
sens, et si, après avoir douté, on parvient à la connaissance vraie des sens et
de la façon dont, par leurs organes, les choses sont représentées à distance,
alors le doute sera de nouveau levé.
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, 47, 48 et 77, 78 (inachevé
et posthume, 1677)
§ 66 – Je fais, concernant la
réalité, des affirmations qui correspondent à des degrés différents
d’assurance. (…)
§ 114 – Celui qui n’est certain
d’aucun fait, il ne peut non plus être certain du sens de ses mots.
§ 115 – Celui qui voudrait douter
de tout n’arriverait jamais au doute. Le jeu de douter présuppose lui-même la
certitude. (p.46)
§ 122 – Pour douter, ne faut-il
pas des raisons ? (p.48)
§ 123 – Où que je me tourne, je
ne trouve pas de raisons de douter que… (p.48)
§ 150 – Comment est-ce que
quelqu’un juge quelle est sa main droite et qu’elle est sa main gauche ?
Comment est-ce que je sais que mon jugement s’accordera avec celui d’un
autre ? Comment est-ce que je sais que cette couleur est bleue ? Si
dans ces cas je ne me fais pas confiance, pourquoi devrais-je faire confiance
au jugement d’autrui ? Y a-t-il un pourquoi ? Ne dois-je pas
commencer quelque part à faire confiance ? C’est-à-dire, quelque part je
dois commencer à ne pas douter. Et cela n’est pas, pour ainsi dire, précipité
mais excusable ; cela fait partie de l’acte de juger. (p.55)
§ 163 – Arrive-t-il jamais à
quelqu’un de vérifier que cette table existe toujours lorsque personne ne lui
prête attention ?
Nous vérifions l’histoire de
Napoléon, mais non si tous les comptes-rendus le concernant reposent sur des
illusions sensorielles, des falsifications de documents ou autres choses du
genre. Car lorsque nous vérifions quoi que ce soit, nous présupposons déjà
quelque chose que nous ne vérifions pas. (…) (pp.58-59)
§ 164 – La vérification
n’a-t-elle pas de fin ? (p.59)
§ 253 – Au fondement de la
croyance bien fondée est une croyance non fondée.
§ 282. Je ne peux pas dire que
j’ai de bonnes raisons en faveur de l’opinion que les chats ne poussent pas sur
les arbres ou de celle que j’ai eu un père et une mère.
Si quelqu’un en doute – comment
cela a-t-il bien pu se produire ? Est-ce dès le début qu’il n'aurait
jamais cru avoir de parents ? Mais est-ce concevable, à moins qu’on le lui
ait appris ?
§ 291. Nous savons que la terre
est ronde. Nous nous sommes définitivement convaincus qu’elle est ronde.
Nous persévérerons dans cette
opinion à moins que change toute l’idée que nous nous faisons de la nature.
« Comment le
sais-tu ? » – Je le crois.
§ 341 – C’est-à-dire : les
questions que nous posons et nos doutes reposent sur le fait que certaines
propositions sont soustraites au doute – sont, pour ainsi dire, comme des gonds
sur lesquels tournent nos questions et nos doutes.
§ 342 – C’est-à-dire : il
appartient à la logique de nos investigations scientifiques que certaines
choses ne soient en fait pas mises en doute.
§ 343 – Mais cela ne revient pas
à dire que nous ne pouvons pas tout vérifier et sommes obligés de nous
contenter de présuppositions. Si je veux que la porte tourne, il faut que les
gonds soient fixes. (p.98)
§ 344 – Ma vie consiste en ce qu’il y a beaucoup de choses
que je me contente d’accepter. (p.98)
§ 450 – (…) Un doute qui mettrait tout en doute ne serait
pas un doute. (p.128)
§ 454 – Il y a des cas où le doute n’est pas raisonnable,
mais il y en a d’autres où il semble logiquement impossible. Et il ne semble
pas y avoir de frontière nette entre les deux. (p.129)
§ 459 – Si le marchand voulait examiner chacune des pommes
sans raison, pour être sûr de son fait, pourquoi ne lui faudrait-il pas (alors)
examiner l’examen lui-même ? (…)
(p.129)
Ludwig Wittgenstein, De la certitude (notes inachevées de 1949-1951), traduction de
l’allemand de Danièle Moyal-Sharrock, Paris, éditions Gallimard, 2006
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